Le théâtre de consommation culturelle

Annonce

Le théâtre de consommation culturelle

Le 7 Jan 2016
Jean-Marie Piemme (© Alice Piemme)
Jean-Marie Piemme (© Alice Piemme)
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minitieux, offrez-nous un café ☕

Le théâtre de con­som­ma­tion cul­turelle se sat­is­fait vite de la presta­tion « Cana­da dry » qui, selon sa pub­lic­ité, ressem­blait à de l’alcool, mais n’était pas de l’alcool. La con­som­ma­tion cul­turelle aime le sim­ili : cela ressem­ble à une démarche artis­tique, mais ce n’est pas une démarche artis­tique. C’est un surf habile sur les vagues du goût moyen, un pro­duit attrac­t­if sen­sé sat­is­faire une attente bien dis­posée que l’exigence artis­tique ne taraude pas. Le théâtre de con­som­ma­tion cul­turelle est un théâtre paresseux. Il est paresseux à la façon de ces élèves doués qui pour­raient faire des étin­celles, s’ils le voulaient, mais se sat­is­font d’une note présentable, une note en tout cas qui n’indisposera pas les par­ents. C’est qu’il y a sou­vent un immense tal­ent dans le théâtre de con­som­ma­tion cul­turelle. Le théâtre de con­som­ma­tion cul­turelle aime les valeurs sûres, le reçu, le canon­ique, le déjà digéré, les grands noms, les grandes répu­ta­tions. Des grecs à Shake­speare, de Molière à Tchekhov, de Goldoni à Ibsen : les œuvres de haute qual­ité ne man­quent pas, dieu mer­ci. Deux-mille cinq cent ans de théâtre ont accu­mulé des joy­aux dans les caves de la cul­ture. La qual­ité des propo­si­tions textuelles peut facile­ment être assurée. Mais le théâtre de con­som­ma­tion cul­turelle a pour voca­tion moins d’interroger cette qual­ité, d’explorer la réson­nance de celle-ci dans un monde changé, dans une his­toric­ité qui bouge, de la met­tre en rap­port avec notre moment his­torique, que de trans­former sa puis­sance de vision en marchan­dise cul­turelle. Le pub­lic est ain­si assim­ilé à un ensem­ble de clients qui aiment les place­ments artis­tiques sûrs et ne souhait­ent pas acheter un chat dans un sac.

Cet appétit du recon­nu peut le cas échéant se com­pléter d’un recours à quelques grands noms d’acteur ou d’actrice, grands par le tal­ent sou­vent, mais grands aus­si par la sur­face médi­a­tique qu’ils occu­pent. Ce duo gag­nant (texte canon­ique + inter­pré­ta­tion pres­tigieuse) a des ver­tus sociales : il est effi­cace, de nature à sat­is­faire l’abonné. Il enchante le directeur d’institution soucieux de sa jauge et il autorise la rédac­tion de rap­ports d’activités com­préhen­si­bles même par le plus ignare des bailleurs de fond. Cer­tains qui ne sont pas regar­dant sur le pop­ulisme, lui décerneront même un brevet de démoc­ra­tie : l’essentiel est de touch­er le plus grand nom­bre, n’est-ce pas, et pour ça, comme en poli­tique, tous les moyens sont bons. Le « médiocre réputé » (le « médiocre » qual­i­fi­ant ici la paresse du tra­vail artis­tique et le « réputé » le matéri­au sur lequel s’exerce la paresse), c’est tou­jours mieux que rien, surtout si per­son­ne ne s’en plaint.

La soumis­sion du tra­vail artis­tique à la con­som­ma­tion cul­turelle entraîne néan­moins une con­séquence fâcheuse : elle pousse le théâtre vers son devenir-opéra. Celui-ci est un genre, on le sait, qui prospère sur un nom­bre réduit de chefs d’œuvres musi­caux que vien­nent dynamiser des voix d’or et des direc­tions musi­cales impec­ca­bles. Mais de même que l’opéra est un genre mort, dont on ne cesse de farder le cadavre (et les met­teurs en scène de théâtre ont par­fois don­né le meilleur d’eux-mêmes dans cet art mor­tu­aire), le théâtre des œuvres et des noms de pres­tiges risque d’aller rapi­de­ment à l’épuisement. De même que l’opéra est un art de musée qui ne s’affiche pas comme tel, le théâtre-des chefs d’œuvres et des « chefs inter­prètes » pour­rait lui aus­si n’être rapi­de­ment plus qu’un mon­u­ment his­torique. Quelques grands étab­lisse­ments de pres­tige pour­raient avoir pour mis­sion de présen­ter le mon­u­ment au pub­lic, et le théâtre délais­serait alors sa qual­ité d’art vivant pour n’être plus qu’un secteur de la ges­tion du pat­ri­moine.

Le théâtre de con­som­ma­tion cul­turelle tue la part vivante du théâtre, sa capac­ité à engager le spec­ta­teur dans un tra­jet où il fait l’expérience de lui-même au tra­vers de ce que la scène lui présente. Le théâtre n’est vivant qu’à la con­di­tion de don­ner au spec­ta­teur les élé­ments textuels et/ou scéniques qui poussent ce spec­ta­teur sur le chemin des ques­tions. Le théâtre comme art de la ques­tion est un art où chaque spec­ta­teur vient tiss­er l’expérience de la vie qui est la sienne (expéri­ence intime autant que sociale) avec les matéri­aux que lui pro­pose le plateau (texte et /ou dis­cours scénique). Chaque spec­ta­teur qui vient au théâtre y vient avec sa part de vie faite des bons et des mau­vais jours, dans une société qui fonc­tionne plus ou moins bien. Cette part de vie, il l’investit dans ce qu’il voit, entend, sur scène, dans ce qu’il com­prend intel­lectuelle­ment et dans ce qu’il ressent au con­tact de ce qu’on lui pro­pose. La puis­sance d’expérience de l’art théâ­tral (c’est-à-dire sa capac­ité à provo­quer l’expérience chez le des­ti­nataire) se dégrade là où la mise en représen­ta­tion elle même n’est pas un sujet d’expérience pour ceux qui s’y adon­nent. Si l’art de la ques­tion n’est pas présent à la fab­ri­ca­tion, il sera faible­ment act­if à la récep­tion. Comme spec­ta­teur, on ne pense pas à par­tir d’un matéri­au qui ne pense pas.

For­maté sur une con­cep­tion artis­tique moyenne, l’art théâ­tral comme con­som­ma­tion cul­turelle tend à exclure la notion d’expérience de la fab­ri­ca­tion. Elle réduit ain­si le champ d’expérience du spec­ta­teur. Elle instau­re un tourni­quet de la paresse artis­tique, elle engage la fab­ri­ca­tion et la récep­tion du spec­ta­cle dans une spi­rale descen­dante qui assas­sine à chaque fois la notion d’exigence. La notion d’expérience doit être prise au niveau le plus sim­ple : lorsque je marche dans une forêt incon­nue, j’en fais l’expérience. J’enregistre la présence des dif­férents arbres, des ani­maux éventuels, j’enregistre et j’expérimente les reliefs du ter­rain, s’il fait chaud, je sue, s’il fait froid, j’ai froid. La tra­ver­sée de la représen­ta­tion théâ­trale est de cet ordre : elle se donne comme un ter­rain à arpen­ter, avec ses zones faciles ou dif­fi­ciles d’accès, dans lequel mon corps et ma tête met­tent à la ques­tion ce qui fait ma vie, ce qui fait mon iden­tité, ce qui fait que je suis venu là. Si je n’arpente que les ter­rains con­nus et si ces ter­rains sont d’une plat­i­tude infinie, l’art de la ques­tion pren­dra dif­fi­cile­ment son envol.

L’art théâ­tral est vivant à une autre con­di­tion encore : qu’il sache garder le con­tact avec le réel. Une œuvre coupée du réel a peu de chance d’intéresser grand monde. Quand le théâtre ne par­le plus qu’aux gens de théâtre (comme l’opéra sou­vent ne par­le plus qu’aux ama­teurs d’opéra) il entre en phase d’embaumement, il dit son impuis­sance à être autre chose qu’un art orgueilleuse­ment trans­for­mé en camp retranché, il a l’arrogance de la mouche du coche. Et faisant con­tre for­tune bon cœur, il célèbre comme une ver­tu recher­chée la mise à l’écart que la société actuelle lui impose. La demande de con­tact du théâtre avec le réel n’est pas une façon de lui remet­tre une fonc­tion prométhéenne sur le dos. Le théâtre ne change pas le monde, seuls les mou­ve­ments soci­aux peu­vent pré­ten­dre jouer ce rôle. Mais le théâtre remue le grain fin de la vie, il n’est pas cet édi­fice qui referme ses portes sur ses par­tic­i­pants, ne lais­sant rien pass­er qui vienne de l’extérieur. Ce qui se dit, se vit, se sent, se fait à l’extérieur du théâtre appar­tient de plein droit au théâtre. À charge pour le théâtre d’empoigner ce réel à bras le corps. Mais avec les moyens spé­ci­fiques du théâtre, de faire sur­gir le réel-au-théâtre par un biais qui lui est pro­pre. Si le théâtre qu’on désire ressem­ble au ciné­ma, faisons du ciné­ma. Si le théâtre que l’on désire ressem­ble au doc­u­men­taire télévisé, faisons du doc­u­men­taire télévisé. Si le théâtre que l’on désire ressem­ble au jour­nal­isme d‘actualité, faisons du jour­nal­isme d’actualité.

Mais si l‘on veut un réel-au-théâtre, il faut le par­ler dans la langue du théâtre. Ce réel con­vo­qué sur scène, on ne doit le percevoir ain­si que là, dans une énon­ci­a­tion sin­gulière, faite de con­ven­tion, d’artifice, de men­songes affichés pour aboutir à des effets de vérité. Mais spé­ci­ficité n’est pas purisme. Pour par­ler le réel de façon spé­ci­fique, le théâtre peut utilis­er les mots, l’image, le son, le doc­u­ment, la lumière, le com­men­taire, la philoso­phie, le roman, etc : l’art théâ­tral est par nature un art impur, puisqu’il con­fie un texte de papi­er à un corps en vol­ume, lequel corps évolue entre Cour et Jardin dans un espace con­venu, dis­ant qu’il s’appelle Ham­let (par exem­ple) alors que nous savons tous qu’il ne l’est pas, lui le pre­mier. Seule l’articulation dra­maturgique des matéri­aux hétérogènes don­nera une légitim­ité à l’édifice des lan­gages employés sur une scène.

Le théâtre comme art de la ques­tion fait du réel-spé­ci­fique­ment-exprimé son objec­tif, parce qu’il met la rela­tion salle/scène, la rela­tion spectacle/public au cen­tre de sa démarche. Ni par­tic­i­pant à la messe d’une secte artis­tique, ni voyeur de la vie des autres, le spec­ta­teur est d’abord un inter­locu­teur. La scène lui par­le, et, muet­te­ment ou dans l’après coup, le spec­ta­teur répond à la scène. Quelque chose s’imprime en lui, immé­di­ate­ment, mais qui peut aus­si sur­gir à sa con­science bien plus tard. La dimen­sion du débat est fon­da­men­tale au théâtre. Elle s’accomplit dans l’acte théâ­tral lui-même, elle procède de la façon de le con­cevoir. Le débat théâ­tral est l’autre nom de l’expérience qui lie salle et scène, débat muet, dif­féré, secret, non quan­tifi­able. Le débat théâ­tral ain­si pré­cisé n’a évidem­ment rien à voir avec le débat télévi­suel, ni avec les « bor­ds de scène » exis­tants. Le débat au théâtre n’est pas un échange d’opinions, ce n’est pas parole con­tre (ou avec) parole. C’est corps con­tre corps. Corps de la langue, corps du jeu, corps de l’écriture scéniques, corps du spec­ta­teur. Là où le théâtre n’a plus de puis­sance d’ébranlement, c’est que les corps tels que défi­nis plus haut, ont fait défaut, et si ces corps-là ont fait défaut, c’est parce qu’ils n’ont pas été con­sti­tués en élé­ments d’expérience pour le spec­ta­teur et/ou que la con­som­ma­tion d’un théâtre trop for­maté a fait per­dre le goût de l’expérience à ce spec­ta­teur. Alors, au final, ce théâtre sans corps n’est qu’un acte de com­mu­ni­ca­tion, autant dire du vent. Et là où l’insignifiance de l’acte théâ­tral résulte de cette absence de corps, il est déli­cat de par­ler encore de théâtre comme ser­vice pub­lic.

Annonce
Théâtre
HS21 - Accents toniques
78
Partager
Jean-Marie Piemme
Auteur, dramaturge. www.jeanmariepiemme.bePlus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous avez aimé cet article?

Aidez-nous a en concocter d'autres

Avec votre soutien, nous pourrons continuer à produire d'autres articles de qualité accessibles à tous.
Faites un don pour soutenir notre travail
Soutenez-nous
Chaque contribution, même petite, fait une grande différence. Merci pour votre générosité !
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements