“Si mon travail est déterminé et compris uniquement par mes origines, on est complètement à côté de la plaque.”

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“Si mon travail est déterminé et compris uniquement par mes origines, on est complètement à côté de la plaque.”

Entretien avec Mohamed Rouabhi

Le 9 Oct 2017
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Com­ment définiriez-vous votre tra­vail de créa­tion artis­tique, envis­agé à l’aune de la « diver­sité cul­turelle » ? Et que revêt selon vous ce terme devenu d’usage courant au sein des insti­tu­tions cul­turelles ? 

« À l’aune de la diver­sité » est une expres­sion étrange, cela sup­pose que « la diver­sité » vient de naître, que cela existe depuis quinze jours…  J’ai tra­vail­lé en 1995 – 1996 sur Mal­colm X. Ce qui était impor­tant pour moi dans ce spec­ta­cle, c’était son par­cours dans sa glob­al­ité. Pen­dant toute sa vie, Mal­colm X a été, avec sa verve, porte-parole d’une organ­i­sa­tion : « The Nation of Islam », il ne par­lait pas en son nom. Qua­tre mois avant d’être assas­s­iné, il a fait un pèleri­nage à La Mecque, et là, il a décou­vert que le monde n’était pas blanc ou noir, et que cette chose n’était pas déter­mi­nante dans son com­bat per­son­nel, ni même dans sa foi, ou dans ses croy­ances. Il écrit, dans une let­tre à sa sœur, qu’il croise autour de lui à La Mecque une diver­sité insoupçonnable de couleur de peau et qui a pour point com­mun une même foi, la foi en l’Islam. Et, lorsqu’il revient, il est per­tur­bé par cela, il décide d’abandonner son poste de porte-parole de La Nation de l’Islam et il monte sa pro­pre organ­i­sa­tion. À par­tir de là, il ne lui reste plus que trois mois à vivre parce que jusqu’ici, ce qui lui impor­tait c’était de défendre les gens qui habitaient dans son quarti­er, ou des gens qui vivaient la même chose de par leur his­toire com­mune, à savoir l’esclavage, l’apartheid, les dis­crim­i­na­tions raciales. Et cela ne posait de prob­lème à per­son­ne qu’un Noir défende un autre Noir dans son quarti­er. Mais à par­tir du moment où un indi­vidu décide, qu’au fond, il partage les mêmes réflex­ions, la même lutte con­tre le pou­voir et l’oppression qu’un Viet-Cong, qu’un Con­go­lais, qu’un Péru­vien… cela devient un vrai prob­lème. À par­tir du moment où il com­mence à con­sid­ér­er que le com­bat est uni­versel et non plus à l’échelle de sa com­mu­nauté ou de son quarti­er, il devient un être incon­trôlable. Il est assas­s­iné, par un Noir armé par des Blancs.

Com­ment doit-on con­sid­ér­er notre tra­vail à nous qu’on dit « artistes issus de la diver­sité » ? Moi si je remonte au plus loin dans mon his­toire, mes orig­ines sont à l’Hôpital Lari­boisière dans le Xe arrondisse­ment. Si je remonte encore plus loin, alors on ne par­le plus de moi, on par­le de mes par­ents. On trim­balle des valis­es, mais il faut, au fur et à mesure, essay­er de s’en débar­rass­er et écrire sa pro­pre his­toire. Pourquoi m’interroger moi, Mohamed Rouab­hi sur « la diver­sité » ? Si mon tra­vail est déter­miné et com­pris unique­ment par mes orig­ines, on est com­plète­ment à côté de la plaque.

Le prob­lème en France est là. Tout va bien lorsque je par­le d’Octobre 1961, de pogroms anti-algériens, quand je fais un spec­ta­cle sur Mal­colm X ou sur les Black Pan­thers… Quand je suis un « artiste issu de l’immigration ».  Mais à par­tir du moment où je com­mence à faire autre chose, tout le monde se demande, mais pourquoi faire autre chose ? Pourquoi aller tra­vailler au théâtre du Rond-Point ? Pourquoi faire des comédies ? Qu’est-ce que ça a à voir avec « Mohamed Rouab­hi » ? Eh bien ça a tout à voir, car, au bout d’un moment, on ne peut pas non plus cat­a­loguer les gens dans un cer­tain reg­istre, et c’est ce qu’il se passe, et le prob­lème est là. Si on con­sid­ère la chose d’un point de vue eth­nique, on est com­plète­ment à côté de la plaque. Moi j’ai tou­jours tra­vail­lé avec des gens autour de moi sans jamais faire atten­tion au prob­lème de savoir s’ils étaient Noirs, Blancs, végé­tariens… ces ques­tions ne m’intéressent pas. J’essaye de racon­ter une chose avec les gens avec lesquels j’ai envie de tra­vailler.

Avez-vous le sen­ti­ment de subir, à titre per­son­nel, une iné­gal­ité de traite­ment en tant qu’artiste issu de l’immigration ; ou d’être vic­time d’une forme de stig­ma­ti­sa­tion, voire de ségré­ga­tion cul­turelle qui ne s’avoue pas en tant que telle ? 

En tant que comé­di­en, j’ai eu la chance de pou­voir tra­vailler avec des gens que j’aimais bien. Je n’ai jamais été ostracisé… Au ciné­ma et à la télévi­sion, on m’a pro­posé de faire des rôles de voy­ous, j’ai fait cela une fois, deux fois, et puis, ter­miné. Là où j’ai vrai­ment exer­cé mon méti­er, c’est au théâtre, j’ai joué une cinquan­taine de spec­ta­cles et rarement on m’a demandé de jouer un rôle « d’Arabe », 95 % de ce que j’ai fait n’avait rien à voir avec ce que je suis. Je suis un acteur, quand je joue, je joue ce qu’il y a à jouer. Mais par con­tre, j’ai tou­jours joué des textes con­tem­po­rains d’auteurs con­tem­po­rains vivants. On n’a jamais pen­sé à moi pour jouer Shake­speare, Corneille ou Molière alors qu’à la rue Blanche, dont je suis issu, on est tous for­més à l’alexandrin. Si je n’ai pas joué ces rôles, ce n’est pas que je ne voulais pas le faire, c’est qu’on ne me l’a jamais pro­posé.  Donc peut être, en creux, peut-on par­ler de stig­ma­ti­sa­tion…

En tant que met­teur en scène et directeur de com­pag­nie, lorsque je me suis présen­té il y a trois ans à Aubervil­liers pour la reprise du théâtre, je n’ai été reçu par per­son­ne, ma can­di­da­ture était anec­do­tique, alors que je con­nais bien la Seine-Saint-Denis, que j’ai une action sur ce ter­ri­toire depuis longtemps. Autant on peut imag­in­er nom­mer à la tête de cen­tre choré­graphiques ou dans les DOM TOM une per­son­ne « issue de l’immigration », je pense à Madani, à la Réu­nion ou à José Pliya, à la Mar­tinique, autant, il y a main­tenant quelques femmes qui diri­gent des cen­tres dra­ma­tique, mais tou­jours pas de noirs ou d’arabe. Je pense qu’est encore ancré, dans les fan­tasmes, que ce ne sont pas des gens qui peu­vent gér­er « l’argent pub­lic », ce sont soit des fainéants pour « les noirs », soit des voleurs pour « les arabes ». Le prob­lème n’est pas un manque de com­pé­tence des per­son­nes « issues de la diver­sité », c’est un manque de con­fi­ance. Moi je dirige une com­pag­nie, on a un admin­is­tra­teur, un directeur au compte, etc. Lorsqu’on dirige une struc­ture avec de l’argent pub­lic, on ne peut pas telle­ment sor­tir des rails…

(…)

Pro­pos recueil­lis par Lisa Guez.

L'intégralité de cet entretien est disponible en accès libre dans le dossier "diversité" proposé sur notre site.

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Entretien
Numéro 133
14
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