Cachalot viral

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Théâtre

Cachalot viral

Le 26 Fév 2016
Photo © Captain Boomer, whale beaching, Antwerp.
Photo © Captain Boomer, whale beaching, Antwerp.
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16 novem­bre.

Résul­tat du vote d’ « À vous de choisir » : Moby Dick a gag­né.

Je n’ai pas voté pour cette pièce. Je n’ai jamais lu le livre d’Her­man Melville. A pri­ori je ne suis pas très « romans d’aven­ture du 19e siè­cle ». Mais j’aime beau­coup Orson Welles, ses plans hyper­graphiques, son noir et blanc par­fait, son rap­port à la fic­tion. Et j’aime les défis.


C’est main­tenant la course con­tre la mon­tre. La pre­mière est le 17 jan­vi­er.

La pièce est en anglais. J’es­saye de la lire mais je bute sur le reg­istre de langue beau­coup trop soutenu et poé­tique pour moi. J’at­tendrai la tra­duc­tion française.

Les ate­liers de con­struc­tion du théâtre de Liège s’at­ten­dent à ce que je leur remette des plans de con­struc­tion dès le lende­main des votes …

Hyper­ven­ti­la­tion : je me dis que ça va être impos­si­ble, en si peu de temps, avec une pièce non traduite, une dis­tri­b­u­tion à faire, une quin­zaine de per­son­nes sur scène, un texte si mythique.

Et puis je me rends à l’év­i­dence : c’est exacte­ment l’his­toire décrite dans Moby Dick : une vaine et impos­si­ble chas­se.

Il faut le pren­dre comme un défi, un proces­sus exci­tant et ne pas trans­pos­er les exi­gences d’un spec­ta­cle « nor­mal ». Ne pas essay­er de réus­sir. Il faut se laiss­er aller à l’e­uphorie de la fab­ri­ca­tion d’une aven­ture. Comme quand on con­stru­it des cabanes dans la forêt avec ses copains.
Les pal­pi­ta­tions car­diaques ont dimin­ué, je com­mence à faire des recherch­es icono­graphiques et regarde toutes les ver­sions ciné­matographiques exis­tantes.

La baleine, et la mer me parais­sent être les prin­ci­paux défis à résoudre pour per­me­t­tre de racon­ter l’his­toire. Mais com­ment représen­ter ce foutu cachalot ?

Je repense à la tétralo­gie de Wag­n­er, et à l’af­faire du drag­on.  Fafn­er est un élé­ment cru­cial de la nar­ra­tion : un géant qui a pris l’ap­parence d’un très méchant drag­on. C’est ce que le spec­ta­teur attend : « com­ment ont-ils résolu cet épineux prob­lème de drag­on ? » Dans mon sou­venir c’est presque tou­jours râté, ridicule, kitsch, pas du tout effrayant.

Je regarde toutes les vidéos pos­si­bles de Siegfried de Wag­n­er avec l’e­spoir de trou­ver une astuce de traite­ment qui per­me­t­trait d’évo­quer le gigan­tesque, l’an­i­mal, le vivant, le ter­ri­fi­ant mais rien ne me sem­ble sat­is­faisant. Il faudrait défini­tive­ment un vrai cachalot.

Je cherche sans trop y croire sur google « vrai cachalot » et là : le cadeau du ciel !

Presque trop beau pour être vrai. Je tombe sur une baleine hyper­réal­iste échelle 1, fab­riquée pour un col­lec­tif d’artistes-activistes anver­sois : « Cap­tain Boomer ». Une baleine qu’ils échouent sur dif­férentes plages d’Eu­rope sans jamais révéler si elle est vraie ou fausse.

Photo © Captain Boomer, whale beaching, Antwerp.
Pho­to © Cap­tain Boomer, whale beach­ing, Antwerp.

C’est une évi­dence.

J’aime l’idée que cette baleine ne s’en sorte finale­ment pas vivante, même si ce n’est pas exacte­ment l’idée d’Her­man Melville. Pour moi c’est un pas de plus dans la van­ité totale de cette quête : un élé­ment hyper­réal­iste qui rat­trape la fic­tion du réc­it.

Après en avoir dis­cuté avec l’équipe, je con­tacte le col­lec­tif qui accepte de nous louer la baleine pour notre spec­ta­cle, à la seule con­di­tion que nous n’u­til­i­sions pas la baleine pour faire de la pub­lic­ité. Je suis hyper soulagée.

Une telle baleine sur scène con­traint d’une telle manière que l’e­space de jeu et son organ­i­sa­tion en devi­en­nent assez implicites. Il faut com­mencer par la fin. Ce gigan­tesque cadavre implique une déci­sion dra­maturgique de taille : nous com­mencerons le réc­it après le naufrage du Pequod, comme une recon­sti­tu­tion.

Reste main­tenant à trou­ver com­ment faire ren­tr­er cette baleine dans le théâtre. Con­stru­ite en un morceau, la baleine fait quinze mètres cinquante de long et deux mètres soix­ante de large et la porte d’ac­cès au plateau du ruti­lant nou­veau Théâtre de Liège… deux mètres quar­ante !

Quelques réu­nions d’ex­perts gru­tiers, direc­trice tech­nique, con­struc­trice et tech­ni­ciens plus tard, nous voici au jour J de la livrai­son du cachalot. La place du XX Août est blo­quée, les badauds sont nom­breux sous un beau soleil d’hiv­er pour admir­er le spec­ta­cle : sus­pendue en l’air par les griffes de la grue d’un gigan­tesque camion décou­vert, la bête est douce­ment intro­duite, tournée, glis­sée et déposée sur le plateau du théâtre. Au cen­timètre près. Mirac­uleuse­ment !

Soulage­ment général.

La journée se passe. Le soir venu je me con­necte aux réseaux soci­aux. Un homme a posté une pho­to de la baleine sur l’au­toroute, réal­isée pen­dant qu’il con­dui­sait, avec comme com­men­taire « j’au­rai vrai­ment tout dépassé dans ma vie ». Notre cachalot est devenu viral. Tous les médias s’emparent des images et y vont de com­men­taires les plus loufo­ques. C’est le véri­ta­ble buzz. Dans les boulan­geries lié­geois­es, on ne par­le que d’« un cachalot mort qui a été trans­porté sur un camion pour une pièce de théâtre ». Je suis mal à l’aise vis-à-vis du col­lec­tif Cap­tain Boomer, à qui j’ai promis de ne pas utilis­er le cachalot pour la comm mais je n’y peux stricte­ment rien ! La fic­tion a rat­trapé la réal­ité. Et les ventes de bil­lets ont explosé…

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