Autrices, compositrices, metteuses en scène, cheffes d’orchestres, où en sont-elles dans la création ?

Compte rendu
Opéra

Autrices, compositrices, metteuses en scène, cheffes d’orchestres, où en sont-elles dans la création ?

Le 9 Juil 2016
"Pelléas et Mélisande", mise en scène de Katie Mitchell. Photo © Patrick Berger / ArtComArt
"Pelléas et Mélisande", mise en scène de Katie Mitchell. Photo © Patrick Berger / ArtComArt
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Direc­trice de l’Académie du Fes­ti­val d’Aix-en-Provence depuis 2009, Émi­lie Delorme joue un rôle essen­tiel dans le cadre de la créa­tion lyrique con­tem­po­raine. Créé en 1998 par Stéphane Liss­ner, les activ­ités de l’Académie, work­shops (ate­liers) et con­certs, se déroulent en par­al­lèle aux pro­duc­tions lyriques du Fes­ti­val.

Chaque année, plus de 250 artistes – chanteur(euse)s, instru­men­tistes, compositeur(trice)s, metteur(euse)s en scène, scéno­graphes et vidéastes, libret­tistes et dra­maturges – venant d’une quar­an­taine de pays, se retrou­vent à Aix dans le cadre de work­shops de chant, de musique de cham­bre et d’opéra. De nom­breuses œuvres con­tem­po­raines, com­mandées à des jeunes com­pos­i­teurs, sont créées pen­dant le Fes­ti­val. Plate­forme d’apprentissage, l’Académie donne égale­ment l’opportunité aux jeunes pro­fes­sion­nels d’échanger en vue de nou­veaux pro­jets.

De la musique et des math­é­ma­tiques
La ques­tion du fémin­isme est entrée très tôt dans mon exis­tence. J’ai eu un long par­cours avant d’être nom­mée direc­trice à l’Académie du fes­ti­val d’Aix-en-Provence. Si la musique a joué un rôle très impor­tant dans ma vie (j’ai une for­ma­tion de violoniste/altiste au Con­ser­va­toire Région­al de Lyon puis de Nan­cy), je suis cepen­dant diplômée de l’École des Mines et j’ai ensuite tra­vail­lé dans le secteur de la finance à Paris. Pen­dant mes études supérieures, j’ai été très vite con­cernée par la ques­tion de la par­ité puisqu’il y avait très peu de femmes dans cette école, tout comme dans le monde de la finance.  
À l’École des Mines, je n’avais pas encore une pen­sée claire sur la ques­tion fémin­iste, mais à chaque fois qu’on me dis­ait que telle chose n’était pas pos­si­ble en rai­son de mon genre, je prou­vais le con­traire. Autrement dit, je n’étais pas dans le mil­i­tan­tisme mais dans le com­bat. Dans le monde de la finance, j’étais en revanche con­fron­tée à des atti­tudes très sex­istes, et la par­ité est dev­enue une préoc­cu­pa­tion impor­tante quand j’ai fait mes débuts dans le milieu cul­turel. 
C’est pour cela que j’ai fait un virage pro­fes­sion­nel et que j’ai repris des études. J’ai obtenu un 3e cycle en man­age­ment cul­turel. Après, j’ai tra­vail­lé pen­dant un an avec un agent d’artistes et je suis entrée au fes­ti­val d’Aix-en-Provence, alors sous la direc­tion de Stéphane Liss­ner, en tant que chargée de pro­duc­tion. J’ai ren­con­tré Bernard Foc­croulle dans le cadre de copro­duc­tions entre La Mon­naie / De Munt (Brux­elles) et le fes­ti­val d’Aix et je suis par­tie tra­vailler à La Mon­naie où je suis restée cinq ans. Quand Bernard Foc­croulle a suc­cédé à Stéphane Liss­ner à la direc­tion du Fes­ti­val d’Aix en 2009, j’y suis rev­enue en tant que direc­trice de l’Académie. 

Un pro­gramme pour tous les publics
Une fois nom­mée, j’ai voulu que la créa­tion soit au cœur de l’Académie. J’ai instau­ré un dis­posi­tif d’accompagnement de com­pos­i­teurs et la mise en place de work­shops, de rési­dences et de com­man­des. Nous avons aus­si créé le réseau ENOA (Euro­pean Net­work of Opera Acad­e­mies), un réseau européen reliant les artistes à toutes les académies mis­es en place par les insti­tu­tions lyriques parte­naires du fes­ti­val. La dernière grande étape a été la reprise de l’Orchestre des Jeunes de la Méditer­ranée. 
Quand on souhaite partager la musique avec le plus grand nom­bre, la pre­mière ques­tion qui se pose est celle du pub­lic et de sa diver­sité. Or, le pub­lic qui fréquente les insti­tu­tions cul­turelles ne reflète en rien la pop­u­la­tion à laque­lle s’adressent les insti­tu­tions, juste­ment. Pourquoi ? Parce que l’offre artis­tique ne reflète pas la diver­sité de la pop­u­la­tion, à savoir un melt­ing-pot de gen­res et de cul­tures, un mélange de généra­tions et le hand­i­cap. 
En effet, une grande par­tie des œuvres sont créées par des hommes blancs d’une cinquan­taine d’années. Et cela pose prob­lème, bien sûr. Si l’on regarde de près les dirigeants des insti­tu­tions, on remar­que qu’ils sont aus­si, pour la majorité, des hommes blancs d’une cinquan­taine d’années. Ce n’est pas une nou­veauté ce que j’avance là, c’est un mod­èle très répan­du. Alors, dès que j’ai pu avoir une influ­ence sur la pro­gram­ma­tion, j’ai ten­té de tenir compte de ces diver­sités.  

L’imaginaire au féminin
Dans cet engage­ment, j’ai été for­cé­ment con­fron­té à la place lim­itée des femmes dans la créa­tion. Pour lut­ter con­tre cela, il faut agir à tous les niveaux, notam­ment au niveau de l’imaginaire infan­tile, pour que les petites filles puis­sent s’imaginer devenir cheffe d’orchestre, par exem­ple, et qu’elles évi­tent de croire qu’être femme empêche d’accéder à cer­tains métiers.
Il faut aus­si avoir un impact sur l’imaginaire col­lec­tif, être vig­i­lant dans ce qu’on donne à voir et à enten­dre : les femmes représen­tées sur nos affich­es et dans nos brochures ne sont pas seule­ment des divas d’opéras, elles sont aus­si instru­men­tistes, met­teuses en scènes et cheffes d’orchestres. La vig­i­lance est égale­ment présente au niveau du dis­cours : dans les pris­es de paroles auprès du pub­lic, le choix des inter­venants, des inter­views. Nous veil­lons à la représen­ta­tion de tous. 
Je suis, par ailleurs, très attachée à la fémin­i­sa­tion des ter­mes. Avant Riche­lieu, le terme d’« autrice » était courant. Mais l’Académie française, sous l’impulsion du car­di­nal, a tout fait pour sup­primer le genre des ter­mes pro­fes­sion­nels. Aujourd’hui encore, la France est l’un des pays les plus con­ser­va­teurs dans ce domaine. Per­son­nelle­ment, je tiens aux ter­mes d’autrice, met­teuse en scène ou cheffe d’orchestre. Et avec le ser­vice de la Com­mu­ni­ca­tion du fes­ti­val, on s’est mis d’accord  sur l’utilisation de ces métiers au féminin. 
Si la rareté des femmes à la direc­tion musi­cale est encore d’actualité en France, c’est beau­coup moins le cas en Asie par exem­ple. De même, en Grande-Bre­tagne, dans le domaine de la com­po­si­tion musi­cale, il y a un grand nom­bre de com­positri­ces, ce qui n’est pas le cas en France. Mais pour les autri­ces bri­tan­niques, c’est encore prob­lé­ma­tique. La ques­tion de la diver­sité dépend vrai­ment des métiers et des fonc­tions. 

Dans l’Orchestre des Jeunes de la Méditer­ranée, il y a sou­vent des femmes aux per­cus­sions. C’est intéres­sant de voir la diver­gence des imag­i­naires : dans le monde arabe, les femmes peu­vent accéder facile­ment à cer­taines posi­tions car les représen­ta­tions ne sont pas les mêmes qu’en Occi­dent. 

Ne pas impos­er les femmes mais les pro­mou­voir
Pour qu’une femme assure la direc­tion de l’Orchestre Nation­al de France un jour, il faut qu’elle soit passée d’abord par la direc­tion musi­cale d’autres orchestres, et qu’elle dis­pose d’un orchestre per­ma­nent. À l’heure actuelle, il y a des cheffes d’orchestres en France, mais aucune n’a été direc­trice musi­cale d’un orchestre per­ma­nent, à l’exception de la fin­landaise Suzanne Mälk­ki, à la tête de l’Intercontemporain. 

Vu la grav­ité de la sit­u­a­tion, c’est aux pou­voirs publics d’engager une poli­tique de sou­tien act­if au poten­tiel féminin. S’ils veu­lent encour­ager les femmes, il fau­dra qu’ils le fassent à tous les niveaux, et qu’ils com­men­cent par inviter des cheffes d’orchestres étrangères à venir diriger en France : ce serait un for­mi­da­ble stim­u­lant pour l’imaginaire col­lec­tif. Je suis défa­vor­able à la poli­tique des quo­tas et la dis­crim­i­na­tion pos­i­tive ne me sem­ble pas jus­ti­fiée sur le plan artis­tique. Néan­moins, à défaut d’imposer les femmes à la tête des insti­tu­tions, les pou­voirs publics pour­raient pro­mou­voir les femmes. 
L’une des mesures pour­rait être la créa­tion d’un annu­aire de femmes artistes recon­nues sur le plan pro­fes­sion­nel, comme une sorte de cat­a­logue, pour que les pro­gram­ma­teurs puis­sent se ren­dre compte de leur tra­vail – que ce soit dans le domaine de la direc­tion musi­cale, de la mise en scène, de l’écriture dra­ma­tique ou de la com­po­si­tion. Cela facilit­erait les rela­tions et évac­uerait la fameuse ren­gaine : « On n’engage pas de femmes parce qu’on n’en trou­ve pas de com­pé­tentes ».
Bien sûr, les choses ne sont pas aus­si sim­ples. La ques­tion des can­di­da­tures, par exem­ple : pour occu­per un poste de pou­voir, il y a un proces­sus de sélec­tion et de nom­i­na­tion qui est sou­vent défa­vor­able aux femmes dans le fond et la forme. Le jury est majori­taire­ment blanc, mas­culin, et le proces­sus de sélec­tion se fait selon des règles et des critères étab­lis par les hommes. Il n’y a pas assez de femmes dans les jurys pour une sélec­tion plus équitable et ces con­di­tions découra­gent les femmes d’avance. 

Women opera mak­ers work­shop
Il y a qua­tre pro­fes­sions pour lesquelles l’Académie inter­vient active­ment : les cheffes d’orchestres, les autri­ces, les com­positri­ces et les met­teuses en scènes, que ce soit en Europe ou dans le monde méditer­ranéen. Si je suis défa­vor­able à une poli­tique des quo­tas au niveau de l’insertion pro­fes­sion­nelle, j’y suis favor­able au niveau de l’apprentissage. Dans le cadre d’une for­ma­tion, je trou­ve qu’il est impor­tant de don­ner de la place aux femmes, que ce soit à l’Académie du Fes­ti­val ou dans les con­ser­va­toires de musique. 
Si les can­di­da­tures féminines pour un work­shop d’Opéra en Créa­tion ne sont pas assez nom­breuses, on va les chercher dans le réseau ENOA. On dif­fuse aus­si des infor­ma­tions dans les con­ser­va­toires et la SACD, parte­naire sur ce pro­jet, nous recom­mande sou­vent des autri­ces. Je vais voir le tra­vail de ces artistes, dans la mesure du pos­si­ble, car le critère de sélec­tion reste d’ordre artis­tique : c’est même la clé du suc­cès de ces démarch­es !
Je remar­que aus­si qu’il n’y a pas assez de sol­i­dar­ité des femmes entre elles. Les femmes qui ont accédé à des postes de pou­voir ont dû beau­coup se bat­tre et, du coup, elles n’éprouvent sou­vent pas la néces­sité ni le désir d’aider les nou­velles. Mais il y a aus­si de belles ini­tia­tives : la met­teuse en scène Katie Mitchell, régulière­ment invitée au Fes­ti­val, inter­vient chaque année dans le work­shop Opéra en Créa­tion. Elle con­sacre tou­jours un moment au statut de la femme dans le proces­sus de créa­tion. Cette année, elle a décidé d’aider active­ment les jeunes femmes créa­tri­ces. Vu la sit­u­a­tion, elle con­sid­ère même qu’il en est de sa respon­s­abil­ité. 
L’un des con­stats lors de nos échanges était de com­pren­dre objec­tive­ment les raisons pour lesquelles les femmes accè­dent dif­fi­cile­ment aux créa­tions : est-ce dû à un manque de déter­mi­na­tion ? Un manque de qual­ité artis­tique ? Un manque de réseau ? Un fac­teur pure­ment dis­crim­i­nant ? L’atelier com­posé de femmes – Women Opera Mak­ers –  est né suite à cela : des créa­tri­ces décor­tiquent ensem­ble leur sit­u­a­tion pro­fes­sion­nelle et les obsta­cles aux­quels elles ont dû faire face lors du proces­sus de créa­tion. Ensuite, elles déter­mi­nent où il faut agir, aus­si bien à titre indi­vidu­el que col­lec­tif. 
Il y a un cer­tain nom­bre de com­porte­ments à dénon­cer mais il y en a aus­si sur lesquels on peut tra­vailler. Quand on est une met­teuse en scène dans le cadre d’une grande pro­duc­tion, comme c’est le cas pour Katie Mitchell et le Fes­ti­val, on se retrou­ve à la tête d’un navire. Cette posi­tion exige une qual­ité de lead­er­ship indé­ni­able. On ne peut pas être une femme dans la créa­tion sans assumer des moments d’autorité. Bien sûr, il faudrait l’imposer non pas de façon vir­ile mais avec sa féminité et il y a là tout un chemin qui, par manque de mod­èle féminin, n’est pas évi­dent à trou­ver.  

Après ce huis clos entre femmes, il y aura une deux­ième ses­sion de ce work­shop, avec des hommes cette fois, et un temps d’échange avec d’autres pro­fes­sion­nels. Les modal­ités sont encore à définir, c’est très nou­veau tout ça : on ne sait pas ce qui va se pass­er, mais on le fait. Pour le moment, chaque pas compte et le moins qu’on puisse dire, c’est que le statu quo n’est pas une option. 

Ce texte prolonge le numéro 129 d'Alternatives théâtrales "Scènes de femmes - Écrire et créer au féminin", disponible à partir du 11 juillet 2016. 
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Leyli Daryoush
Leyli Daryoush
Leyli Daryoush est musicologue de formation et docteure en études théâtrales. Dramaturge, chercheuse, spécialiste de l’opéra,...Plus d'info
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