Docteur Stockmann, prenez garde à vos débordements !

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Théâtre
Parole d’artiste

Docteur Stockmann, prenez garde à vos débordements !

Le 6 Mar 2018
Un ennemi du peuple © François Passerini - Tabula Rasa
Un ennemi du peuple © François Passerini - Tabula Rasa

Dans son com­bat pour la vérité, le doc­teur Stock­mann a quelque chose d’héroïque, d’é­mou­vant. Cet homme d’idéal et d’absolu mérite notre respect. Ses inten­tions sont vertueuses. Mais il arrive qu’une inten­tion vertueuse mal gérée, mal guidée se dévoie et con­duise à l’er­reur, à l’er­rance. L’en­fer, dit-on, est pavé de bonnes inten­tions — un rap­pel qui inter­dit une fra­ter­nité sans faille avec Stock­mann.

Pour pren­dre le doc­teur pour un vertueux bafoué, piét­iné, rejeté et se sol­i­daris­er avec lui, il faut faire l’im­passe sur quelques pas­sages embar­ras­sants du texte, ne pas vouloir enten­dre ce que dis­ent les mots, préfér­er l’en­vie qu’on a que ces mots dis­ent ce qu’on souhaite qu’ils dis­ent, bref il faut faire la sourde oreille et large­ment recourir à la mau­vaise foi.

Un homme met en cause la qual­ité des eaux d’une cité ther­male. Après analy­ses, il en souligne la dan­gerosité pour les clients des bains : il a rai­son. Puis, voy­ant son alerte niée, il passe d’une analyse tech­nique jus­ti­fiée à une mise en cause glob­ale de la société.

« STOCKMANN. -. Car il n’y a pas que les con­duites d’eau et l’é­gout, voyez-vous. C’est toute la société qu’il faut puri­fi­er, dés­in­fecter.                                                                                                          

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HOVSTAD. Voilà le mot de la sit­u­a­tion !

STOCKMANN. Il faut bal­ay­er tous ces com­bi­na­rds, voyez-vous. Les bal­ay­er dans tous les domaines ! »

Enten­dons les mots : « puri­fi­er », « dés­in­fecter » « bal­ay­er ». Ne peut-on pas y recon­naître un air fam­i­li­er, celui du « tous pour­ris, il faut faire le ménage » ? N’y a‑t-il pas là un par­fum de pou­jadisme, de pop­ulisme ?

Mais con­tin­uons le relevé des phras­es inquié­tantes. « Qui est-ce qui con­stitue la majorité des habi­tants d’un pays ? Les gens intel­li­gents ou les imbé­ciles ? Je pense que nous sommes tous d’ac­cord pour dire que sur cette terre, les imbé­ciles for­ment une écras­ante majorité. Alors, nom de dieu, peut-on accepter que les imbé­ciles gou­ver­nent les intel­li­gents ! Non ! non ! » Voilà une prise de posi­tion forte­ment anti démoc­ra­tique, sem­ble-t-il. Le doc­teur affirme l’urgence d’un gou­verne­ment des savants, vieille idée pla­toni­ci­enne pour laque­lle le gou­verne­ment des meilleurs garan­ti­rait le règne de la ver­tu, et qui trou­ve un regain de vital­ité dans le sci­en­tisme du XIXe siè­cle. Mais que je sache, le principe démoc­ra­tique ne fait pas de hiérar­chie entre les siens. La démoc­ra­tie n’aligne pas le droit de vote sur le degré d’in­tel­li­gence des votants. Alors, soit on affirme un principe démoc­ra­tique et dans ce cas une per­son­ne égale une per­son­ne ; soit on adopte le principe hiérar­chique et on renonce à l’ex­er­ci­ce démoc­ra­tique. L’opin­ion de Stock­mann est, on le voit, pass­able­ment prob­lé­ma­tique si on estime que la démoc­ra­tie est une valeur à défendre.

Mais ce n’est pas tout. Voici le plus ter­ri­fi­ant « Qu’importe la destruc­tion d’une com­mu­nauté qui ne vit que de men­songe ? Il faut la détru­ire, vous dis-je ! Tous ceux qui se nour­ris­sent de men­songe doivent être exter­minés, comme des bêtes mal­faisantes ! Vous finirez par gan­gren­er tout le pays ! Tout le pays, à cause de vous, mérit­era bien­tôt d’être réduit à néant. Et si les choses en vien­nent là, alors vous m’entendrez dire au plus pro­fond de mon cœur : que périsse le pays ! Que périsse tout ce peu­ple ! » Voilà une rad­i­cal­ité pour le moins dis­cutable, non ? Aujourd’hui, le mot « exter­mi­na­tion » a des sig­ni­fi­ca­tions con­crètes qu’on ne peut pas ignor­er.

Ain­si d’une posi­tion sci­en­tifique­ment et humaine­ment jus­ti­fiée, Stock­mann se jette dans une démesure de la vérité, il devient l’imprécateur de la chose publique, le Savona­role de la reli­gion du vrai. La pièce mon­tre que la recherche de la vérité n’est pas une activ­ité froide, détachée, elle est pas­sion­nelle, elle cache une pas­sion. Et la pas­sion de la vérité est hélas une pas­sion comme les autres : elle attaque la lucid­ité. Elle con­duit à l’aveu­gle­ment, à l’égarement. À la fin, on voit un homme esseulé qui se croit fort, on voit l’aveuglement de l’aveuglé. Nous pou­vons avoir une sym­pa­thie api­toyée pour lui. Mais il est dif­fi­cile d’imaginer qu’on puisse jamais avoir rai­son tout seul. Que deviendrait Stock­mann si la fic­tion con­tin­u­ait ? Pos­si­ble­ment un fou qui a per­du tout con­tact avec la réal­ité. Ou un ter­ror­iste qui veut avoir rai­son con­tre tous. Mais peut-être est-ce la même chose ?

En défini­tive, les mod­èles qui sous-ten­dent les com­porte­ments et les opin­ions du doc­teur sont moins poli­tiques que religieux. Stock­mann d’une part voudrait se com­porter en dieu vengeur de l’ancien tes­ta­ment prompt à exter­min­er ses opposants quand leur com­porte­ment ne lui plaît pas (voir Samuel, chapitre 15); d’autre part son « seul con­tre tous » le place en posi­tion de Christ menant sa mis­sion jusque la croix et se sac­ri­fi­ant pour le salut des autres. Sur un autre reg­istre, dans l’engagement de Stock­mann pour la vérité, on peut aus­si trou­ver des échos d’un roman­tisme exténué, ce roman­tisme qui, à sa belle époque, a sou­vent mis en scène le poète sac­ri­fié par le monde qui l’entoure.

Sébastien Bournac a choisi de faire jouer le doc­teur par une femme (Alexan­dra Castel­lon). Il ne s’agit pas de féminis­er le rôle. Sébastien Bournac n’a pas trans­for­mé « mon­sieur Stock­mann » en « madame Stock­mann ». Il s’agit bien d’un choix théâ­tral qui con­siste à refuser la répar­ti­tion des rôles selon le sexe dans la pra­tique habituelle du théâtre. En effet, on peut soutenir avec Hein­er Müller que « …le théâtre a subi une énorme perte dès l’instant où les rôles ont été dis­tribué selon le sexe ». Mais, plus spé­cique­ment, le choix de dis­tri­b­u­tion opéré dans le spec­ta­cle vise à bris­er toute inden­ti­fi­ca­tion psy­chologique au per­son­nage. Il con­tribue à ren­dre plus vis­i­ble, plus lis­i­ble le chem­ine­ment de Stock­mann qui va d’une ratio­nal­ité libéra­trice à une ratio­nal­ité total­i­taire. Il installe d’emblée une dis­tance, une faille dans l’i­den­ti­fi­ca­tion. Le jeu de l’actrice jouant Stock­mann fait voir à la fois un com­bat pour la vérité et un nar­cis­sisme exac­er­bé du com­bat­tant qui tor­pille son pro­pre com­bat. Des flux d’énergies con­tra­dic­toires sont à l’oeuvre qui à la fois posent le bien fondé du dis­cours de vérité et le cul de sac où ses débor­de­ments le con­duisent. Une étrangeté s’introduit dans l’histoire racon­tée et inter­dit de la con­som­mer comme une intrigue de série télévi­suelle ou de la rabat­tre sur tel ou tel scan­dale d’actualité. On aura com­pris que cette propo­si­tion théâ­trale est aux antipodes d’une ques­tion de société actu­al­isée qui, à peu de frais, voudrait tir­er un béné­fice de sa prox­im­ité avec tel ou tel fait divers du jour.

À ces options, le jeu de Alexan­dra Castel­lon ajoute encore une autre dimen­sion. L’actrice nous livre un per­son­nage saisi moins dans sa réal­ité sociale (un médecin qui exerce dans une petite ville) que dans son imag­i­naire, dans la façon qu’il a de se regarder en héros, en sauveur. (Par exem­ple quand il refuse par avance les hon­neurs et les mar­ques de grat­i­tudes qu’il croit qu’on va lui ren­dre). Chez Stock­mann, elle fait appa­raître le côté nar­cis­sique, capricieux, fan­tasque, illu­miné, enfan­tin, tout mû par un idéal­isme dan­gereux, tout ému de la jouis­sance qu’il tire de ses actions, elle donne à voir son besoin de recon­nais­sance, l’appétit de vis­i­bil­ité qui le tra­vaille.

Cet appétit de vis­i­bil­ité est par­ti­c­ulière­ment per­cep­ti­ble, dans le spec­ta­cle, à cer­taines façons qu’a le per­son­nage d’occuper l’espace scénique, dans une lib­erté de mou­ve­ments non référen­tiels qui ne cherchent pas à redou­bler le réel, mais induisent l’idée d’un enfant qui se fait remar­quer. La « fan­taisie » du corps-Stock­mann-Castel­lon-Bournac peut se lire comme un défi à l’ordre objec­tif du monde, à un refus de la con­for­mité telle que l’incarne le frère préfet. Elle traduit théâ­trale­ment, par les moyens du théâtre, la don­née du texte selon laque­lle, en gros, Stock­mann ne fait rien comme tout le monde. L’indication du texte est ici prise au pied de la let­tre. Elle fait cor­porelle­ment sens. D’ailleurs, la mise en scène dans sa total­ité s’exempte d’un réal­isme de référence pour aller vers la présen­ta­tion d’un univers men­tal, traduit par des per­son­nages qui sont tous en man­teaux noirs, sauf Stock­mann qui est en blouse blanche de médecin. Ou encore par un geste glob­al de mise en scène et de scéno­gra­phie qui ne mime pas le réel, qui ne ren­voie qu’au fait de don­ner à enten­dre cette his­toire sur un plateau de théâtre. Ain­si la fable sociale d’un lanceur d’alerte qui échoue, à quoi on pour­rait ramen­er la pièce, cède-t-elle le pas à l’exposition d’une ambiguïté dan­gereuse. Face au men­songe social qu’incarnent les per­son­nages publics de la pièce, c’est le soubasse­ment pul­sion­nel du désir de vérité qui est ici ques­tion­né. Le spec­ta­cle fait voir com­ment dans un corps don­né la quête légitime de la vérité peut aisé­ment, par voie pul­sion­nelle, se trans­former en tyran­nie de la vérité, avec les effets de destruc­teurs que cela com­porte.

Un Ennemi du peuple
D'après Henrik Ibsen/ Jean-Marie Piemme/ Sébastien Bournac/ Compagnie Tabula Rasa
du 8 au 16 mars (relâche dimanche et lundi) à 20h au Théâtre Sorano (Toulouse)
Texte Henrik Ibsen Adaptation Jean-Marie Piemme Mise en scène, scénographie Sébastien Bournac Avec Élodie Buisson, Alexandra Castellon, Anne Duverneuil, Régis Goudot, Jean-François Lapalus, Régis Lux, Ismaël Ruggiero Lumière, régie générale Philippe Ferreira Décor, régie plateau Gilles Montaudié Création sonore Sébastien Gisbert Mise en espace sonore Loïc Célestin Costumes Brigitte Tribouilloy assistée de Sabine Taran Regard dramaturgique Marie Reverdy
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Jean-Marie Piemme
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Jean-Marie Piemme
Auteur, dramaturge. www.jeanmariepiemme.bePlus d'info
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