« En attendant Stradella », la dramaturgie de Salvatore Sciarrino

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« En attendant Stradella », la dramaturgie de Salvatore Sciarrino

Le 11 Juil 2018
« Ti vedo, ti sento, mi perdo », Salvatore Sciarrino. Staatsoper-Berlin.
« Ti vedo, ti sento, mi perdo », Salvatore Sciarrino. Staatsoper-Berlin.

La musique de Sal­va­tore Scia­r­ri­no est sou­vent min­i­male, réflex­ive, ques­tion­nant ses pro­pres sources et ses lim­ites, à com­mencer par le silence.

Dans « Ti vedo, ti sen­to, mi per­do », des artistes atten­dent le com­pos­i­teur baroque Alessan­dro Stradel­la (1639 – 1682), et chantent des frag­ments de ses airs, qui sont comme sa place vide, au milieu du palais romain où l’on vient de dress­er une scène sur tréteaux.

Tout l’opéra est donc une « ital­i­enne », la répéti­tion par essence pro­vi­soire qui doit per­me­t­tre aux musi­ciens et aux chanteurs de s’ac­corder pour la pre­mière fois, mais qui témoigne ici d’une incom­plé­tude essen­tielle au théâtre. Dans cette nou­velle créa­tion de Scia­r­ri­no, l’in­ter­ro­ga­tion sur le drame musi­cal se fait plus explicite que jamais, et elle s’ex­prime à tra­vers une véri­ta­ble médi­ta­tion sur le théâtre, qui est à la fois l’« autre » de la musique et son com­plé­ment néces­saire dans l’opéra. Scia­r­ri­no ne con­stru­it donc pas seule­ment une rela­tion sin­gulière entre la musique et le jeu théâ­tral, il veut nous faire enten­dre la musique (et pas seule­ment le chant) lit­térale­ment comme du théâtre. À beau­coup d’é­gards, son dernier opéra est donc un « art poé­tique », où le com­pos­i­teur excède son domaine le plus strict pour éla­bor­er une véri­ta­ble dra­maturgie. Mais c’est une dra­maturgie de l’ébauche, de l’épure.

Une épure pré­para­toire, car Stradel­la ne vien­dra pas, et la répéti­tion dure lit­térale­ment une éter­nité. Heureuse­ment, la can­ta­trice se sou­vient de cer­tains morceaux qu’elle chante de mémoire et par frag­ments. Les autres per­son­nages, le « let­tré » et le chœur, par­lent aus­si de façon lacu­naire, par­fois répéti­tive, un bégaiement d’où sort par­fois une vérité, le para­doxe du comé­di­en chanteur : « Devenir étranger » quand « la mélodie sem­ble par­ler ».

Il y a donc une recherche de vérité der­rière l’ironie du théâtre dans le théâtre. Sal­va­tore Scia­r­ri­no se réap­pro­prie le procédé de Richard Strauss et Hugo von Hof­mannstahl, qui met­taient en scène une représen­ta­tion privée d’Ari­ane à Nax­os, pour mieux pas­tich­er (et sub­limer) les codes du « grand » opéra. De la même manière, Scia­r­ri­no se sert des airs mythologiques de Stradel­la pour con­stru­ire une réflex­ion en acte sur son art, par exem­ple en médi­tant sur l’in­stant comme point d’o­rig­ine de la parole et du chant. Son pro­pos est donc sou­vent théorique, voire méta­physique, avec une insis­tance qui peut éton­ner, vu la clarté de cette musique éva­sive, qui laisse à l’au­di­teur la lib­erté de recon­naître et de recon­stituer les esquiss­es de mélodies.

Pho­to DR/S­taat­sop­er- Berlin.

Cette forme ouverte laisse aus­si une grande lib­erté au met­teur en scène qui voudrait tir­er par­ti de la diver­sité des gestes musi­caux dans leur agence­ment dis­con­tinu. Cet opéra dra­maturgique est par là même un beau défi pour la mise en scène. Mais l’o­rig­ine baroque de cer­taines mélodies doit-elle amen­er à priv­ilégi­er une esthé­tique néo-baroque comme dans la mise en scène de Jür­gen Flimm ? Celui-ci a choisi d’é­ten­dre l’opéra dans l’opéra à l’ensem­ble du plateau, lim­i­tant du même coup les vir­tu­al­ités de cette œuvre con­tem­po­raine, qui tra­vaille pré­cisé­ment la mise en abyme et la trans­parence des motifs les uns dans les autres, et non l’u­ni­voc­ité d’une inspi­ra­tion styl­is­tique. La mise en scène en cos­tumes de Jür­gen Flimm risque donc de sug­gér­er qu’on n’« attend » plus Stradel­la, mais qu’on a plutôt recours à son autorité his­torique pour jus­ti­fi­er les choix esthé­tiques du présent, alors que la finesse de l’œu­vre de Scia­r­ri­no sem­blait pré­cisé­ment ne pas tranch­er, et revendi­quer pour l’opéra une ambiguïté sim­i­laire à celle des Six per­son­nages en quête d’au­teur de Piran­del­lo : imag­in­er l’at­tente, provo­quer l’é­coute, créer un nou­v­el opéra en répé­tant celui qui n’ex­iste pas.

Au Staatsoper de Berlin, les 11, 13 et 15 Juillet 2018

Direction d'orchestre : Maxime Pascal, Mise en scène :Jürgen Flimm, Décors : George Tsypin, Costumes : Ursula Kudrna, Dramaturgie : Benjamin Wäntig,La Cantatrice : Laura Aikin, Le Musicien : Charles Workman, Le Lettré : Otto Katzameier, Pasquozza : Sónia Grané, Chiappina : Lena Haselmann, Solfetto : Thomas Lichtenecker, Finocchio : Christian Oldenburg, Minchiello : Emanuele Cordaro, Un jeune chanteur : David Oštrek, Chœur : Sarah Aristidou , Olivia Stahn, Magnús Hallur Jónsson, Matthew Peña, Ulf Dirk Mädler, Milcho Borovinov.

Orchestre du Staatsoper de Berlin. Co-production : Teatro alla Scala de Milan et Staatsoper de Berlin.
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Photo de Jean Tain
Écrit par Jean Tain
Jean Tain est agrégé et doc­teur en philoso­phie de l’É­cole Nor­male Supérieure (Paris), ATER à l’U­ni­ver­sité de Lor­raine (Nan­cy)...Plus d'info
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