Un second souffle plein d’espoir 

Entretien
Opéra

Un second souffle plein d’espoir 

Le 11 Déc 2017
Serge Kakudji, récital baroque à Bâle, 2017 Photo DR.
Serge Kakudji, récital baroque à Bâle, 2017 Photo DR.

LVG : Que revê­tent selon toi ces ter­mes de « diver­sité cul­turelle » devenus usage courant au sein des insti­tu­tions cul­turelles et com­ment défini­rais-tu ton tra­vail de créa­tion artis­tique envis­agé à l’aune de la « diver­sité cul­turelle » ?

SK : C’est mon cheval de bataille. Je souhaite amen­er l’émotion à l’endroit de uni­versel. En ce moment, je reprends la tournée du Sta­bat Mater de Vival­di ; j’ai voulu que cette œuvre soit réar­rangée pour vio­lon­celle et accordéon. Pour moi, l’accordéon est un instru­ment pop­u­laire, que tout le monde con­naît. J’aime ces gen­res hybrides. La diver­sité com­mence là : un opéra avec un accordéon ! Je tra­vaille pour que le pub­lic ressente une bulle d’émotion. Je le dis avec humil­ité. J’essaie d’être le plus vrai pos­si­ble. Tout cela demande beau­coup de tech­nique, ce n’est pas sim­ple.

Je tente de décloi­son­ner l’opéra, le jazz, la danse, etc. Le spec­ta­cle que je pré­pare est dans cet esprit-là : une ren­con­tre cul­turelle entre les mul­ti­ples iden­tités d’Afrique et l’opéra, et une ren­con­tre humaine. Je souhaite déstruc­tur­er les codes de l’opéra et le réin­ven­ter au con­tact du gowka gouade­loupéen, du bigu­ine des Antilles, de la rum­ba con­go­laise, de la musique des gri­ots maliens et du mbala séné­galais.

Déjà le nom de ce spec­ta­cle, Sec­ond souf­fle, en dit long ! En ce moment, on a besoin d’un sec­ond souf­fle, même en poli­tique. Il y aura du Rossi­ni, du Rameau, du Vival­di, accom­pa­g­nés de bat­terie, accordéon, djem­bé. Mes choix d’instruments sont des actes « mil­i­tants » en quelque sorte. Mais je ne veux rien impos­er au pub­lic, je souhaite qu’on se retrou­ve autour d’une table émo­tion­nelle. Cha­cun ressen­ti­ra quelque chose de dif­férent. Je souhaite don­ner un sec­ond souf­fle plein d’espoir !

LVG : As-tu déjà sen­ti à titre per­son­nel une iné­gal­ité de traite­ment ou as-tu été vic­time d’une sorte de stig­ma­ti­sa­tion de par tes orig­ines et ta couleur de peau ? 

SK : Je me sers aus­si bien du négatif que du posi­tif pour faire exis­ter cette émo­tion. J’ai été blessé un jour, vic­time d’une grave agres­sion raciste. Lors des représen­ta­tions de Coup Fatal, la pro­duc­tion ne voulait pas que ce soit annon­cé avant la représen­ta­tion. Je ne pou­vais pas danser, j’aurais voulu qu’on sache pourquoi. De mon côté, je n’ai pas eu l’énergie de deman­der des expli­ca­tions…

LVG : As-tu déjà eu des propo­si­tions de rôles où tu sen­tais que c’était lié à ta couleur de peau et pas spé­ciale­ment à ton tal­ent ?

SK : J’ai sen­ti que c’était lié aux deux. Je fais un style de musique qui est assez atyp­ique pour un Noir. Les pro­jets style « bêtes de scène », j’y fais atten­tion, bien sûr. J’ai refusé récem­ment un pro­jet à New York parce que je sen­tais qu’ils m’avaient invité plus pour « m’exhiber » par rap­port à mes orig­ines que pour ma per­son­nal­ité artis­tique. Mon but est de don­ner du bon­heur aux gens et de les faire rêver, voy­ager. Tout comme un acteur lit le scé­nario avant de s’engager, j’essaie de bien com­pren­dre le con­cept d’un pro­jet, le mes­sage général, avant de dire oui. Si les con­tours sont flous, si le sen­ti­ment est vague­ment empreint d’« api­toiement », je refuse sou­vent. Je ne veux pas que les gens puis­sent éprou­ver de la pitié. Mais si le spec­ta­cle ouvre des portes, s’il est généreux, ça me par­le.

LVG : Le fait d’être Con­go­lais d’origine t’a‑t-il apporté des dif­fi­cultés ou plutôt des propo­si­tions intéres­santes ? Ta car­rière a‑t-elle été freinée par tes orig­ines ou le con­traire ?

SK : Ça dépend… Ça dépend des maisons d’opéras, des théâtres. Il y en a beau­coup qui sont ouverts. Je pense qu’au final je suis appelé à tra­vailler davan­tage que les autres, pour « prou­ver » que je suis à la hau­teur. Si je suis venu en Europe c’est surtout pour bris­er ces fron­tières arti­fi­cielles. Nous avons tous des choses à partager et nous avons besoin les uns des autres.

LVG : Qu’as-tu ressen­ti à ton arrivée au Con­ser­va­toire de Namur ?

SK : C’était pas évi­dent. J’étais pas le seul Noir en Europe, heureuse­ment, mais au Con­ser­va­toire je crois bien que j’étais le seul. J’ai sou­vent sen­ti qu’on ne me « cal­cu­lait » pas, que je ne comp­tais pas. Ça, je l’ai ressen­ti pen­dant toutes mes études. Je devais réfléchir à chaque acte que je posais, à chaque geste que je fai­sais, chaque mot que j’énonçais. Si je me trompais ou si je fai­sais une chose de tra­vers, je devais dou­ble­ment me jus­ti­fi­er. J’ai dû beau­coup tra­vailler pour exis­ter au milieu de tout cela.

LVG : Assiste-t-on à une crise de la représen­ta­tion théâ­trale, d’après toi, vu le manque de diver­sité et de diver­si­fi­ca­tion de nos scènes européennes ?

SK : Je pense qu’au théâtre et à l’opéra, ça com­mence à s’ouvrir douce­ment.

LVG : As-tu par­fois assisté à des réac­tions éton­nantes de la part de spec­ta­teurs, se deman­dant si tu avais été engagé pour des raisons dra­maturgiques ?

SK : Je pense que si le spec­ta­teur s’arrête à ça, à une his­toire de couleur de peau, c’est l’artiste qui en est respon­s­able. L’artiste doit se sur­pass­er et faire oubli­er son apparence physique pour servir au max­i­mum le rôle et la musique. Là encore, pour un Noir c’est encore plus dur sans doute, il faut être irréprochable, d’un point de vue tech­nique mais aus­si émo­tion­nel.

LVG : Quel est le rôle des artistes dans le décloi­son­nement non seule­ment des dis­ci­plines artis­tiques mais aus­si des men­tal­ités ?

SK : Je pense que les artistes, de tous bor­ds, ont une grande respon­s­abil­ité car ils détectent les dan­gers ou les signes précurseurs de dan­ger, avant les autres. Les artistes obser­vent la société et inter­prè­tent ce qu’ils y voient. En tant qu’artiste, je souhaite qu’on respire un sec­ond souf­fle, un sec­ond souf­fle plein d’espoir. Mon objec­tif, ma rai­son d’être, est de créer des espaces émo­tion­nels et respectueux de l’autre. Man­i­fester, se révolter dans la rue, c’est bien aus­si, mais cela ne suf­fit par­fois pas. L’artiste man­i­feste, se révolte, sur le plateau. C’est pourquoi je souhaite créer au sein de ma com­pag­nie (Likem­bé asso­ci­a­tion) des actions artis­tiques qui soient aus­si sociales, des rési­dences, qui favoris­eraient des ren­con­tres dans une écoute mutuelle. Je me ren­seigne sur le tra­vail d’un artiste, sur ses valeurs, sur ce qu’il défend, si je dois l’engager dans mes créa­tions. Pour moi, c’est essen­tiel de faire de l’art une source de dia­logue entre les pays et les peu­ples.

LVG : Quel est le rôle le plus sur­prenant que tu aies endossé ?

SK : Tous les rôles sont sur­prenants. Il n’y a pas de petits rôles. C’est l’artiste qui doit ren­dre le rôle sur­prenant. Un rôle n’est jamais sur­prenant en soi. Par­fois, les petits rôles, où on ne chante pas beau­coup, déclenchent de grandes émo­tions.

Serge Kakudji sera prochainement au Théâtre Chaillot dans Two, Seul d’Annabelle Bonnery du 15 au 17 février 2018. Ce spectacle mêle la danse contemporaine à la musique baroque. 
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Écrit par Laurence Van Goethem
Lau­rence Van Goethem, roman­iste et tra­duc­trice, a tra­vail­lé longtemps pour Alter­na­tives théâ­trales. Elle est cofon­da­trice du média cul­turel...Plus d'info
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