Le théâtre nouveau et le théâtre ancien

Compte rendu

Le théâtre nouveau et le théâtre ancien

Le 15 Avr 2016
Théâtre de Cesky Krumlov, République Tchèque. Photo © G. Banu
Théâtre de Cesky Krumlov, République Tchèque. Photo © G. Banu
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Le voy­age est sou­vent ressen­ti comme une expéri­ence à même de nour­rir la pen­sée con­crète, une occa­sion de trans­former la décou­verte en con­cept ou, même, théorie. Une pareille con­vic­tion motive l’en­vie de voy­age même lorsque le corps sem­ble être rétif à l’ef­fort qu’il com­porte, lorsque le désir faib­lit.…  « Heureuse­ment que j’ai vu cela » — je me dis sou­vent, enchan­té après les réserves ini­tiales que j’ai pu sur­mon­ter grâce à des engage­ments qui imposent le respect. C’est un pareil sen­ti­ment que j’ai éprou­vé ce print­emps lorsque, suc­ces­sive­ment, j’ai décou­vert deux extrêmes du théâtre, deux con­trastes qui ont con­forté la con­vic­tion selon laque­lle ce qui nour­rit c’est tou­jours le con­flit, la ten­sion et jamais la syn­thèse des oppo­si­tions apaisées. Alors le choix devient indis­pens­able, impératif. « Être ou ne pas être » — option rad­i­cale entre deux ter­mes que tout oppose. Depuis des années je souhaitais vis­iter un des rares théâtres baro­ques préservés comme un ves­tige dans la pierre du temps. J’avais vu Drot­ning­holm près de Stock­holm, théâtre aban­don­né et mau­dit à la suite de l’as­sas­si­nat d’un roi imi­ta­teur de Louis XIV qui fut poignardé pen­dant une par­tie de danse où il s’ex­po­sait sur le plateau. Ce lieu fut redé­cou­vert dans les années 30 grâce à une excur­sion péd­a­gogique. Un insti­tu­teur et ses élèves en se prom­enant dans la forêt rarement fréquen­tée eurent la révéla­tion de l’éd­i­fice depuis longtemps oublié… Ensuite, quelques décen­nies plus tard, c’est là-bas qu’Ing­mar Bergman a tourné sa célèbre Flûte enchan­tée, film où l’on voit les enfants du monde, enfants de races et de couleurs dif­férentes, en train d’é­couter émer­veil­lés l’his­toire de Tamino et Pam­i­na. Ici, j’ai éprou­vé le plaisir poé­tique sus­cité par un théâtre vrai­ment ancien, ramené à la lumière du jour tel un dia­mant détéri­oré qui, après avoir été re-poli, bril­lait de nou­veau. Le sou­venir d’alors, étant à Prague, a réac­tivé l’en­vie de me ren­dre à Cesky krumlov où, je le savais, un autre théâtre baroque avait été ressus­cité. Suite aux efforts d’une amie, Jit­ka Pele­cho­va, le directeur, Pavel Slavko, a accep­té d’ou­vrir hors-sai­son ce lieu mag­ique, en me per­me­t­tant de le décou­vrir dans le con­texte priv­ilégié d’une vis­ite privée. Et inou­bli­able reste le sou­venir de l’émer­veille­ment ressen­ti lorsque, étant encore dans l’ob­scu­rité, sur le seuil de la porte, le théâtre entier s’é­claira et m’ap­parut comme une vision fan­toma­tique. Le fan­tôme du théâtre qui, sous mes yeux, ressus­ci­tait. Fan­tôme translu­cide, irréel et mag­ique, fan­tôme qui sem­blait réac­tiv­er le sou­venir d’un espace imag­i­naire enfin acces­si­ble. Je me suis approché et je suis entré comme dans le tun­nel du temps !

Ensuite Pavel Slavko nous a con­duits, Jit­ka et moi seuls, dans les couliss­es, et nous a expliqué les secrets du vent et les mou­ve­ments des vagues pro­duits arti­sanale­ment sur la scène du vieux théâtre et je me suis rap­pelé l’in­tu­ition géniale de Strehler qui pro­dui­sait les mêmes effets au début de sa mémorable Tem­pête. Il nous livrait alors l’élégie d’un théâtre de jadis, il rame­nait à la lumière du jour les out­ils de ce Prospéro auquel il s’as­sim­i­lait. Ensuite nous nous sommes retrou­vés dans l’in­tim­ité des palais et des palmiers, nous avons regardé les torch­es et les cos­tumes… et alors, plus que jamais, j’ai éprou­vé le sen­ti­ment que je péné­trais dans un monde sec­ond, mag­ique et frag­ile, que le théâtre engen­dre un « dou­ble » du réel… Alchimie du théâtre en quête de « l’or » de la vie comme l’é­taient les alchimistes obstinés de Mala strana. Le théâtre parvient à obtenir cet « or » de l’imag­i­na­tion grâce à ces instru­ments mod­estes capa­bles d’en­traîn­er le spec­ta­teur  vers l’hori­zon éloigné du mirage. Le théâtre ancien m’est apparu comme étant la boîte mag­ique à même de me con­duire vers « l’autre monde » et je l’ai aimé de nou­veau, comme autre­fois, le temps de ma jeunesse.

Nowy Teatr à Varsovie. Photo © G. Banu
Nowy Teatr à Varso­vie. Pho­to © G. Banu

Quelques jours plus tard, à Varso­vie, le grand met­teur en scène Krzysztof War­likows­ki m’a invité pour décou­vrir son Nowy teatr — le Nou­veau théâtre, c’est même son appel­la­tion. Il est le résul­tat du recy­clage d’un dépôt de tramways,  pas encore achevé, et je me suis trou­vé cette fois-ci par­mi des échafaudages, pro­tégé par un casque de sécu­rité et sig­nalé par une blouse d’un orange vif. Mal­go­rza­ta Szczes­ni­ak qui avait conçu le lieu ser­vait de guide et, avec con­vic­tion, décrivait le mou­ve­ment des gradins, désig­nait les salles de répéti­tion ou de maquil­lage, de repos ou de jeux pour enfants… Nous étions au coeur de ce que l’i­nachève­ment engen­dre comme pro­duit. Le lieu était en mou­ve­ment et non pas cristallisé comme le vieux théâtre tchèque. Deux hypothès­es opposées… un théâtre de la mémoire et un théâtre à venir, « beau et libre » comme m’a écrit Andrei Ser­ban, ami met­teur en scène. Cette fois-ci, ce qui me fasci­nait c’é­tait d’as­sis­ter à la mou­vance qui érige le théâtre en lieu des pos­si­bles, sans con­traintes ni restric­tions. Un théâtre dont les artistes perçoivent l’e­sprit et ten­tent de le capter afin de nous le com­mu­ni­quer ensuite au nom d’une soif partagée de révéla­tions. Elles ne sont pas les mêmes qu’à Cesky krumlov, mais elles s’avèrent être tout aus­si néces­saires. Et com­ment oubli­er l’é­mo­tion avec laque­lle Krzyzstof War­likows­ki me mon­trait l’en­seigne d’o­rig­ine du lieu, cam­ou­flée par la saleté de la pous­sière urbaine et aujour­d’hui révélée, comme un signe de vie nou­velle ?

Le théâtre ancien et le théâtre neuf, le théâtre neuf et le théâtre ancien — ils s’en­trela­cent et nous con­duisent, cha­cun à sa manière, au delà du réel pour nous emporter grâce aux corps et aux mots, aux lumières et aux couleurs dans cette expéri­ence unique… L’ac­cès au « dou­ble » qui ne cessera de nous cap­tiv­er ; nous, nous restons de « bons spec­ta­teurs » réfrac­taires à cette fig­ure opposée qu’est « le mau­vais spec­ta­teur ». Le mis­an­thrope du théâtre !

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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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