Bats abat ses cartes

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Bats abat ses cartes

Le 20 Sep 2018
projet « girl/fille » conception Isabelle Bats, L'Ancre, Charleroi, fév. 2019. ©Olivier Donnet.
projet « girl/fille » conception Isabelle Bats, L'Ancre, Charleroi, fév. 2019. ©Olivier Donnet.

Cette fille (ou girl) de Charleroi aurait pour­tant pu finir comme tant d’autres : sage met­teure en scène livrant son hon­nête tra­vail trois fois par an, ou autrice dra­ma­tique un peu didac­tique.

Si elle échap­pa à ce des­tin qui lui sem­blait promis à la sor­tie de l’INSAS (elle fit d’abord un par­cours un peu inquié­tant dans ce sens), c’est peut-être parce qu’elle eut la chance (c’est elle qui emploie ce terme, évo­quant même « l’ordre du mer­veilleux ») de naître à Charleroi-Nord, et de vivre son enfance dans une rue du haut de la ville, mar­quée « quart-monde », et qui eut deux fois les hon­neurs des faits divers de Détec­tive. Soit un ter­reau dra­ma­tique, vio­lent certes, mais com­biné à une édu­ca­tion volon­tariste à l’art et à la cul­ture pas­sant par les sub­limes expos du Palais des Beaux-Arts de Charleroi (époque Lau­rent Busine) et la pro­gram­ma­tion défricheuse du Théâtre de L’Ancre (époque Jacques Fumière). C’est notam­ment la fréquen­ta­tion de L’Ancre (Fool for Love, de Sam Shep­ard, qu’elle y vit mon­té par Robert Cordier, en reste un sou­venir mar­quant) qui va l’amener à l’INSAS… où elle espérait trou­ver « une lib­erté de ton ».

Il fau­dra quelques années ensuite pour que, d’expériences en expéri­ences, au théâtre de la Bal­samine ou au théâtre Poème à Brux­elles, au Cirque Divers à Liège, Bats déduise que les rôles pro­posés dans l’organigramme théâ­tral (« autrice », « met­teure en scène », « actrice »), ne sont pas tout à fait tail­lés à sa mesure. Ou au moins qu’elle ne s’y sent pas à l’aise unique­ment. Au milieu des années 2000, alors que le théâtre se laisse (à nou­veau) con­t­a­min­er par les esthé­tiques de la per­for­mance, Isabelle Bats trou­ve réelle­ment sa lib­erté de ton. Avec Anne Grand­hen­ry dans Anne et Isabelle, seule dans Les Petits ruis­seaux font les grandes riv­ières 1, puis dans nom­bre de per­for­mances uniques, et dans des « moments con­férencés » bien infor­més, à la fois fluc­tu­ants et d’une grande maîtrise du verbe, nour­ris de sa pra­tique très anglo-sax­onne du spo­ken word. Elle se main­tient aus­si en alerte grâce à son tra­vail de cura­trice (notam­ment avec Math­ias Varenne pour les soirées de per­for­mance « Crash Test » 2, un des espaces brux­el­lois de décou­verte les plus aven­tureux de ces dernières années). Et con­tin­ue aus­si à se prêter aux pro­jets d’autres artistes (notam­ment avec la cir­cassi­enne trans­genre et fémin­iste Phia Ménard 3), dans une posi­tion d’interprète volon­tiers mod­este.

Le tank de la « Ghost Army » d’Is­abelle Bats et Boris Dambly, à voir dans le cadre de Sig­nal #7 à Brux­elles du 21 au 23 sept.©CIFAS

La mod­estie est une des qual­ités de sa présence, à la fois sans fard et sou­vent un peu en dis­tance d’elle-même, prise dans un re-jeu. La pré­ci­sion aus­si, résul­tant plus de la con­cen­tra­tion dans l’instant que du labeur de la répéti­tion, qui éteindrait l’intensité. Ces qual­ités, qui s’appliquent à des actes physiques don­nés à voir pour ce qu’ils sont, sans drama­ti­sa­tion exces­sive, et à des réc­its les yeux dans les yeux, n’empêchent pas l’humour – plutôt froid – ni un imag­i­naire se récla­mant de la pop (avec un fort pen­chant pour celle, alter­na­tive, des années 1980), du sport, du New Bur­lesque, et d’un pan­théon d’icônes les­bi­ennes, de Louise Brooks à Nadia Comaneci. La dimen­sion les­bi­enne du tra­vail de Bats est d’ailleurs remar­quable, plus du point de vue de l’esthétique et du poli­tique que dans un éro­tisme affiché. À moins que cette absence d’érotisme appar­ent ne soit le sum­mum de l’érotisme les­bi­en ?

Ces élé­ments seront for­cé­ment con­sti­tu­tifs du prochain pro­jet de Bats, inti­t­ulé pour le moment Girl/Fille, qui à tra­vers plusieurs phas­es de recherche et rési­dences, doit l’amener à une sorte de par­cours procé­dant par sta­tions – sta­tions dont l’ordre demande encore con­fir­ma­tion et expéri­ence au plateau. Une sorte de Pas­sion les­bi­enne, for­cé­ment hors des sché­mas du théâtre, quoique conçue pour des plateaux de théâtre, et où Bats abat toutes ses cartes : le ten­nis (cen­tral), Land de Pat­ti Smith, un défilé des icônes ci-dessus évo­quées, un arpen­t­age des représen­ta­tions de la les­bi­enne dans les séries télévisées, quelques phras­es d’Ulrike Mein­hof… Une somme, en somme, non dénuée de nos­tal­gie.

Cette nos­tal­gie qui égale­ment appar­tient à son vocab­u­laire. Bats rap­pelle par exem­ple avec un tré­mo­lo dans la voix être née à la mater­nité Reine Astrid de Charleroi, dans un mag­nifique bâti­ment mod­erniste 4 aujourd’hui rem­placé par un stade de foot. Ce regard atten­dri qu’elle porte vers le passé, on le retrou­ve fréquem­ment dans ses col­lages scéniques, quand elle con­voque sou­venirs d’enfance et d’adolescence, fig­ures artis­tiques, sportives ou poli­tiques, et grands événe­ments de l’Histoire ou de l’actualité qu’elle agrège à sa cos­mogo­nie per­son­nelle. Ce n’est jamais dans une approche mor­tifère, pour se lamenter sur la dis­pari­tion du passé. Mais pour aller de l’avant, portée par le sou­venir, dans un mou­ve­ment courageux d’optimisme volon­taire, et sans niais­erie.

Cet arti­cle est pub­lié ini­tiale­ment dans « L’An­cre, un théâtre roy­al en réso­nance, 50 ans de créa­tion à Charleroi », qui sor­ti­ra sous peu aux édi­tions Alter­na­tives théâ­trales.

Vous pour­rez décou­vrir le prochain spec­ta­cle d’Is­abelle Bats, « Girl/Fille », à L’An­cre (Charleroi) dans le cadre du Focus auto­bi­ographique « Me, Myself & I » du 7 au 9 févri­er 2019 à L’Ancre.


  1. Dans les deux cas sous le regard de Chris­tine Gré­goire. ↩︎
  2. Les soirées « Crash Test » se sont tenues au Brass (Cen­tre cul­turel de For­est, Brux­elles) depuis 2013. Elles sont appelées à se tenir ailleurs à l’avenir. ↩︎
  3. Dans Belle d’hier, créa­tion au fes­ti­val Mont­pel­li­er Danse 2015 (Opéra Comédie). ↩︎
  4. Œuvre de l’architecte car­olorégien Mar­cel Leborgne. ↩︎

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Antoine Pickels
Antoine Pickels est artiste visuel, performeur, cinéaste expérimental, peintre de décor, éclairagiste, scénographe, metteur en...Plus d'info
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