“Nous répétons dans l’ancien garage de la rue Borrens.” (et autres notes)

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Opéra

“Nous répétons dans l’ancien garage de la rue Borrens.” (et autres notes)

Le 22 Jan 2016
Katia Kabanova, de Léos Janacek, mise en scène Philippe Sireuil, direction musicale Sylvain Cambreling, Théâtre Royal de La Monnaie, 1983. Photo © Paul Versele
Katia Kabanova, de Léos Janacek, mise en scène Philippe Sireuil, direction musicale Sylvain Cambreling, Théâtre Royal de La Monnaie, 1983. Photo © Paul Versele
Katia Kabanova, de Léos Janacek, mise en scène Philippe Sireuil, direction musicale Sylvain Cambreling, Théâtre Royal de La Monnaie, 1983. Photo © Paul Versele
Katia Kabanova, de Léos Janacek, mise en scène Philippe Sireuil, direction musicale Sylvain Cambreling, Théâtre Royal de La Monnaie, 1983. Photo © Paul Versele
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- NOUS TRAVAILLONS BEAUCOUP SUR KATIA KABANOVA et nous sen­tons assez rapi­de­ment s’im­pos­er l’idée d’un grand miroir qu’on tra­verse, idéal, prop­ice, nous sem­ble-t-il, à matéri­alis­er un peu de ces regards que tou­jours Katia sent peser sur elle, pro­pre aus­si à sus­citer les con­no­ta­tions imag­i­naires de « l’autre scène », celle du désir, lorsque, comme il se doit dans la tra­di­tion, on en vient à le franchir. Bien­tôt Katia enfant, ce refuge sou­vent évo­qué par Katia adulte, fera son appari­tion dans l’e­space scénique amenant avec elle le rap­port priv­ilégié que le per­son­nage entre­tient avec la musique. Après avoir renon­cé à une pre­mière esquisse de décor faite d’un sol val­lon­né, d’un cyclo et d’une toile peinte en guise de rideau, nous avançons à grands pas vers les encadrements et les grandes pho­togra­phies qui vont don­ner sa fig­ure sin­gulière à notre espace scénique et à notre point de vue dra­maturgique : entre deux pho­togra­phies de Katia enfant, le fil d’une vie et de sa mort. Entre deux instants du regard, le temps du trag­ique.

À chaque étape, nous véri­fions le bien-fondé de ce con­stat : c’en est fini de ces scéno­gra­phies illus­tra­tives dont la seule néces­sité rel­e­vait sou­vent d’im­pérat­ifs engen­drés par les côtés les plus cir­con­stan­ciels du livret. Une œuvre est d’abord un tis­su sym­bol­ique, irré­ductible à l’his­to­ri­ette, où du réel advient par le biais de la con­ven­tion et de la règle. La mon­ter con­siste à trou­ver les formes dra­maturgiques et scéno­graphiques où les com­porte­ments des per­son­nages puis­sent être perçus non comme les actes de la vie représen­tés sur scène, mais comme un ensem­ble de rap­ports humains engen­drés dans la logique d’un appareil théâ­tral et d’un dis­posi­tif d’écri­t­ure, por­teur par ce détour — et par ce détour seule­ment — d’une vérité intel­lectuelle et sen­si­ble.

- DU PUBLIC. Il est des manières de par­ler de la rela­tion au pub­lic qui sont régres­sives et d’autres qui aident à cern­er de nou­velles ques­tions pro­duc­tives au plan de la réflex­ion théorique et déter­mi­nantes pour l’orientation de la pra­tique. Lorsqu’on est amené à met­tre en cause le sché­ma de « la prise de con­science au théâtre », c’est parce que cette manière de décrire la rela­tion au spec­ta­teur est dev­enue totale­ment rhé­torique (ce qui n’exclut pas qu’elle ait pu avoir une effi­cac­ité à un moment (his­torique) don­né, notam­ment pour rompre avec la pri­vati­sa­tion du théâtre et sa “culi­nar­ité”). Aujourd’hui, elle obscurcit un prob­lème sous cou­vert de l’éclairer. On peut définir la rela­tion au pub­lic à tra­vers la notion de prise de con­science. On peut aus­si la définir à par­tir de celle de tra­vail. Dans la prise de con­science, un indi­vidu déter­miné fait retour sur lui-même et se res­saisit dans des déter­mi­na­tions nou­velles. Avant la stim­u­la­tion théâ­trale, la qua­si obscu­rité ; après elle, le chemin vers la lumière. Il y a là comme une mytholo­gie du dévoile­ment. Il faut pren­dre garde au fait que dans prise de con­science, il y a con­science, ce lieu piégé d’une imag­i­naire unité de l’individu. D’une manière plus matéri­al­iste, la notion de tra­vail met en jeu non plus le regard d’un indi­vidu sur son pro­pre chem­ine­ment, mais désigne le rap­port objec­tif d’une dou­ble résis­tance, celle du spec­ta­teur et celle du spec­ta­cle : celle du spec­ta­teur con­sid­éré non plus comme une con­science, mais comme le lieu d’un ensem­ble de con­tra­dic­tions à la fois sociales et indi­vidu­elles ; celle du spec­ta­cle conçu non plus comme sens pré­for­mé qu’un spec­ta­teur se réap­pro­prie en toute (re)connaissance de cause à tra­vers une con­créti­sa­tion par la représen­ta­tion, mais comme ensem­ble de signes étagés, dis­con­ti­nus et dialec­tique­ment liés, ensem­ble de signes en tous cas irré­ductibles à la claire énon­ci­a­tion d’un sig­nifié total­isa­teur. La prise de con­science sup­pose que les effets de sens d’une pra­tique fusion­nent en un sig­nifié ultime qui con­stitue pré­cisé­ment le point de départ d’une trans­for­ma­tion sup­posée de celui qui prend con­science. Le pas­sage de l’ombre à la lumière est là : dans l’énoncé d’une vérité enfin recon­nue comme telle. La notion de tra­vail, elle, s’accompagne de celle, com­plé­men­taire, de dis­per­sion du sens, elle fait fonc­tion­ner divers niveaux de matéri­al­ité et de réal­ité sans les rabat­tre les uns sur les autres, elle implique un maniement dialec­tique des signes qui inter­dit la ras­sur­ante reprise d’un sens glob­al facile à énon­cer.

- LE TRAVAIL DE RÉPÉTITION DE KATIA KABANOVA a été pré­paré de longue date par les réu­nions avec Cam­brel­ing et Vit­toz. L’hypothèse de départ, y com­pris pour la scéno­gra­phie, est qu’on ne renou­vellera pas l’œuvre si on fait acte de soumis­sion aux don­nées anec­do­tiques de l’intrigue. Nous avons cher­ché un biais qui sauve­g­arde la prob­lé­ma­tique fon­da­men­tale de l’œuvre (l’opposition du désir et de la loi) et la dégage de tout vérisme. L’option non réal­iste décon­certe un peu les chanteurs. Il faut leur expli­quer l’abandon de l’option « drame paysan », le déplace­ment de l’œuvre vers un univers plus sym­bol­ique que réal­iste. Eux, ils auraient voulu retrou­ver la Vol­ga et l’église au milieu du vil­lage. L’embarras ne dure pas. La dynamique de répéti­tion imposée par Philippe Sireuil et la pré­ci­sion de ses deman­des dans le jeu dis­sipent les doutes. De plus, Cam­brel­ing appuie fer­me­ment notre con­cep­tion, et on sait le poids du mae­stro dans le monde de l’opéra. L’enthousiasme est vite présent. Même la petite Alice P. (9 ans), qui a été engagée pour une fig­u­ra­tion non prévue dans le livret (elle joue Katia enfant) sem­ble sub­juguée. En tous cas, elle n’a aucune peine à se met­tre au dia­pa­son.

- NOUS RÉPÉTONS DANS L’ANCIEN GARAGE DE LA RUE BORRENS amé­nagé plus ou moins som­maire­ment. Peu d’éléments réels de décor, nous affron­tons l’ingratitude des salles de répéti­tion quand tout manque encore. On s’efforce d’imaginer ce que ça don­nera avec cos­tumes, lumière, orchestre et chanteurs qui chantent : c’est la loi du genre. Par­fois un chanteur donne de la voix, c’est un coup de baguette mag­ique dans la gri­saille, la féerie est là, l’extrême dénue­ment n’a plus d’importance, la voix à elle seule est un palais plus somptueux que le plus coû­teux des décors. Nous apprenons très vite qu’à cer­tains égards, l’opéra est le con­traire du théâtre. Au théâtre, les grands morceaux de bravoure sont dif­fi­ciles à met­tre en scène, il faut aider le comé­di­en à sor­tir son inter­pré­ta­tion des sen­tiers bat­tus. À l’opéra, c’est un peu le con­traire. Une fois amenée la néces­sité dra­maturgique qui aboutit à l’aria, une fois le chanteur posi­tion­né sur le plateau, tout se joue sans que le met­teur en scène n’ait de grandes pos­si­bil­ités d’action.

- LES NOSTALGIQUES DU FOLKLORE TCHÈQUE n’ont pas aimé. Les autres sem­blent appréci­er ce qu’ils enten­dent et ce qu’ils voient. Un soir, j’ai assisté à une représen­ta­tion dans la salle. Un type d’une cinquan­taine d’années, assis à côté de moi, a roupil­lé pen­dant tout le spec­ta­cle. Il s’est réveil­lé à la fin pour applaudir fréné­tique­ment. Quand il se com­porte ain­si, le spec­ta­teur est une bête que je red­oute et que je n’aime pas.

 

Retrouvez les autres extraits d'"Accents toniques" publiés sur le blog d'Alternatives théâtrales : 

Le théâtre de consommation culturelle (note de décembre 2015)
Écrire ? et autres notes (notes non datées des années 90)

Alternatives théâtrales n°20-21 (décembre 1984)
Sur ses années passées à La Monnaie, Jean-Marie Piemme a écrit plusieurs textes publiés dans le recueil "Le souffleur inquiet", Alternatives théâtrales 20-21 (décembre 1984), réédité en 2012 par Espace Nord.
Le site officiel de Jean-Marie Piemme
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HS21 - Accents toniques
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Jean-Marie Piemme
Auteur, dramaturge. www.jeanmariepiemme.bePlus d'info
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