Iphigénies du 21ème siècle

Compte rendu
Théâtre

Iphigénies du 21ème siècle

Le 27 Fév 2017
"7 minutes" de Stefano Massini, mise en espace Maïa Sandoz. Photo Manuella Anckaert
"7 minutes" de Stefano Massini, mise en espace Maïa Sandoz. Photo Manuella Anckaert

Il existe des œuvres dra­ma­tiques qui, à peine les a‑t-on effleurées, vien­nent vous habiter pour longtemps. Mais com­ment don­ner à voir la force de cer­tains textes avant même qu’ils n’aient pu être artic­ulés en spec­ta­cles ? C’est le pari du Fes­ti­val « Prise directe », qui a vu naître sa troisième édi­tion au mois de févri­er 2017. Implan­té en métro­pole lil­loise et ini­tié par Capucine Lange et Arnaud Anck­aert (respec­tive­ment direc­trice et con­seiller artis­tique de la pro­gram­ma­tion), le fes­ti­val s’articule autour de lec­tures de pièces con­tem­po­raines — des œuvres pou­vant dif­fér­er dans leur style, mais se faisant tou­jours écho par le geste d’écriture qui les ani­me. 

Les deux créa­teurs de ce temps fort, tels des « défricheurs de textes » comme ils le for­mu­lent eux-mêmes, s’attèlent à repér­er des auteurs et à faire pass­er leurs textes fraîche­ment écrits ou traduits, par­fois inédits. Le Fes­ti­val se veut égale­ment une vraie oppor­tu­nité de ren­con­tre, puisqu’il pro­pose d’associer des artistes n’ayant encore jamais col­laboré (comédien.ne.s, metteurs.ses en scène, auteurs.trices, traducteurs.trices) pour aboutir en quelques jours de répéti­tions à des mis­es en espace de ces œuvres dra­ma­tiques. Le nom « Prise directe » révèle en out­re la volon­té affir­mée de don­ner à enten­dre des écri­t­ures entre­tenant un lien immé­di­at avec le réel et les ques­tions majeures de notre époque.

C’est d’ailleurs ce qu’ont pu ressen­tir les spec­ta­teurs de deux des lec­tures-spec­ta­cles pro­posées le pre­mier week-end du Fes­ti­val. D’abord, Iphigénie à Splott de Gary Owen (traduit par Kel­ly Riv­ière et Blan­dine Pelissier) est un mono­logue inspiré du mythe grec mis en espace par Olivi­er Wern­er. Il réin­vente une Iphigénie qui nous serait con­tem­po­raine, habi­tant un quarti­er pau­vre de Cardiff, la cap­i­tale du Pays de Galle. À tra­vers la jeune femme (bril­lam­ment inter­prétée par Noémie Gantier), on décou­vre une classe sociale meur­trie par la désin­dus­tri­al­i­sa­tion et le chô­mage, bouffie par la mis­ère et l’alcool. La sec­onde pièce, 7 min­utes de Ste­fano Massi­ni (traduite par Pietro Piz­zu­ti) réu­nit quant à elle des actri­ces pro­fes­sion­nelles et ama­tri­ces dans une mise en espace de Maïa San­doz. Ecrit à par­tir de faits réels, le texte retrace l’histoire de dis­sen­sions entre salariées d’une même entre­prise face aux négo­ci­a­tions avec leurs chefs.

Si la pre­mière pièce prend la forme d’une log­or­rhée pétrie d’humour noir, la sec­onde déroule un long débat à la langue trou­blante de réal­isme. Des styles et des tons dif­férents, donc, mais qui don­nent lieu à deux moments théâ­traux vecteurs d’un même jail­lisse­ment. D’abord, les deux textes lais­sent enten­dre des voix de femmes loin de tous les clichés – chose notable, tant cela est encore trop inhab­ituel au théâtre. Mais la par­tic­u­lar­ité com­mune aux deux œuvres est sans doute de représen­ter les vic­times d’une cer­taine bru­tal­ité de l’économie de nos sociétés, sans jamais tomber dans le mis­éra­bil­isme ou la con­de­scen­dance. Der­rière la faib­lesse sociale d’Effie, l’héroïne d’Iphigénie à Splott, émer­gent la vigueur et la rage ; der­rière l’absence appar­ente de pou­voir des employées de 7 min­utes, écla­tent une remar­quable com­bat­iv­ité et la com­pé­tence rare de men­er à bien un pur débat démoc­ra­tique.

Ain­si, ces per­son­nages féminins, emblèmes d’une couche de la pop­u­la­tion en pre­mière ligne des coupes budgé­taires dras­tiques effec­tuées dans les secteurs de l’économie publique comme dans ceux des entre­pris­es privées, révè­lent un bouil­lon­nement et une révolte en marche. Certes, elles sont les sac­ri­fiées d’une société régie par un néo-libéral­isme dévas­ta­teur ; à cet égard, les auteurs les trait­ent sans aucune com­plai­sance ni la moin­dre pitié. Mais elles appa­rais­sent surtout comme celles qui, mal­gré les humil­i­a­tions d’un sys­tème, con­tin­u­ent de faire grandir une énergie indompt­able. Iphigénies d’un monde mod­erne, ces nou­velles sac­ri­fiées n’échappent pas tout à fait à leur des­tin trag­ique. En revanche, elles font preuve d’une force jamais tout à fait vain­cue ; par là, elles nous révè­lent un monde au bord de la fail­lite, proche d’être boulever­sé par ceux – en l’occurrence par celles – qu’il se plaît à ne jamais épargn­er.

Le festival Prise directe - Lectures de théâtre contemporain s'est tenu du 3 au 10 février derniers, dans plusieurs lieux de la métropole lilloise.

 

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Écrit par Selma Alaoui
Actrice, notam­ment sous la direc­tion de Nico­las Luçon, Anne-Cécile Van­dalem et Armel Rous­sel, et met­teuse en scène : Notes...Plus d'info
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