Le Thinker’s Studio

Compte rendu
Théâtre

Le Thinker’s Studio

Le 27 Mar 2017

Durant près de trois mois, de jan­vi­er à mars 2017, j’ai eu l’occasion d’accompagner la met­teuse en scène Dominique Roodthooft dans un ate­lier mené avec 8 étudiant.e.s en théâtre à l’Ecole supérieure des arts ARTS2 à Mons. Si je souhaite ren­dre compte de cette expéri­ence, c’est parce qu’elle s’est révélée assez inédite pour les étudiant.e.s, par les con­tenus et les formes qu’elle mobil­i­sait, soule­vant des ques­tions tant à l’égard du théâtre et du méti­er d’acteur.trice qu’à l’égard du rôle de l’artiste dans la société.

L’atelier était inspiré du pro­jet Thinker’s Cor­ner conçu par Dominique en 2016, où « de jeunes acteurs, munis d’or­eil­lettes et d’un micro, relaient dans l’espace pub­lic la parole de penseurs et intel­lectuels de la société civile, citoyens du monde, poètes, artistes d’aujourd’hui, qui revis­i­tent nos idées reçues en util­isant le mode du con­tre-pied. Les textes choi­sis s’ori­en­tent vers dif­férentes ques­tions qui nour­ris­sent un principe fon­da­men­tal : celui de ne pas renon­cer à l’e­spérance, de con­stru­ire col­lec­tive­ment un « mieux » com­mun sans faire l’im­passe sur la com­plex­ité. »

À l’heure des com­mu­nau­tarismes – nation­al­istes et autres – qui exclu­ent, divisent, sépar­ent, à l’heure des fron­tières qui se fer­ment et des murs qui s’érigent, à l’heure des désas­tres économiques et écologiques qui affectent l’ensemble des êtres vivants sur notre planète et nous plon­gent dans l’impuissance, com­ment envis­ager la pos­si­bil­ité d’un monde com­mun ? Cette ques­tion con­sti­tu­ait le fil rouge du Thinker’s Stu­dio créé avec les étudiant.e.s de Mons. Une ques­tion de société que nous souhaitions porter sur scène pour faire enten­dre des voix du réel qui y répon­dent.

Nous sommes parti.e.s de la propo­si­tion de la philosophe Isabelle Stengers : le monde com­mun ne passe pas par la com­mu­nauté mais par la com­po­si­tion. Et nous avons cher­ché des pen­sées qui « com­posent » avec l’Autre — celui qui n’a pas la même langue, cul­ture ou reli­gion, le même sexe, la même couleur de peau, l’étranger, l’inutile, le fou, le hand­i­capé, le délin­quant, le mar­gin­al, l’animal, le végé­tal…

De cette péri­ode de recherche à la table — avec l’aide d’internet ! – ont émergé les paroles « sens dessus dessous » de l’écrivain Eduar­do Galeano, celles du poète et philosophe Edouard Glis­sant sur la créoli­sa­tion, du com­pos­i­teur Nico­las Frize sur l’étranger, des psy­chi­a­tres Jean Oury et François Tosquelles sur la folie, du psy­ch­an­a­lyste Miguel Benasayag sur la diver­sité, de l’économiste Serge Latouche sur la décrois­sance, de l’artiste Bill Vio­la sur le cré­pus­cule, du philosophe Edgar Morin sur le chaos­mos, et les témoignages de trois patients filmés par Ray­mond Depar­don dans son doc­u­men­taire Urgences.

Chaque étudiant.e. a choisi une de ces paroles, qui l’interpellait, répondait à ses préoc­cu­pa­tions, l’interrogeait, l’émouvait. Ensuite, ils.elles ont été invité.e.s à con­cevoir un pro­jet, une ébauche à présen­ter, qui illus­tre, pro­longe ou réagisse à cette parole qu’ils.elles trans­met­taient avec la tech­nique du « ver­ba­tim » — c’est-à-dire en essayant de repro­duire le plus fidèle­ment pos­si­ble ce qu’ils.elles entendaient, y com­pris l’accent du locu­teur. Il s’agissait donc pour chacun.e de créer une petite forme d’environ dix min­utes, élaborée dans sa total­ité : dra­maturgie, scéno­gra­phie, écri­t­ure et jeu. Avec la con­trainte de n’utiliser pour leurs décors et acces­soires que des « restes » recy­clés, à savoir des bouts de car­ton et de ficelle et du matériel récupéré.

Ces exi­gences débor­daient évidem­ment du cadre de leur for­ma­tion d’interprètes, et les sol­lic­i­taient non pas en tant qu’acteurs.trices mais en tant qu’artistes-artisans créateurs.trices, appelé.e.s à assumer un engage­ment per­son­nel et une réflex­ion citoyenne, ain­si qu’à exercer leur autonomie, leur respon­s­abil­ité (col­lec­tive et indi­vidu­elle) et leur imag­i­na­tion.

Cela généra des ques­tion­nements, des doutes, des résis­tances, des sen­sa­tions d’égarement et de con­fu­sion chez les étudiant.e.s, mal­gré leur intérêt et leur investisse­ment dans l’atelier. D’une part à cause des sources mul­ti­ples d’où nous par­tions, des pen­sées agi­ta­tri­ces, per­tur­ba­tri­ces, con­tes­ta­tri­ces qui sus­ci­taient le débat ou néces­si­taient des éclair­cisse­ments ; d’autre part en rai­son du genre de « théâtre doc­u­men­taire » que nous propo­sions, où la recherche de doc­u­men­ta­tion prend du temps, où la struc­tura­tion de la matière émerge lente­ment, où le proces­sus de tra­vail est très ouvert et très « hor­i­zon­tal » — c’est-à-dire qu’en tant qu’animatrices de l’atelier, nous souhaitions com­pos­er avec les divers­es propo­si­tions et sen­si­bil­ités des étudiant.e.s en dis­cu­tant à par­tir de notre expéri­ence et de notre savoir-faire plutôt qu’en adop­tant une posi­tion de pou­voir déci­sion­naire, quitte à assumer les oppo­si­tions et les fragilités – y com­pris les nôtres –, en œuvrant sérieuse­ment mais joyeuse­ment, dans la générosité et la gen­til­lesse.

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Dominique, qui a une longue pra­tique d’animation de groupes dans les milieux de soins (soci­aux et psy­chi­a­triques), n’avait de cesse de rap­pel­er que la lenteur, l’errance et l’inaction font aus­si par­tie du proces­sus créa­teur, qu’être tout le temps dans l’action ferme la pos­si­bil­ité à de nou­velles sit­u­a­tions d’advenir, que le mijo­tage est néces­saire à la mat­u­ra­tion.

Par­al­lèle­ment aux pro­jets de chacun.e, nous avons tra­vail­lé des moments de chœur, où s’exprime la mul­ti­plic­ité des paroles des penseurs et s’unissent les divers­es sin­gu­lar­ités. Le texte du philosophe Paul B. Pre­ci­a­do, Fais tes car­tons sans savoir où tu démé­nages, et celui du Jeu des ficelles de la biol­o­giste et philosophe Don­na Har­away ont égale­ment fait l’objet d’un tra­vail choral, qui venait ponctuer les actions de chacun.e sous forme de brefs rassem­ble­ments des voix à l’unisson. Manière d’articuler, dans le proces­sus et dans la présen­ta­tion qui en a résulté, les dimen­sions de la per­son­ne et du col­lec­tif…

Au final, Le Thinker’s Stu­dio a don­né lieu à deux représen­ta­tions fortes et frag­iles à la fois, où les étudiant.e.s se sont pleine­ment engagé.e.s  dans les pen­sées qu’ils avaient choisi de trans­met­tre, ont assumé le risque de leur pro­pre parole, ont révélé la poésie et la fan­taisie de leur univers per­son­nel, se sont décou­vert des tal­ents per­for­mat­ifs inédits, ont fab­riqué des dis­posi­tifs jouants en se lais­sant inspir­er par la dimen­sion plas­tique de « l’art pau­vre » et ont réus­si à créer de la « beauté », comme en témoigne Sylvie Lan­duyt, direc­trice du Domaine du Théâtre des Art­s², qui a bien voulu rédi­ger quelques lignes sur le résul­tat du pro­jet.

La beauté est dans l’instabilité” – Sylvie Lan­duyt
Inviter Dominique Root­d­hooft et Isabelle Dumont à tra­vailler avec nos étu­di­ants, c’était don­ner à ceux-ci l’occasion de répon­dre à une esthé­tique par­ti­c­ulière.

Pren­dre en charge une parole pro­pre, inscrite dans le monde, nour­rie par de grands penseurs. “Ma parole d’acteur mélangée à d’autres voix, aus­si bien dans la pen­sée que dans l’organicité.” Décou­vrir leur sin­gu­lar­ité et en être émue. Décou­vrir des per­son­nages et être sur­prise par la palette de couleurs pos­si­bles de leur corps, de leur voix. Il ne s’agit donc pas seule­ment d’être inter­prète mais égale­ment arti­san com­plet d’une forme.

D’où ça par­le ? Com­ment ? Pourquoi ? Com­ment l’inscrire dans l’espace ?

Rechercher, con­stru­ire, porter, ouvrir des pos­si­bles. Une parole citoyenne, oui, mais non vin­dica­tive ni plain­tive, avec pos­i­tivisme parce que le com­bat d’un artiste peut aus­si être por­teur de joie.
Cet ate­lier a été mené en com­pag­nie des étudiant.e.s Marine Bernard de Bayser, Sébastien Coppe, William Lethé, Lau­ra Par­chet, Titus Per­rot-Roubaud, Emma Pourcheron, Lil­iane Tombelle, Elise Weis­senberg­er. Avec l’aide de Valérie Per­rin pour la scéno­gra­phie.

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Dominique Roodthooft
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Écrit par Isabelle Dumont
Actrice, créatrice de spec­ta­cles et de conférences scéniques, chercheuse curieuse, Isabelle Dumont a été interprète notam­ment des spec­ta­cles...Plus d'info
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