Aristophane dans les banlieues

Théâtre
Parole d’artiste

Aristophane dans les banlieues

Le 4 Fév 2018
Eresia della Felicità, création en plein air en hommage à Maïakovski, par Marco Martinelli et 200 adolescents. Photo Claire Pasquier
Eresia della Felicità, création en plein air en hommage à Maïakovski, par Marco Martinelli et 200 adolescents. Photo Claire Pasquier

Pas une « mise en scène »  mais une « mise en vie »

Enseign­er le théâtre ? Mais le théâtre ne s’enseigne pas. Nous n’avions jamais vrai­ment aimé les « lab­o­ra­toires ». Erman­na avait bien sûr tiré béné­fice de cer­taines ren­con­tres avec des maîtres comme Jerzy Gro­tows­ki ou le Roy Hart The­atre, mais en général nous n’étions pas des prati­ciens de lab­o­ra­toires, con­traire­ment à la plu­part de nos con­tem­po­rains : cer­tains d’entre eux en avaient à peine ter­miné un qu’ils s’inscrivaient déjà à un autre, pour beau­coup c’était une drogue.

Et quand on nous a demandé à l’occasion d’en con­duire nous-mêmes, en général nous avons décliné l’offre. Comme je l’ai dit, nous aimions « faire » du théâtre, en assumant le risque des erreurs, cela nous sem­blait le meilleur moyen de l’apprendre. Mais à ce moment-là, l’invitation de cette pro­fesseure son­nait dif­férem­ment. Cette invi­ta­tion nous appelait dans un lieu-clé de la ville, l’école, l’institution con­sacrée à la trans­mis­sion du savoir, elle nous appelait là où nous sen­tions que nous devions aller, si nous voulions con­tin­uer à insuf­fler le bon esprit à la rela­tion avec la polis tel que nous l’avions pré­fig­uré avec Raven­na Teatro. Que sig­nifi­ait aller enseign­er le théâtre aux tous jeunes, dans un insti­tut tech­nique ? Nous ne le savions pas.

Il se fait que nous avons accep­té la propo­si­tion de cette enseignante, Gabriel­la Fig­i­ni, et nous avons com­mencé à tra­vailler dans trois écoles dif­férentes – out­re l’Itis, d’autres deman­des nous parv­in­rent des deux lycées, clas­sique et sci­en­tifique. Je n’étais pas seul, j’avais avec moi cette pre­mière année un acteur tout juste entré à Raven­na Teatro, Mau­r­izio Lupinel­li.

Nous nous dépla­cions en vélo d’une école à l’autre : à deux sur un seul vélo vu qu’on avait volé le mien, Mau­r­izio me prenant sur son cadre. Nous avons com­mencé en empor­tant avec nous des textes sur lesquels tra­vailler : Plu­to d’Aristophane pour le lycée clas­sique, Le petit Éléphant de Bertolt Brecht pour le sci­en­tifique, L’Inventeur du cheval d’Achille Cam­panile pour l’Itis. Nous ne savions vrai­ment pas com­ment faire, croyez-moi, mais nous avions bien en tête ce que nous ne voulions pas faire : il était clair que nous ne voulions pas met­tre en scène ces textes de façon canon­ique, avec une lec­ture à la table, une dis­tri­b­u­tion des rôles, une répar­ti­tion des répliques suiv­is d’un essai. C’était une méth­ode que nous n’avions d’ailleurs jamais pra­tiquée, même dans nos spec­ta­cles des Albe : mes dra­matur­gies étaient tou­jours des créa­tions ex novo, fruit d’une com­plexe alchimie, d’une con­cep­tion en com­mun avec Erman­na, d’une écri­t­ure inspirée aus­si par mes com­pagnons de tra­vail, par mes acteurs. Nous voulions qu’à la fin, ce lab­o­ra­toire débouche sur un spec­ta­cle au Rasi, mais nous savions surtout ce qu’il ne devait pas être : une école de théâtre. Nous avons donc com­mencé à regarder autour de nous. À écouter.

Le lab­o­ra­toire avait lieu une fois par semaine, une ren­con­tre de deux heures l’après-midi, d’octobre à avril : autour de nous, poussé peut-être par notre atti­tude curieuse, ces ado­les­cents com­mencèrent à s’ouvrir. Et ce fut l’origine de notre méth­ode de tra­vail, à par­tir de zéro. Nous fai­sions face à des jeunes qui n’aimaient pas le théâtre, ça, c’était cer­tain. Ils nous étaient tombés dessus, dis­ons le matin, avec toute leur classe, oblig­és par la bonne volon­té des enseignants face à l’habituel Piran­del­lo ennuyeux, à l’habituel et mor­tel Goldoni. Ils en avaient con­clu que le théâtre était une forme étrange de tor­ture chi­noise, une chose à ray­er défini­tive­ment : plus jamais. Nous avions face à nous ces ado­les­cents méfi­ants et nous com­prîmes que la clé, pour nous met­tre en rela­tion avec eux, était de les écouter : rien de plus sim­ple, non ? Et pour­tant c’est telle­ment dif­fi­cile, même par­fois impos­si­ble, d’écouter vrai­ment. Le moyen théâ­tral que nous avons trou­vé, instinc­tive­ment, pour dévelop­per cette écoute, fut de jouer à les faire impro­vis­er. Petits jeux, exer­ci­ces divers, des­tinés même seule­ment à les aider à dépass­er leur timid­ité ini­tiale. Pour leur faire com­pren­dre que ce qui était impor­tant était de s’amuser. Ce ne sont pas là des choses de rien l’amusement et la joie, et d’illustres penseurs nous con­for­t­aient dans cette pen­sée : « L’âme ne se nour­rit que de ce qui fait sa joie » avions-nous lu dans les Con­fes­sions de Saint Augustin. Une fois dépassées les pre­mières timid­ités, nous avons com­mencé les impro­vi­sa­tions autour des thèmes con­sti­tu­tifs des textes pro­posés : la guerre chez Brecht, l’injustice dans la dis­tri­b­u­tion des richess­es chez Aristo­phane, la stu­pid­ité de cer­tains pédants chez Cam­panile. C’étaient des impro­vi­sa­tions totale­ment libres, où nous deman­dions aux jeunes d’y met­tre tout, tout ce qu’ils pen­saient et dont ils rêvaient, mais aus­si tout ce qu’ils savaient ou aimaient faire mais dont ils n’auraient jamais cru que ce fût appro­prié à l’idée qu’ils se fai­saient du théâtre : chanter cer­taines chan­sons, rap­per, par­ler en dialecte ou dans sa langue mater­nelle, même s’il s’agit de l’arabe ou du roumain, ou dans des langues inven­tées, utilis­er les voix les plus extrav­a­gantes, de poussin ou d’ogre, comme dans un jeu d’enfant. Nous com­men­cions à com­pren­dre que si cer­taines con­di­tions étaient créées, ces ado­les­cents, si empotés au début, pou­vaient se déchaîn­er, se sen­tir libres de man­i­fester leur pro­pre univers, de l’exhumer hors de la tanière où il s’é­tait ter­ré jusqu’alors. Nous com­men­cions à com­pren­dre que ce qui émergeait de leurs impro­vi­sa­tions étaient leurs pro­pres vies. Les impro­vi­sa­tions se fai­saient de plus en plus pré­cis­es, nous atten­dions que l’am­biance se soit réchauf­fée pour com­mencer à utilis­er les textes et à les faire impro­vis­er en par­tant de scènes-sit­u­a­tions que nous leur propo­sions. De cette façon, c’était comme si les jeunes s’appropriaient les per­son­nages et les par­ties à jouer venaient avec naturel : cela se pas­sait aux yeux de tous, c’étaient leurs vies qui s’avançaient finale­ment à décou­vert, démasquées par eux-mêmes. Ils avaient besoin de porter un masque, un per­son­nage juste­ment, pour racon­ter à tra­vers cette fic­tion quelque chose d’eux-mêmes. Alors, qu’étions-nous en train de faire ? Une mise en scène ? Non, nous fai­sions une mise en vie.

Je sens déjà l’objection : les clas­siques sont ennuyeux. Ce n’est pas vrai, mais c’est vrai que c’est comme cela qu’ils sont perçus par tous les ado­les­cents, ou presque. Et par beau­coup d’adultes. Tout dépend donc de com­ment nous pou­vons les racon­ter, de com­ment nous les faisons voir. Il faut savoir ressus­citer les clas­siques, les imag­in­er quand ils n’étaient pas encore clas­siques, quand ils ne savaient pas encore eux-mêmes qu’ils étaient clas­siques ; se les imag­in­er donc vivants, jeunes, rebelles, insat­is­faits et fringants, polémiques et agaçants, comme sou­vent ils étaient en réal­ité, ces êtres humains qui, aujourd’hui, dans l’imaginaire de tant de gens, en sont réduit à un nom far­felu et un buste dans un musée, muet et inutile. Si nous l’interrogeons, si nous savons l’interroger, ce mar­bre com­mencera à nous par­ler.

Les ancêtres n’aiment pas les musées, croyez-moi. Le faux respect les irrite. Ils ont dés­espéré­ment besoin que quelqu’un les fasse jouer à l’air libre, ils n’en peu­vent plus de ces cages suf­fo­cantes de vénéra­tion et d’oubli où nous les avons empris­on­nés.

Ces trois spec­ta­cles furent représen­tés au Théâtre Rasi au print­emps 1993 : ce fut une fête inat­ten­due, irré­sistible. Un grand bon­heur pour ces ado­les­cents mais aus­si une belle réac­tion de la part de leurs con­tem­po­rains qui rem­plis­saient la salle. Un rite d’initiation pour ceux qui se trou­vaient au plateau, et la sur­prise, pour ceux qui étaient dans la salle, d’assister à un théâtre vivant et amu­sant comme un con­cert de rock ou une belle par­tie de foot. L’activité des lab­o­ra­toires décol­la en quelques années : les écoles se mul­ti­plièrent, par con­ta­gion naturelle. Ce fut une véri­ta­ble épidémie : en voy­ant les spec­ta­cles réal­isés, les autres écoles de la ville com­mencèrent à nous deman­der des lab­o­ra­toires. Lupinel­li et moi ne suff­i­sions plus, la demande dépas­sait notre offre, nous cher­châmes autour de nous d’autres col­lab­o­ra­teurs pour nous aider à faire face aux deman­des. Plusieurs cen­taines d’étudiants com­mencèrent à les fréquenter chaque année. Nous ne l’avions pas encore bap­tisée ain­si les pre­mières années, nous n’en étions pas encore con­scients, mais la non-école était née.

Dans les chapitres qui suiv­ent, je ten­terai, par­tant de cer­tains réc­its « exem­plaires », de mon­tr­er con­crète­ment ce que je dis­ais au début : com­ment on peut faire des étin­celles, à par­tir de la ren­con­tre entre les jeunes et les clas­siques, du frot­te­ment des deux bois. Ces jeunes qui prob­a­ble­ment ne « sauveront pas le monde », comme le prophéti­sait Elsa Morante dans les années 1960, mais dont ils peu­vent peut-être essay­er de se sauver. Et nous avec eux.

Extrait de Aristofane a Scampia de Marco Martinelli. Traduit de l’italien par Laurence Van Goethem.
Éditeur : Ponte alle Grazie, 2016. 
Merci à Cristina Palomba pour l'aimable autorisation de publication.
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Écrit par Marco Martinelli
Cofon­da­teur du Teatro delle Albe (Ravenne), créa­teur de la non-école en 1991. Auteur et met­teur en scène.Plus d'info
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