Radio Femmes Fatales, quand la radio se met en scène au féminin

Compte rendu

Radio Femmes Fatales, quand la radio se met en scène au féminin

Le 17 Juin 2016
Photo Samir Al Haddad.
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Du 2 au 4 juin 2016, le Théâtre Varia s’est méta­mor­phosé en lieu radio­phonique et sonore pour le pre­mier fes­ti­val Vari­a­sons, intri­g­ant événe­ment qui met­tait les oreilles à l’honneur dans un lieu où d’ordinaire « on regarde » (théâtre) des « choses à voir » (spec­ta­cles). Au menu, des séances d’écoute de doc­u­men­taires et de fic­tions, des expéri­ences d’immersion sonore et des pro­jets scéniques où l’émission radio con­sti­tu­ait un cadre – fic­tion­nel ou réel, avec retrans­mis­sion en direct sur les ondes – généra­teur de théâtre…

Cette pro­gram­ma­tion var­iée nous a valu d’insolites décou­vertes, comme celle de Radio Femmes Fatales, un pro­jet en épisodes mené par Lenka Lup­taková et Maya Boquet, l’une plutôt actrice, l’autre plutôt met­teuse en scène, et toutes deux pas­sion­nées par le médi­um radio­phonique.

MB et Leni

Leur tan­dem a démar­ré en 2010 à Paris avec Lenka Nehaneb­ná, une fic­tion doc­u­men­taire dans laque­lle une présen­ta­trice radio (Maya) invi­tait une spé­cial­iste (Lenka) à par­ler de Lenka Nehaneb­ná, actrice tchèque fic­tive, inspirée par des fig­ures féminines de l’avant-garde théâ­trale des années 30 – soit « une femme fatale pas comme les autres ».

L’objectif était à la fois de met­tre à l’épreuve cette fatale féminité et d’explorer les spé­ci­ficités de la radio sur scène pour mod­i­fi­er ou déplac­er les codes de l’écri­t­ure et de la représen­ta­tion théâ­trale. La radio, comme le ciné­ma, est plutôt basé sur la post-pro­duc­tion (mon­tage et mix­age après l’enregistrement) mais les deux artistes souhaitaient tra­vailler la radio en pré-pro­duc­tion, comme au théâtre (répéti­tions préal­ables à la représen­ta­tion). Elles ont donc répété pour établir des par­ti­tions qui leur per­me­t­tent de faire du mon­tage et du mix­age en direct et de créer un véri­ta­ble objet sonore sur le plateau. Un lan­gage formel éton­nant est né de cette recherche, ain­si qu’un pro­pos fémin­iste affir­mé, non sans mal­ice.

Les trois épisodes présen­tés dans Vari­a­sons dévelop­pent cha­cun dif­fére­ment ce lan­gage et ce pro­pos. Dans le pre­mier épisode, NIK, MB (alias Maya) et Leni (alias Lenka) par­tent sur les traces de femmes radio-opéra­tri­ces de la Sec­onde Guerre mon­di­ale, pré-fémin­istes clan­des­tines oubliées par l’histoire après les ser­vices ren­dus à la patrie. Dans le deux­ième épisode, Vul­ve vorace, elles emprun­tent aux fémin­istes le démon­tage des stéréo­types du « 2e sexe », ancrés dans l’imaginaire col­lec­tif. Dans Un petit coup de mas­sue, troisième épisode, elles s’intéressent au mas­culin­isme et revis­i­tent le con­cept de viril­ité.

En tant qu’association de deux femmes créa­tri­ces, il était clair pour Lenka et Maya qu’elles ne pou­vaient pas con­tourn­er la ques­tion fémi­nine, la place que la femme se donne ou pas dans la société, la façon dont cha­cune con­sid­ère son héritage « gen­ré » et y répond. Si la dra­maturgie et l’écriture ver­bale, sonore et musi­cale de leur cycle d’épisodes – inti­t­ulé No Woman No Crime – sont menées en com­mun (jusqu’à pren­dre par­fois en charge les textes l’une de l’autre), elles assu­ment deux formes de vital­ité et deux approches du jeu dif­férentes sur scène, même s’il s’ag­it d’interpréter leur pro­pre rôle et pas des rôles de com­po­si­tion.

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Maya est plus dans le lan­gage en tant que vecteur d’in­for­ma­tion et véhicule de la pen­sée ; son approche du texte est épurée et qua­si théorique, tra­ver­sée d’un humour pince-sans-rire. Lenka est plutôt dans des actions physiques et des sit­u­a­tions de jeu qui méta­mor­pho­sent sa plas­tique « fatale » en états de corps poly­mor­phes, et se sert davan­tage de beats et autres sup­ports sonores pour porter la parole. L’économie de l’une et les débor­de­ments de l’autre ne les empêchent pas de dériv­er ensem­ble dans des con­fi­dences, des rêver­ies ou des paysages sonores qu’elles créent en temps réel, avant de se rap­pel­er que l’heure tourne et que l’émission est bien­tôt ter­minée.

No Woman No Crime

Chaque épisode se déroule sur un plateau de théâtre envahi par l’outillage radio et est retrans­mis en direct sur une radio locale ou sur un site web. C’est impor­tant pour le principe de « dou­ble objet » que dévelop­pent les deux créa­tri­ces : ce qui se voit ne cor­re­spond pas for­cé­ment à ce qui s’entend, et elles s’amusent à mul­ti­pli­er ces décalages. Le pub­lic voit com­ment est pro­duit tel bruitage, com­ment un enreg­istrement est util­isé pour simuler la présence d’un invité dans le stu­dio, com­ment l’animatrice à l’antenne ment sur ce qu’elle dit qu’elle fait… Les spec­ta­teurs sont ain­si com­plices de sub­terfuges et de dis­tor­sions que les audi­teurs ne perçoivent pas. C’est pour cela qu’elles jouent tou­jours dans des lieux qui ne sont pas la radio, et que la retrans­mis­sion en direct du spec­ta­cle est essen­tielle dans leur démarche. Se savoir écoutées autant que regardées donne aus­si une con­cen­tra­tion et une dynamique par­ti­c­ulière à leur représen­ta­tion. Le pub­lic peut égale­ment appréci­er le dou­ble objet en assis­tant à la représen­ta­tion puis en la réé­coutant sur les ondes (où elle reste disponible pen­dant quelques jours).

La radio et la scène ont bien sûr une his­toire com­mune, que ce soit les émis­sions en direct avec pub­lic présent dans le stu­dio, les dra­ma­tiques (pièces de théâtre créées pour la radio, jouées par des acteurs avec musi­ciens et bruitistes) ou des sit­u­a­tions fic­tives d’émission radio sur le plateau (comme dans le dernier spec­ta­cle Rumeur et Petits jours du Raoul Col­lec­tif, par exem­ple). Mais ce que Lenka et Maya font est très sin­guli­er parce qu’elles utilisent et met­tent en scène tous les types d’écriture radio­phonique : l’interview, le débat, le témoignage, la chronique, le reportage, l’archive, la fic­tion, la musique et les ambiances sonores, avec détourne­ment des matières d’archive, glisse­ment d’un code à l’autre, vers le non-sens ou l’accumulation… façon de démon­ter formelle­ment les clichés qui con­stituent le sujet de leurs épisodes.

La parole est envis­agée comme sup­port de dis­cours et d’expression mais aus­si comme par­ti­tion musi­cale. Lenka se ver­rait bien DJ de la fic­tion : que la fic­tion puisse faire danser les gens, par le groove des mots, des musiques et des sons live de l’histoire racon­tée…

Sur le plateau existe mal­gré tout une dimen­sion visuelle, mais elle n’est pas déter­minée par la volon­té de « faire image », plutôt par la volon­té de « faire son ». Ce qu’on voit et qui fait théâtre, ce sont les procédés pour pro­duire du son (bruit, bruitage, musique, parole…) Les corps, les objets et les matières sont au ser­vice du principe radio­phonique et leur usage se réin­vente avec un sens poé­tique et/ou absurde. Micros, platines, lecteurs cd, tourne-dis­ques por­tatif, cap­teurs, tables de mix­age et câbles se décli­nent dans un dis­posi­tif vari­able – la con­sole se retrou­ve même par terre à l’avant-scène dans l’épisode 2, et les curseurs sont manip­ulés avec une canne à pêche… Les corps se fraient un pas­sage au milieu du matériel, se con­tor­sion­nent pour attein­dre les micros, ser­vent de source aux bruitages (cfr une séquence de hoola­hoop très per­for­mante sur le ven­tre « ampli­fié » de Lenka !) Maya et elle jon­g­lent donc entre plusieurs types de sup­ports sonores (vinyles, sons numériques, sons et bruitages en direct) et mix­ent tout in situ. Elles arrivent ain­si à repro­duire en direct des effets de tra­vail de mon­tage.

Le résul­tat est un objet non iden­ti­fié à la fois vir­tu­ose et foutraque, improb­a­ble croise­ment entre France Cul­ture et Cabaret bur­lesque, qui sec­oue joyeuse­ment et intel­ligem­ment les codes du théâtre, de la radio et du féminin, avec aux manettes deux femmes fatales pas banales. Le prochain épisode devrait par­ler de post-fémin­isme et de cyborg-égal­ité… Ça promet.

Le Festival VariaSons : http://varia.be/variasons-3/

L'actualité d'Isabelle Dumont : http://isabelledumont.blogspot.be/
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Isabelle Dumont
Actrice, créatrice de spectacles et de conférences scéniques, chercheuse curieuse, Isabelle Dumont a été interprète...Plus d'info
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