Voyages théâtraux à l’Est

Théâtre
Réflexion

Voyages théâtraux à l’Est

Le 21 Nov 2016
Nowy Teatr, Varsovie. Photo © Jakub Certowicz.
Nowy Teatr, Varsovie. Photo © Jakub Certowicz.

Le « Mur » ou le « rideau de fer » ne se sont pas effacés suite au vent de l’his­toire qui les a emportés en 89 , presqu’en hom­mage au bicen­te­naire de la Révo­lu­tion française qui avait posé les bases de la démoc­ra­tie européenne. Cette coïn­ci­dence sym­bol­ique fascine car il est dif­fi­cile de croire à l’ex­er­ci­ce d’un sim­ple hasard : qui a décidé que deux cents ans plus tard, la Prise de la Bastille allait être fêtée par la Chute du com­mu­nisme ? La ques­tion reste ouverte, trou­vera-t-elle réponse un jour ? Faible espoir !

Les per­sis­tances de “l’Est”, un temps affaib­lies, ou pas­sagère­ment écartées se réac­tivent aujour­d’hui et sur la carte de l’Eu­rope les anciens con­tours se dessi­nent comme si, cette fois-ci, les dirigeants procé­daient eux-mêmes à un tra­vail de cloi­son­nement, d’iso­la­tion­nisme tant déploré aupar­a­vant. La Hon­grie ou la Pologne, sans par­ler du mod­èle pou­tinien, se désol­i­darisent de l’Eu­rope et enga­gent une poli­tique autonome, rebelle aux déci­sions com­mu­nau­taires. Brux­elles cesse d’être une référence souhaitée pour se con­ver­tir en instance démon­isée. « Le rideau » tombe de jour en jour, et aller « là-bas », selon la for­mule jadis util­isée, sus­cite des inter­ro­ga­tions. Com­ment pren­dre par­ti ? Se définir par rap­port à qui ? Il m’a sem­blé impératif de ne pas don­ner suite à un pro­jet engagé avec la Russie par l’U­nion des théâtres de l’Eu­rope, peu soucieuse de pren­dre ses dis­tances avec Pou­tine et sa poli­tique agres­sive aus­si bien que nation­al­iste à out­rance. C’est le style et la pos­ture qui le dif­féren­cient de Trump, mais le pro­gramme les rap­proche de manière fla­grante. Y aller, pre­nait pour moi le sens d’un accord auquel je me suis refusé. Mais, le vieil  écartèle­ment ressur­git : ne se désol­i­darise-t-on pas, en agis­sant ain­si, des artistes du pays qui sont, pour majeure par­tie d’en­tre eux, des opposants ? Quoi faire ?

En Russie, je me suis décom­mandé car il m’a sem­blé impos­si­ble de sur­mon­ter le rejet sus­cité par la dic­tature à out­rance exer­cée là-bas et qui, de sur­croît, ranime, sans imag­i­na­tion, les vieux stéréo­types de l’époque stal­in­i­enne : le com­plot de l’Oc­ci­dent, la grandeur de la Russie… Le passé fait retour et le bruit des bottes révulse. Com­ment y aller ?

Et la Pologne, aujour­d’hui dirigée par un pou­voir réac­tion­naire, hos­tile aux temps mod­ernes, pourquoi donc la fréquenter ? Lud­wik Flaszen qui devait être fêté lors des Olympiades théâ­trales de Wro­claw a refusé ces hon­neurs et a décidé de s’y ren­dre à titre « per­son­nel » sans pren­dre con­tact avec les élus poli­tiques. Ici, n’a-t-on pas licen­cié du Théâtre Pol­s­ki un directeur ouvert avec lequel col­lab­o­rait depuis des années le grand met­teur en scène Krys­t­ian Lupa pour le rem­plac­er par un acteur médiocre décon­sid­éré dans le milieu théâ­tral ? Suite à cette déci­sion arbi­traire Lupa a sus­pendu toute rela­tion avec le Théâtre Pol­s­ki. Un geste poli­tique ! Mais, en même temps, le pou­voir a soutenu et défendu à Varso­vie la créa­tion du Nowy teatr de Krzysztof War­likows­ki ? Le pou­voir se mon­tre intran­sigeant sur les grandes déci­sions de société mais lou­voie sur des aspects moins fla­grants, comme le théâtre. J’ai donc décidé d’y aller. Et ceci d’au­tant plus que je n’ai pas subi, venant de la Pologne, comme ce fut le cas pour l’U­nion sovié­tique, ni la pres­sion exer­cée par le Krem­lin ni l’im­mi­nence d’une occu­pa­tion. Deux poids, deux mesures… sans doute. Mais toute déci­sion de cette nature n’im­plique-t-elle pas un exa­m­en atten­tif du con­texte et une con­duite adap­tée aux don­nées spé­ci­fiques. Pour moi, la Pologne ce n’est pas la Russie. Voilà pourquoi je me suis ren­du et à Lodz pour les événe­ments organ­isés autour de Krzysztof War­likows­ki, en par­ti­c­uli­er la présen­ta­tion dans le nou­v­el espace de la ville de son adap­ta­tion prousti­enne, Les Français, et à Varso­vie à l’oc­ca­sion de l’ou­ver­ture de Nowy théâtre qu’il a souhaité depuis longtemps de tous ses voeux. Je suis revenu ensuite pour les Olympiades théâ­trales où Jaroslaw Fret réu­nis­sait les grandes fig­ures d’hi­er et aujour­d’hui du théâtre européen. Ce fut l’oc­ca­sion de retrou­ver, avec nos­tal­gie et par­fois avec amer­tume, les héros d’un autre temps, Suzu­ki Tadashi, Euge­nio Bar­ba ou ceux qui ani­ment encore la scène occi­den­tale, Robert Wil­son, Roméo Castel­luc­ci, Valery Fokine. L’événe­ment pre­nait le sens d’une antholo­gie encore vivante des légen­des d’un théâtre d’hi­er et d’au­jour­d’hui. Agréable aus­si qu’éprou­vante ren­con­tre avec « le temps retrou­vé » !

Théâtre BITEF, Bel­grade. Pho­to D.R.

À Bel­grade, je me suis inter­dit d’ac­cepter la moin­dre vis­ite lors du délire de Milo­se­vic, presque précurseur des dis­cours actuels de Pou­tine, sur « la Grande Ser­bie » et des géno­cides pra­tiqués dans les pays satel­lites de l’an­ci­enne Yougoslavie. Je suis allé à Sara­je­vo et les réc­its enten­dus aus­si bien que les cica­tri­ces urbaines inscrites à même le pave­ment des rues m’ont con­forté dans ma déci­sion : refus légitimé ! Cette année, mon ami, Ivan Medeni­ca a pro­gram­mé l’édi­tion anniver­saire des 5O ans du BITEF, le célèbre fes­ti­val ini­tié par Mira Trailovic et Jovan Cir­ilov. Le plaisir de retrou­ver Bel­grade m’a séduit car, cette fois-ci, pour de vrai j’é­tais appelé a revivre ma pre­mière vis­ite dans cette ville qui organ­i­sait le fes­ti­val qui s’est con­sti­tué pour moi, jeune cri­tique encore en Roumanie,  en « uni­ver­sité » du théâtre car ici j’ai pu décou­vrir Stein et Gro­tows­ki, Bar­ba, le Grand Mag­ic Cir­cus, Mer­ce Cun­ning­ham. Habité par cette réminis­cence inou­bli­able com­ment aurais-je pu regag­n­er la cap­i­tale serbe sous la férule de Milo­se­vic ? Par con­tre, c’est avec émo­tion que je me suis retrou­vé sur la rangée des invités d’hon­neur, les sur­vivants, qui avaient ani­mé le fes­ti­val, Alla Demi­do­va, Nekroscius, Bil­jana Srbanovic… en les voy­ant se lever je me réjouis­sais et tout à la fois je m’at­tris­tais en pen­sant à un autre ami, de jadis, aujour­d’hui dis­paru, Jovan Cir­ilov. Il m’avait accueil­li, ensuite je l’ai retrou­vé ailleurs dans le monde : rien ne nous a séparés. Aujour­d’hui Medeni­ca, que, dès notre pre­mière ren­con­tre, j’ai assim­ilé à un alter ego a rem­placé Jovan et, un soir, il m’a sem­blé que nous con­sti­tu­ions une chaine où je me trou­vais au milieu, entre eux, entre deux généra­tions, entre le passé et le présent. À Bel­grade, l’e­sprit ini­tial du BITEF a ressus­cité, l’inédit des spec­ta­cles présen­tés, la pen­sée libre, mais artic­ulée, ain­si je retrou­vais les orig­ines de ce fes­ti­val qui, pour nous, les jeunes des pays avoisi­nants, la Roumanie en l’oc­cur­rence, se présen­tait comme un phare éclairé dans la nuit. À Bel­grade les durées se mélangeaient et, moi, j’en éprou­vais l’at­trait : la con­fu­sion des temps !

À Bucarest, du temps de Ceauces­cu, Hubert Nyssen, le créa­teur d’Actes Sud, m’a demandé s’il pou­vait y aller. Il éprou­vait les doutes qui furent les miens lorsque j’ai aban­don­né le pro­jet de mon voy­age russe. Je lui ai con­seil­lé de ne pas aban­don­ner la vis­ite car, invité par l’In­sti­tut Français, il ne ser­vait pas de cau­tion au régime et n’é­tait pas son pris­on­nier. Mes amis, écrivains, gens de théâtre, l’at­tendaient. Aujour­d’hui, pour l’in­stant, de telles réserves ne pointent plus, le pays sem­ble être plus apaisé qu’au­par­a­vant. Et le Fes­ti­val Nation­al du Théâtre (FNT) dirigé par Mari­na Con­stan­ti­nes­cu a fourni un panora­ma réu­nis­sant les généra­tions con­fon­dues de la scène roumaine actuelle. Aujour­d’hui, la plu­part des fes­ti­vals sont inter­change­ables car il sont en majorité con­sti­tués en agences de pro­mo­tion des valeurs de pres­tige, un fes­ti­val nation­al se fait rare. Ce fut le cas d’Av­i­gnon à l’o­rig­ine où, comme me dis­ait Rober­to Mon­ti­cel­li du Cor­riere del­la sera, on se rendait pour décou­vrir l’é­tat du théâtre français. Au FNT on peut voy­ager au sein du théâtre roumain pour décou­vrir des artistes et éval­uer les direc­tions affir­mées, les choix opérés. Il ose être prin­ci­pale­ment « nation­al » et, ain­si, encore… orig­i­nal.

Audi­to­ri­um du Théâtre de Český Krumlov. Pho­to © Věroslav Škrabánek.

À Prague, je suis allé d’un pas hési­tant, mais je suis allé ! Et évidem­ment le pre­mier geste fut de me ren­dre au mon­u­ment de Jan Palach, le héros emblé­ma­tique du Print­emps de Prague qui fut, pour nous, à l’époque, l’in­car­na­tion d’un mar­tyre laïc. Ensuite, grâce à une amie, Jit­ka Pele­cho­va, et à ma demande, j’ai pris la route vers l’An­cien, vers le théâtre de Cesky Krumlov. Ce théâtre baroque dont je rêvais et qui me sem­blait être resté comme une chrysalide fixée dans l’in­stant  d’un temps immo­bile. Lorsque je me suis approché, dès l’en­trée, en regar­dant le décor recon­sti­tué je plongeais dans la mémoire heureuse du théâtre – fête, image presque onirique érigé en sceau de mémoire. Ensuite, loin du présent, nous avons vis­ité les ate­liers, nous avons vu les décors et décou­vert les acces­soires : je voy­ais, je touchais les instru­ments qui per­me­t­tent au théâtre de con­stru­ire un monde « sec­ond ». Et, sous l’emprise de pareils envoûte­ments, j’ai pen­sé à Prospéro et à la célèbre Tem­pête de Strehler qui avait ressus­cité les anciens pou­voirs du théâtre. Cette fois-ci, sous mes yeux, à la prox­im­ité de mes doigts, ils étaient à ma portée et, ain­si, j’en­gendrais mon pro­pre rêve de théâtre. Un théâtre de l’ar­ti­fice, mais, comme dis­ait Oscar Wilde, « beau parce que faux ».

Et à Budapest ? Ces jours-ci, on aurait pu se rap­pel­er les 60 ans de l’In­sur­rec­tion écrasée dans le sang par l’ar­mée russe, de même que le Print­emps de Prague fut étouf­fé par la pres­sion mil­i­taire du Krem­lin qui, aujour­d’hui, se plaît à ranimer les vieux démons. À Budapest – y aller ou pas ? Orban s’af­fiche comme réfrac­taire à l’é­gard de la poli­tique migra­toire, muselle l’op­po­si­tion, déplace les dirigeants des struc­tures artis­tiques. On m’in­vite à Budapest mais je tarde à décider. Je ne suis pas pareil à cet artiste roumain soi-dis­ant sur­réal­iste qui, en pleine cam­pagne élec­torale, m’a révolté en dis­per­sant ses affich­es pub­lic­i­taires, dans les rues de Bucarest, sous la devise : l’Art ne choisit pas.

Moi, je choi­sis, au moins pour ce qui est de mes voy­ages.

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Écrit par Georges Banu
Écrivain, essay­iste et uni­ver­si­taire, Georges Banu a pub­lié de nom­breux ouvrages sur le théâtre, dont récemment La porte...Plus d'info
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