La musique live et la fêlure des mots (2/2)

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Réflexion

La musique live et la fêlure des mots (2/2)

Le 13 Fév 2017

Une visée généra­tionnelle

L’ex­er­ci­ce se retrou­ve dans Apol­lo­nia ou le Nou­veau cabaret de War­likows­ki où régulière­ment les épisodes musi­caux se dis­tinguent par leur inten­sité, par­fois abu­sive, trop répéti­tive. À quoi ren­voie un tel défer­lement sonore ? Plusieurs hypothès­es se dessi­nent. D’abord, comme jadis pour la vidéo à ses débuts, le désir de rat­tach­er explicite­ment le théâtre à une moder­nité généra­tionnelle. Fournir à un pub­lic jeune des sat­is­fac­tions sim­i­laires, voire même iden­tiques à celles procurées par les con­certs qu’il fréquente avec un engage­ment éper­du. Comme si les met­teurs en scène s’avéraient être révoltés con­tre le théâtre comme art ancien, suivi pri­or­i­taire­ment par un pub­lic âgé, peu attiré par les grandes mess­es des stars rock ou pop. La musique représente un pal­li­atif à cette inquié­tude.

Pal­li­atif qui s’ac­com­pa­gne par­fois de la reprise telle quelle des pro­to­coles de récep­tion repris par les spec­ta­cles qui invi­tent le pub­lic à taper des mains, à se lever, à se con­stituer en com­mu­nauté dont les liens se trou­vent exac­er­bés par la musique. Cette stratégie agace par­fois car elle manip­ule un pub­lic et l’en­traîne vers ces com­porte­ments dont on pen­sait le théâtre à l’abri. Si j’en­tre dans une salle c’est parce que je choi­sis de ne pas me livr­er aux emporte­ments d’une foule réu­nie sur les stades ou dans de gigan­tesques lieux de réu­nion. Le spec­ta­cle en adop­tant leur fonc­tion­nement témoigne d’un regret, d’un refoule­ment des artistes  et de leur volon­té d’as­soci­er le pub­lic à cette expéri­ence du manque dont l’ex­er­ci­ce de la musique révèle la portée. Preuve d’une panique et volon­té de guéri­son tem­po­raire, pas­sagère, con­tre la vieil­lesse du théâtre.

La musique live atteste d’une volon­té de rap­proche­ment du présent, par-delà l’in­tim­i­da­tion que peut exercer la cul­ture, surtout ce que l’on appelle la hochkul­tur à laque­lle sont asso­ciés, pour bon nom­bre d’ado­les­cents, les textes du réper­toire, même Shake­speare. Elle apaise les craintes et annule les com­plex­es, elle ren­voie aux con­certs et aux smart­phones dont tout jeune est aujour­d’hui un habitué. Grâce à cette musique il cesse de se sen­tir étranger et plonge dans le bruisse­ment qui lui est fam­i­li­er ; cela pro­duit un effet de recon­nais­sance. On peut se deman­der si le recours à la musique live ne s’ap­par­ente pas à l’autre, que j’ai obervé jadis, de la langue brute ? La langue de même que la musique par­ticipent de la même volon­té explicite de ral­liement à l’ac­tu­al­ité, du même pro­gramme de coop­ta­tion d’un pub­lic jeune, de la volon­té pro­gram­ma­tique d’at­ténuer pour un spec­ta­cle le statut pres­tigieux d’art du théâtre pour le con­ver­tir en acte vécu rat­taché au quo­ti­di­en immé­di­at ! On emploie les mots chargés d’un pou­voir agres­sif et on con­voque la musique affil­iée au même statut. Voici la stratégie ! Mais, par­fois, une réti­cence se fait jour, une réserve pointe : le théâtre n’en­vis­age-t-il pas ain­si de répon­dre à un “jeu­nisme” envi­ron­nant comme s’il s’agis­sait de vouloir cam­ou­fler son statut et dis­simuler sa nature ? Ne peut-on pas être réti­cent par rap­port à ces solu­tions qu’un usage abusif peut con­ver­tir en stratégie général­isée dont le but con­siste à pro­mou­voir un art con­sid­éré comme vieux mais adap­té aux goûts de la nou­velle généra­tion que l’on souhaite séduire ?

L’ex­er­ci­ce évo­qué ici souhaite ain­si accorder aux mots et aux actes un sur­plus d’én­ergie, attester la fièvre des per­son­nages jeunes qui se con­fron­tent aux déchire­ments du monde, aux déci­sions rad­i­cales. La musique n’ac­com­pa­gne pas, la musique exac­erbe l’in­ten­sité des états, fait explos­er la tenue des mots pour exas­pér­er les émo­tions. Elle entraîne une plongée dans les ténèbres et égale­ment ras­sure en rai­son des pou­voirs extrêmes dont la scène sem­ble ain­si se charg­er. Elle con­firme le pro­pos de Müller, elle entraîne les mots au-delà de leur voca­tion et pro­jette le pub­lic, surtout jeune, dans les abîmes vol­caniques, effer­ves­cents, que les met­teurs en scène souhait­ent activ­er. Cette musique sert de liant tout autant que de lien avec un pub­lic que les artistes souhait­ent sat­is­faire, sur un dou­ble plan. Celui de l’ex­ac­er­ba­tion des pas­sions et celui de la récep­tion cul­tivée dans des espaces étrangers au théâtre. Com­ment s’adress­er aux jeunes, com­ment ne pas vieil­lir — voilà le sens inqui­et de cet exer­ci­ce !

La musique, écho mélan­col­ique

Par ailleurs, la musique sur le plateau inter­vient autrement chez des met­teurs en scène rétifs à ces angoiss­es. Elle se laisse désign­er par la présence des pianos, des instru­ments, bref de tout ce qui annonce ses inter­ven­tions. Dans les Son­nets de Shake­speare mis en scène par Robert Wil­son, dans les spec­ta­cles de Christophe Marthaller, dans Comme il vous plaira mis en scène par Sil­viu Pur­carete, la musique instru­men­tale et vocale se con­stitue en sec­ond plan, éloigné, en pro­longe­ment des mots. Elle les relaie et se con­stitue en écho. Ici égale­ment il ne s’ag­it pas d’ac­com­pa­g­ne­ment, mais cette fois-ci le déni généra­tionnel du pub­lic aus­si bien que du théâtre n’opère plus. La musique n’ex­as­père pas les mots, mais dilate leur réso­nance, atténue les fron­tières et facilite leur com­mu­ni­ca­tion. Point de “mas­si­fi­ca­tion” du pub­lic cette fois-ci, bien au con­traire, appel à l’in­tro­spec­tion indi­vidu­elle, à la soli­tude dis­crète­ment dépassée par les chants et les notes égrenés avec douceur par des inter­prètes d’un autre âge que les bat­teurs ou les sax­o­phon­istes d’Oster­meier ou War­likows­ki. La musique s’ac­corde au théâtre sans procéder à la moin­dre greffe sonore vouée à sa régénéra­tion énergé­tique. Elle con­duit vers les con­trées secrètes des êtres aux­quels les mots ne parvi­en­nent pas tou­jours à accéder.

Il est sig­ni­fi­catif de retrou­ver sou­vent le recours à la musique live même dans les spec­ta­cles qui s’ap­puient sur des textes liés à la tra­di­tion, spec­ta­cles rat­tachés à la cul­ture pop­u­laire qui, dès l’o­rig­ine, a pra­tiqué la com­mu­nion des deux arts. Mihai Maniu­tiu pour Élec­tre, en Roumanie, a con­vié un groupe d’une région reculée qui par la force des chants, l’im­pact des mots et l’en­gage­ment des musi­ciens accen­tu­ait l’im­pact trag­ique des événe­ments. On retrou­vait ain­si une expres­sion par­faite de la force des orig­ines où la sépa­ra­tion ne rég­nait pas et où les musi­ciens aus­si bien que les acteurs con­vergeaient vers le même but. Une jeune danseuse/chanteuse coréenne de pan­sori Lee Jaram pour racon­ter seule les pièces de Brecht déploie un art de jeu con­som­mé, mais par­fois se retire pour offrir à des musi­ciens incan­des­cents la pos­si­bil­ité d’in­ter­venir avec un max­i­mum d’én­ergie.

Sur les plateaux actuels, la présence des musi­ciens se con­stitue en signe iden­ti­taire, par-delà les généra­tions et leurs visées dis­tinctes. Elle con­firme la con­vic­tion que les mots ne se suff­isent pas tout à fait aujour­d’hui et n’ont qu’à gag­n­er en s’as­so­ciant avec les accords des for­ma­tions ou des solistes que la scène con­vie. Cette musique qui se pro­duit dans notre intim­ité apporte la garantie d’une présence qui vient accroître l’au­ra qui est aujour­d’hui la valeur refuge des arts du vivant. Elle béné­fi­cie de l’ap­port des musi­ciens qui, par-delà les dif­férences, s’emploient à la cul­tiv­er, l’im­pos­er, la rehauss­er. Et ain­si ce que la vidéo a retiré au théâtre comme effet de présence, la musique l’ac­croît et accentue. Nous sommes con­viés à un exer­ci­ce gémel­laire auquel le plateau sert de foy­er con­cil­i­a­teur.

La scène mod­erne s’est trou­vé dans la musique jouée en direct un allié pour cul­tiv­er ce qui la dis­tingue dans ce monde de la com­mu­ni­ca­tion virtuelle, la cohab­i­ta­tion des acteurs et des instru­men­tistes qui, en com­mun, pro­curent un effet de présence. Peu importe ses man­i­fes­ta­tions…

Une énergie de plateau

La musique live aide les comé­di­ens car elle injecte de l’én­ergie sur le plateau, rythme le jeu et nour­rit l’ac­teur de pul­sions autres que sim­ple­ment textuelles. Lui, ne glisse pas ce “la parole aux chants”, il se con­stitue seule­ment en récep­ta­cle de la musique propul­sée fiévreuse­ment sur le plateau. Elle est néces­saire non seule­ment au pro­tag­o­niste, mais à l’équipe toute entière. Com­ment expli­quer autrement l’im­por­tance prise par la défail­lance de Bernard Can­tat dans le spec­ta­cle de Waj­di Mouawad avec les tragédies grec­ques ? La musique live devait servir de relais entre le des­tin antique et le présent immé­di­at. Elle représen­tait la con­ver­sion mod­erne du tra­vail, on ne peut plus pre­neur, du coryphée. La musique live aide la scène à s’é­panouir sur le plan des éner­gies déployées et des engage­ments assumées.

Mais la musique live accorde à la salle aus­si la pos­si­bil­ité de tra­vers­er bru­tale­ment le tun­nel du temps et de join­dre ces deux bouts… le passé et le présent. D’un côté l’en­gage­ment des comé­di­ens dans la proféra­tion du texte, de l’autre la plongée défer­lante des musi­ciens dans le monde sonore. Ren­con­tre opérée dans la présence du spec­ta­teur invité à recon­sid­ér­er son statut, à jouir alter­na­tive­ment et épisodique­ment de la mémoire des mots aus­si bien que des échap­pa­toires pro­posées par la ful­gu­ra­tion musi­cale. Si le pas­sage de la parole aux chants a mar­qué une époque, la défla­gra­tion musi­cale laisse son empreinte sur la nôtre, aujour­d’hui. Et ceci dans l’at­tente d’autres change­ments à venir.

Les met­teurs en scène lan­cent le même appel : “brisons le flot des mots pour se vouer aux enivre­ments des sons et retrou­ver ensuite, ren­for­cés par l’ex­péri­ence de cette rup­ture, la puis­sance de la langue et l’at­trait du réc­it”. La musique live est un remède et un pal­li­atif. Elle rend au théâtre ce droit à la rup­ture sans qu’il se dés­in­tè­gre, elle lui inculque cette énergie dont le rock est chargé, elle est une inter­mit­tence qui élar­git l’hori­zon de la récep­tion.

La musique live et la fêlure des mots par Georges Banu, partie 1.
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Écrit par Georges Banu
Écrivain, essay­iste et uni­ver­si­taire, Georges Banu a pub­lié de nom­breux ouvrages sur le théâtre, dont récemment La porte...Plus d'info
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