La musique live et la fêlure des mots (1/2)

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La musique live et la fêlure des mots (1/2)

Le 6 Fév 2017

Une émo­tion s’empara de moi lorsque, dans le jury de sélec­tion organ­isé par un ami, Andrei Ser­ban le créa­teur de la célèbre Trilo­gie antique, invi­tait les can­di­dats à pass­er de “la parole aux chants” et sous l’emprise de cette décou­verte le glisse­ment révéla­teur con­sti­tua l’ob­jet d’un des plus accom­plis événe­ments organ­isé dans les années 90 par l’A­cadémie Expéri­men­tale des Théâtres. Un livre lui a été con­sacré et nous pou­vons y retrou­ver les témoignages les plus divers, les pro­pos con­crets de grands artistes qui ont cul­tivé cet exer­ci­ce du “voy­age” sonore, source d’une pal­pi­ta­tion affec­tive ou d’une rup­ture agres­sive. Soit le camaïeu des sons, soit la déchirure des songs. Soit la remon­tée des échos de l’o­rig­ine sacrée, soit l’in­ser­tion des mélodies urbaines, soit la Grèce, soit l’Alle­magne ! Avec comme terme inter­mé­di­aire l’I­tal­ie et le par­lar­can­tan­do de Mon­tever­di. Cette indé­ci­sion fut placée par Hein­er Müller sous le signe du fameux pro­pos de Wittgen­stein : “Ce dont nous ne pou­vons plus par­ler il faut le taire” car l’écrivain sen­si­ble à la ques­tion avancée répon­dit : “Ce dont nous ne pou­vons plus par­ler il faut le chanter”. 

Les mots et les chants s’épousent et per­me­t­tent le pas­sage d’une rive à l’autre en entraî­nant le spec­ta­teur sur le fleuve de l’é­mo­tion sus­citée par ce frot­te­ment, par l’in­cer­ti­tude du bord-à-bord qui per­met la tra­ver­sée si sub­tile­ment pra­tiquée. Tan­tôt ce sont les acteurs qui chantent, tan­tôt les per­son­nages, mais, chaque fois, le spec­tre de la voix se dilate et acquiert une exten­sion inusitée aupar­a­vant. La séduc­tion provient du pas­sage effec­tué autant que de la pra­tique affichée. Nous nous retrou­vons par­fois de ce côté-ci, par­fois de ce côté-là.

Nous avons pointé alors un des symp­tômes de la mise en scène de l’époque. Et tout a attesté la richesse de cet exer­ci­ce aujour­d’hui plus ou moins en retrait : il a per­du de son anci­enne atti­rance. Mais une muta­tion est inter­v­enue, un rem­place­ment s’est opéré et cette nou­velle pra­tique a fini, aujour­d’hui, par se con­stituer en “mytholo­gie” dans le sens barthésien du terme, à savoir en lieu com­mun, pro­pre à la scène mod­erne. Il s’ag­it du pas­sage de la parole à la musique live, de la com­mu­ni­ca­tion lin­guis­tique au choc de la musique. À quoi cor­re­spond-t-il ? Je l’ai con­staté depuis quelques années et il per­siste encore en con­fir­mant cette volon­té générale d’in­ser­tion sur le plateau des matéri­aux non-théâ­traux.

L’empreinte ori­en­tale

Il y a des précurseurs qui ont ouvert la voie et elle porte la mar­que de l’Ori­ent, de ses man­i­fes­ta­tions syn­cré­tiques appré­ciées polémique­ment par tant de gens de théâtre ayant comme guide Artaud et ses hymnes lancés à la gloire du “théâtre bali­nais”. Ils ren­dent hom­mage au recours à la musique  comme parte­naire de jeu, véri­ta­ble mar­que iden­ti­taire du spec­ta­cle ori­en­tal. Brook l’as­sume et Mnouchkine la cul­tive.

Pour les grands spec­ta­cles épiques inspirés par les réc­its fon­da­teurs de l’Ori­ent, La Con­férence des oiseaux et le Mahab­hara­ta, Brook soit réu­nit un petit orchestre soit se con­tente d’un bat­teur de génie, Toshi Tsu­chi­tori, placés chaque fois au coin du plateau. Ils suiv­ent le déroule­ment du spec­ta­cle et, ponctuelle­ment, inter­vi­en­nent à des moments bien pré­cis. Inter­ven­tions épisodiques, suc­ces­sives, qui accor­dent à la sit­u­a­tion un sur­plus d’im­pact et accentuent la portée d’un événe­ment : ils s’in­scrivent dans le déroule­ment dra­maturgique de la représen­ta­tion. Chaque fois la musique opère comme un parte­naire impromp­tu et occa­sion­nel. Son rôle, bien qu’in­spiré par les mêmes cul­tures, dif­fère chez Ari­ane Mnouchkine qui a érigé Jean-Jacques Lemêtre en dou­ble scénique. Lui aus­si placé non pas sur le plateau, mais dans son intim­ité, développe un véri­ta­ble parte­nar­i­at avec les comé­di­ens qui évolu­ent sur la scène : ils s’avouent être indis­so­cia­bles. La musique forme une sorte de nappe sonore inin­ter­rompue qui nour­rit, impulse et suit les acteurs. Et d’ailleurs, tou­jours vis­i­ble, Lemêtre se con­stitue en “acteur/musicien” à part entière car inté­gré dans la représen­ta­tion et présent sans dis­con­ti­nu­ité. Jean-Jacques Lemêtre cul­tive sa rela­tion avec les comé­di­ens, son rôle et sa manière de s’as­soci­er à leurs presta­tions. Il est leur parte­naire de plateau. Et, en homme orchestre, ne priv­ilégie aucun être ni aucun épisode, il n’a rien d’un accom­pa­g­na­teur, il représente l’autre pôle de la représen­ta­tion qui s’or­gan­ise, comme une ellipse, sur la base de ces deux foy­ers : les paroles et la musique. Les deux sont égale­ment néces­saires. Et ici on recon­naît, sans l’om­bre d’un doute, le sceau de l’Ori­ent et de l’Inde en par­ti­c­uli­er. Les spec­ta­cles de Mnouchkine ne peu­vent pas s’en sépar­er et ils s’ap­puient sur une orig­ine dou­ble, ori­en­tale sur le plan des formes et occi­den­tale sur le plan du dis­cours. Ces fiançailles les définis­sent. Et nous les ren­dent proches aus­si bien qu’éloignés, rela­tion que Mnouchkine affec­tionne.

L’émer­gence du présent

Comme jadis, lors de la scène orig­i­naire du pas­sage de la parole aux chants, une même émo­tion s’est emparée du spec­ta­teur que j’é­tais à Oth­el­lo, le spec­ta­cle de Thomas Oster­meier. Émo­tion, depuis, réitérée au point de devenir un mar­queur des mis­es en scène qu’il signe à la Schaubühne, de Ham­let à L’En­ne­mi du peu­ple : la musique live inter­vient con­stam­ment. Et elle pro­cure le même effet de sur­prise, de boule­verse­ment, de défla­gra­tion sonore qui brise la con­ti­nu­ité du réc­it et injecte une énergie toute par­ti­c­ulière sur le plateau. Le procédé a con­nu depuis une exten­sion toute par­ti­c­ulière au point de l’ériger en sig­na­ture com­mune d’une généra­tion de met­teurs en scène, de War­likows­ki à Waj­di Mouawad. Même tout récem­ment dans Wut d’El­friede Jelinek, le met­teur en scène Nico­las Ste­mann l’adop­tait égale­ment. De quoi est-il le symp­tôme ?

“Parce que nous avons tous voulu être des rockeurs” me répond ironique­ment cet acteur unique, André Wilms, épris de musique sur le plateau. Il s’a­gi­rait donc d’un résidu nos­tal­gique, d’un écho de jeunesse. Qui l’eut-cru ? Mais Thomas Oster­meier me l’a con­fir­mé un jour, pas exacte­ment dans les mêmes ter­mes, mais en me rap­pelant qu’il a débuté dans un orchestre dont il a éprou­vé longtemps l’im­pact, “même aujour­d’hui”, con­clut-il. Cette musique live serait donc la preuve d’un désir jamais aban­don­né, d’une voca­tion ini­tiale, déviée ensuite. “Nous sommes faits de nos décep­tions” dis­ent les scep­tiques. Elles nous habitent encore et si nous ne souhaitons pas entretenir des leur­res trompeurs leur rôle con­siste à préserv­er ce qui n’a pas été con­som­mé, ce qui n’est pas cen­dres encore, ce qui, souter­raine­ment, brûle encore.

Ici la musique live inter­vient comme une rup­ture, comme une frac­ture dans le déroule­ment des mots. Émer­gence vio­lente d’une actu­al­ité sonore en plein développe­ment d’un texte perçu comme ancien, même s’il est soumis à un tra­vail de “con­tem­po­ranéi­sa­tion”. La musique nous rap­pelle le présent, elle ren­voie au quo­ti­di­en des jeunes, elle agit comme un court-cir­cuit. Rien n’est con­tinu, des ful­gu­rances sont pos­si­bles et elles engen­drent une défla­gra­tion bru­tale au sein même de la fic­tion. Comme un séisme pas­sager, source d’une fêlure qui laisse sur­gir l’air et per­met de mieux respir­er. Par­fois, me suis-je inter­rogé : est-ce que la musique live n’a pas un rôle sim­i­laire à celui accordé aux paysages libres, ver­doy­ants et vivants, sur lesquels ouvrent si sou­vent les por­traits de la Renais­sance ? Au cœur des salles fer­mées, comme jadis le paysage au cœur des palais, elle dégage une fenêtre vers l’ex­térieur.

La musique live et la fêlure des mots par Georges Banu, partie 2.

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Écrit par Georges Banu
Écrivain, essay­iste et uni­ver­si­taire, Georges Banu a pub­lié de nom­breux ouvrages sur le théâtre, dont récemment La porte...Plus d'info
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