Suite de notre série consacrée aux défis de la diversité culturelle dans #133 : les propos de Denis Mpunga, auteur et metteur en scène1.
Comment définiriez-vous votre travail de création artistique, envisagé à l’aune de la « diversité culturelle » ? Et que revêt selon vous ce terme devenu d’usage courant au sein des institutions culturelles ?
La diversité culturelle n’est pas quelque chose qui se trouve en dehors de moi, mais quelque chose que je vis depuis ma tendre enfance, ayant des parents qui ne parlaient pas la même langue. Si la diversité fait partie de mon « génotype » culturel, mon « phénotype » est la recherche d’une certaine universalité dans le langage artistique.
L’universalité n’est pas un fait, c’est une idéologie, alors que la diversité est un fait.
Nous sommes tous différents et ma recherche artistique repose sur ce questionnement : que faisons-nous de nos différences ? Faut-il en faire quelque chose et pourquoi ?
Ce questionnement m’a ouvert les yeux sur une certaine universalité des évènements contemporains avec des marges et des représentations qui peuvent varier d’une région du monde à l’autre mais l’amour, la solidarité, l’exclusion, la faim, la pauvreté, la violence, l’abandon, la peur, la joie… sont d’une certaine façon universels et c’est leur confrontation dans un espace théâtral qui peut créer une tentative d’un langage commun au-delà des cultures.
Cela nous demande sans cesse une ouverture à la culture de l’autre, tenter de comprendre le « logiciel » qui conditionne sa vision du monde.
Si je ne sais pas qu’un Japonais et un Chinois peuvent se comprendre par l’écriture logographique, mais pas par la parole, car s’ils utilisent bien les mêmes signes pour écrire, ils ne les prononce pas pareillement. En terme d’universalité, que puis-je partager avec eux, si je ne suis pas au courant de ce trait culturel ?
Issu de l’immigration et du voyage, je suis convaincu du fait que le monde survivra par la diversité et non par le repli identitaire caractéristique de notre époque. Quand on regarde notre monde depuis les siècles de lumières, ce sont ces grands voyageurs qui ont fait découvrir la richesse culturelle des peuples du monde et celle-ci concourt – du moins le devrait – au bien-être de tous.
Pour moi, la meilleure chose que l’on puisse apporter aux autres, ce n’est pas de leur donner notre richesse, mais de leur révéler la leur. Je tente à chacun de mes spectacles de transmettre humblement ce principe.
Si on regarde l’origine de la vie à partir de l’inerte, c’est comme une bactérie qui était là immobile pour toujours et qui décide de devenir mobile, pour découvrir le monde, quitte à en perdre la vie. De l’immortalité, la bactérie a préféré devenir mortelle. C’est de cet organisme unicellulaire que nous descendons tous.
Nous avons voulu jouer avec le feu, mais comme dirait le metteur en scène québecois Robert Lepage, « …Il est vrai qu’à trop jouer avec le feu, l’homme prend le risque de se brûler, mais il prend également la chance d’éblouir et d’illuminer…»
Avez-vous le sentiment de subir, à titre personnel, une inégalité de traitement en tant qu’artiste issu de l’immigration ; ou d’être victime d’une forme de stigmatisation, voire de ségrégation culturelle qui ne s’avoue pas en tant que telle ?
Je n’ai jamais ressenti ni une inégalité de traitement en tant qu’artiste issu de l’immigration, ni une forme de stigmatisation, pour la simple raison que je n’ai jamais abordé ce métier en tant qu’Africain, mais avant tout en tant qu’artiste. Et en tant qu’artiste, mon rôle est de faire reculer les frontières mentales. Les Anglo- saxons ont deux mots pour parler des frontières : « border » et « frontier ».
« Frontier » est une limite physique, comme un mur ou une barrière ; « border » est une frontière souple qui est plus proche des limites à explorer et qu’on peut donc redessiner, ou reculer.
Quand cette dernière frontière, « border », vient à disparaître, on passe à un autre état de conscience. C’est cet état qui a fait dire par exemple à mon ex-femme après quinze de vie commune : « c’est étrange, je ne me rend plus compte que tu es noir »… et moi, je ne me rendais plus compte qu’elle était blanche… quand ces frontières mentales disparaissent, il n’y a plus que des êtres humains qui tentent ce qu’ils peuvent pour trouver leur place au monde… Je ne me regarde pas tous les matins dans ma glace pour me rappeler que je suis noir. J’en suis même venu à oublier que je le suis…
C’est probablement pour cette raison que je ne souffre pas des inégalités que me relatent parfois des artistes noirs à Paris ou à Bruxelles. Quand une structure refuse mon projet, elle ne me dit pas non parce que je suis noir, mais elle dit non au projet que je propose. Il ne s’agit donc pas d’une atteinte à mon intégrité, mais d’un refus du projet que je propose. Et si la structure a dit inconsciemment non à mon projet parce je suis noir, c’est elle qui a un problème, pas moi…
Cependant les difficultés que j’ai pu identifier et qui sont liées à mes origines sont plus subtiles.
La Belgique est un pays où cohabitent 3 peuples, 3 cultures (francophone, flamande et germanophone). Quand je propose un spectacle dans une aire qui sort de celle où je suis sensé m’exprimer, les réactions sont souvent de l’ordre de : « on trouve le texte intéressant, mais ce serait mieux que tel ou tel metteur en scène de notre communauté le monte ». Tout se passe comme s’il n’y avait pas une confiance dans les esthétiques et langage artistique qui découlent de mon travail. Ils font plus confiance à ce qu’ils connaissent qu’à ce qu’ils ne connaissent pas.
L’autre fait important et réccurent est celui où systématiquement on nous signale que l’on a pas assez ou trop d’accent africain.
Pour désarmorcer ce genre de propos, j’ai un jour par provocation répondu à un chef de casting qui me demandait : « tu connais un acteur noir qui parle avec un accent africain ? », « non, mais je cherche pour ma future mise en scène un acteur blanc qui parle avec un accent européen ».
Je pense que ce jour là, il s’est rendu compte non seulement de l’incongruité de sa question, mais aussi de la violence que rêvet cette question.
Plus généralement, les artistes issus de l’immigration souffrent-ils d’un déficit de visibilité sur les scènes européennes ? Ou au contraire d’une forme de promotion partisane et militante ?
Oui indéniablement, quand on regarde le nombre d’acteurs et actrices noirs qui sont sur le marché et le peu de visibilité qu’ils ont sur les scènes et les médias européens, le déficit est manifeste. Il y a aussi effectivement, une forme de promotion partisane, largement inconsciente je pense, qui consiste à engager des acteurs noirs qui viennent du continent africain, ils sont encore spontanés, peuvent parler avec accent sans rechigner, contrairement aux acteurs présents ici en Europe, qui ne sont plus tout à fait noirs et qui discutent de tout et dont le climat froid a enlevé toute spontanéité… Il faut bien reconnaître qu’il y a une forme d’exotisme chez certains metteurs en scènes européens.
Considérez-vous que les théâtres manquent à leur mission de service public, pour la promotion de la diversité culturelle au sein de nos sociétés multiculturelles ?
Oui globalement, même si cela ne concerne pas tous les théâtres, certains ont instrumentalisé la cause. C’est-à-dire : je m’occupe de la diversité culturelle pour me créer des nouveaux marchés et des nouveaux publics. Au bout du compte tout cela n’aura pas d’impact sur la visibilité des artistes de la diversité.
La seule vraie question que les directeurs des théâtres doivent se poser, c’est : « la programmation proposée aux publics est-elle là pour que plus tard, ils deviennent des grands consommateurs de théâtre, où la programmation est là car elle est indispensable à leur développement et épanouissement dans nos sociétés ? ».
À la décharge des directeurs de théâtre, les pouvoirs subsidiants leur demandent surtout des résultats en terme de rentabilité. L’aspect qualitatif est souvent ignoré ou difficilement palpable. Dans leur énoncé de politique générale, les pouvoirs subsidiants vont parler de l’importance du théâtre pour l’épanouissement des peuples, mais en définitive, seuls les chiffres comptent.
Certains théâtres se demandent pourquoi les Africains ne vont pas beaucoup au théâtre et souvent je reformule la question, pourquoi les Africains iraient-ils au théâtre ?
Chacun doit travailler sur cette question, les Africains et les directeurs de théâtres. Si le thème touche les Africains, ils vont au théâtre, mais si la programmation est à mille lieues de leurs préoccupations, ils ne feront pas l’effort d’aller au théâtre.
L’impact d’un Omar Sy qui reçoit un césar est dix-mille fois plus puissant que toutes les formations ou ateliers que l’on fait autour de la diversité. Car la jeunesse issue de la diversité a besoin de héros pour se construire. Il ne faut pas abandonner pour autant le travail de réseautage effectué par les théâtres, mais l’un doit pouvoir s’appuyer sur l’autre.
Pensez-vous que l’audiovisuel, ou d’autres secteurs du spectacle vivant tels que la danse ou la musique par exemple, remplissent davantage leur mission de promotion de la diversité que le théâtre ?
Non ! Même si on a l’impression que ces secteurs remplissent mieux leur mission, cela n’est qu’une apparence. Le théâtre requiert une maîtrise de la langue, c’est un langage artistique exigeant pour le public. Même si la danse, la musique, l’audiovisuel semblent plus accessibles, pour l’artiste de la diversité, il doit se conformer à ce que l’on attend de lui pour pouvoir faire sa place. Il faut s’inscrire dans un moule préfabriqué pour correspondre aux critères de la programmation. Par exemple quand un chorégraphe issu de la diversité présente de la danse contemporaine, est-ce que cette chorégraphie est une évolution de la danse traditionnelle africaine, ou s’agit-il d’une influence de la danse contemporaine européenne, qui a sa propre histoire. Pour le dire autrement doit-il pour satisfaire les Blancs faire une chorégraphie qu’ils peuvent apprécier avec un vocabulaire qu’ils connaissent, ou est-ce qu’il se donne le droit de les déstabiliser, de les amener où ils ne l’attendent pas. Ce que je dis pour la danse vaut aussi pour la musique et l’audiovisuel.
La recette éprouvée, avec un relatif succès, par certains théâtres privés issus du show business et de l’industrie du divertissement, à la façon du Comedy Club initié par Jamel Debbouze, est-elle transposable dans le cadre du théâtre d’art ?
Je ne pense pas. Si cela peut marcher pour le théâtre d’humour, les onemanshow, stand-up… pour le théâtre plus « classique / traditionnel », cela me semble difficile. Ce théâtre-ci n’est pas uniquement de la performance d’acteurs, mais est un collectif qui tente de créer avec le public un lien fragile qui est toujours à reconstruire. Ce n’est pas un théâtre qui se construit sur des certitudes, mais sur des doutes…
Et puis, il y a ce trait culturel belge dont il faut tenir compte : il n’y a pas de « star system » comme on peut avoir en France ou aux USA. Les frères Dardenne boivent leur café à Liège dans un endroit où tout le monde peut aller et personne ne les regarde. Deux césars à Cannes ? Et alors… Ils sont comme nous. C’est ça la Belgique.
Ce que Jamel Debbouze a fait avec le Comedy Club, il peut se le permettre justement parce que c’est une star.
Ici, je peux me tromper, ça ne marchera pas. D’ailleurs nos acteurs belges, s’ils veulent devenir des stars, ils vont à Paris, ils ne restent pas ici. Personnellement j’apprécie cette attitude qui fait partie de la « belgitude ».
Peut-on dire que le spectacle vivant en Belgique est encore prisonnier d’un « système d’emplois » d’autant plus efficace qu’il ne se déclare pas comme tel, voire qu’il n’a pas conscience de lui-même ?
Ce que je peux dire d’emblée est que le théâtre belge flamand est prisonnier de la forme et le théâtre belge francophone, prisonnier de la langue. C’est aussi un trait culturel important de la Belgique et celui-ci est à l’origine de pas mal des malentendus entre les deux communautés et les artistes issus de la diversité pris en otage entre ces deux plaques tectoniques qui frottent l’une contre l’autre, mais qui pourtant sont complémentaires et enrichissantes, si la politique ne s’en mêlait pas. Que le spectacle vivant belge soit prisonnier d’un « système d’emploi » est évident, mais à sa décharge la politique n’a jamais statué sur une position claire du métier d’artiste. Si, en France, l’intermittent du spectacle est un statut à part entière, même s’il y a beaucoup de choses à améliorer, en Belgique l’artiste est assimilé à un employé et à un indépendant, du coup il est à la fois un faux salarié et un faux indépendant.
Je viens d’être convoqué par l’inspection social de l’Onem (équivalent de Pôle Emploi en France). On me reprochait d’avoir touché des droits d’auteurs en 2014 et 2015 (qui sont des revenus d’indépendant) et de ne pas les avoir déclaré à mon syndicat. Je leur ait sorti deux articles de lois contradictoires et là, c’est surréaliste ! Le premier dit, en gros : « … La perception de revenus liés à une activité artistique peut avoir un impact sur les allocations de chômage. En effet, si le revenunetimposable annuel lié à cette activité dépasse 4.109,04 €, les allocations de chômage sont revues à la baisse. Au- delà de ce montant net, l’allocation journalière est diminuée… »
Le deuxième article le contre-dit : « Tous les revenus liés à la cession et à la concession de droits d’auteur sont des revenus mobiliers soumis à une fiscalité particulière de 15%. Il devrait en résulter que ces revenus ne devraient pas avoir d’impact sur le calcul des allocations de chômage. Une particularité que l’administration devrait prendre en compte pour que la loi du 16 juillet 2008 relative à la fiscalité des revenus de droits d’auteur soit pleinement effective. Mais à ce jour, aucune décision n’a été prise dans ce sens. »
Quand je fais remarquer cela à l’inspecteur social, il me dit que je suis condamné quand même car dans ce deuxième article les verbes sont conjugués au conditionnel et le politique n’a pas encore pris de décision et que, par conséquent, c’est l’administration qui décide. C’est surréaliste, non ?!
Peut-on y voir la résurgence d’une histoire du théâtre marquée par son incapacité à penser l’altérité, comme le montrent les spectacles exotiques, freaks shows ou slide shows, dont Sarah Baartman la « vénus hottentote » ou « vénus noire », le clown Chocolat et la danseuse Joséphine Backer ne sont que les figures saillantes ? Comment vous situez-vous par rapport a ces artistes pionniers cantonnés dans des rôles racisés, voire complètement essentialistes ?
Sur cette question, je vais devoir être un peu plus long car elle est complexe et touche à l’essence même de la problématique que soulève cette enquête.
Quand un metteur en scène ou un réalisateur blanc et un artiste noir se rencontrent pour la première fois, ils ont déjà une histoire commune inscrite dans leur mémoire collective et cette histoire qu’ils le veuillent ou non, va influer sur leur perception de l’autre. Quand mon ex-femme me dit :« je ne me rend même plus compte que tu es noir », ce qu’elle veut exprimer c’est que, après avoir traversé ses propres préjugés et ceux de son entourage à propos de mes origines, elle peut aujourd’hui se faire une idée de l’être humain qui est derrière ce vocable de « Noir ». Et qu’elle n’en a plus peur, quelque part, elle peut assumer son choix.
La colonialitécomme disent les chercheurs en sociologie, philosophie…est l’impact de la colonisation sur nos mentalités et cela nous concerne tous, Blancs et Noirs. Il y a un an, je me présente pour un casting à Paris, je sonne à l’adresse indiquée, une jeune femme noire vient m’ouvrir et m’accueillir chaleureusement, je regarde au-dessus de son épaule au fond du bâtiment et elle me dit : « vous cherchez la directrice de casting ? », je dis « oui » et elle me répond : « Eh ! Bien c’est moi… »…
Elle a vu mon trouble, je me suis confondu en excuses, mais elle m’a rassurée me disant qu’elle en avait l’habitude. Lorsque nous avons pris rendez-vous, rien dans son nom ni dans son accent ne trahissait ses origines, je m’attendais à voir une Blanche. Ce qui est intéressant, ce que je n’ai finalement pas passé le casting, mais nous avons parlé de notre propre conditionnement mental et culturel.
Donc, quand ce metteur en scène blanc et cet artiste noir se rencontrent pour la première fois, ils ne sont pas vierges et ont déjà une opinion non pas sur la personne qui se tient devant eux, mais sur la communauté dont cette personne fait partie.
Ils sont face à face, deux identités ; mais l’identité n’est pas stable mais relationnelle. Le Blanc doit se méfier de son ethnocentrisme et le Noir de sa propension à faire ce que l’autre attend de lui.
Comment je me situe par rapport à ces artistes pionniers cantonnés dans les rôles racisés ?
Si le rôle proposé permet de faire avancer la lutte contre les persistances et accélérer la déconstruction des stéréotypes, alors il faut le faire. S’il n’y a pas d’espace, même restreint, pour cette cause, mais qu’au contraire cela renforce les préjugés, alors il ne faut pas accepter le rôle. Si le propos de la pièce, même anecdotique, permet de démonter les mécanismes qui mènent aux préjugés, alors il faut le faire.
Ces artistes racisés ont joué un rôle important pour la jeunesse, ils ont été les héros des enfants. Grâce à eux, les enfants issus de la diversité peuvent prendre conscience qu’ils peuvent eux aussi accéder au cinéma, à la télé et au théâtre. Cela leur est accessible. Il n’y a pas de fatalité, s’ils y travaillent, ils peuvent y arriver. Le héros donne à l’enfant la force et la grandeur qu’il n’a pas. Quand un jeune me dit : on ne donne jamais qu’aux « gros » (sous-entendu, aux riches), je réponds toujours : est-ce que toi aussi tu peux devenir gros ou pas ? C’est la seule question à laquelle tu devras trouver une réponse… »
Pour paraphraser l’écrivain Samy Tchak, on pourrait reformuler la situation des artistes issus de la diversité culturelle de cette manière : Quelle est notre « surface de réception », c’est à dire combien de public touche t- on quantitativement, et quelle est la densité de réception, c’est à dire l’impact qualitatif qui contribuerait à faire avancer la cause de la déconstruction des stéréotypes ?
Comment sortir d’un système de distribution où les comédiens issus de l’immigration sont le plus souvent relégués à des rôles subalternes, ou pires, à des rôle les les conduisant à sur jouer les stéréotypes ethniques ou raciaux imposés par la société, y compris quand on s’appelle Omar Sy ?
Des personnalités comme Omar Sy ou Jamel Debbouze ont considérablement contribué à augmenter notre « surface de réception », comme ce fut le cas aux USA avec le Harry Belafonte ou Sydney Poitier au milieu du XXe siècle. Pour Omar et Jamel, la densité de leur action est faible à force de jouer des rôles racisés.
Je pense aussi qu’ils sont victimes de ce que l’on peut appeller le syndrôme du culte de personnalité, qui est à mon sens une des prisons du théâtre français.
Quand un acteur commence à être connu, il ne joue plus des personnages, il devient un personnage qu’il décline dans tous les rôles qui lui sont demandés. Son savoir faire est instrumentalisé par les maisons des productions pour une question de rentabilté au box-office.
Mais je pense par ailleurs qu’il ne faut pas tout leur mettre sur le dos, ils ouvrent des portes, il y a une nouvelle génération qui arrive et qui semble s’atteler à augmenter la densité de la réception. Je pense notamment à Marc Zinga, Aïssa Maïga, Babetida Sadjo…
Quel que soit le rôle donné à l’acteur, l’acteur doit le rendre intéressant. Si imiter un accent est signifiant pour l’histoire, il faut le faire, sinon il faut refuser et inventer autre chose. Toujours discuter de la dramaturgie avec le metteur en scène.
Et quitter cette sphère qui voit le Noir comme un « corps physique ». C’est sans doute là notre prison et notre piège.
Je ne peux pas changer ce que l’Autre pense, mais je peux me changer moi, pour ne pas donner à l’Autre ce qu’il attend de moi. Pour paraphraser Koffi Kwahulé : Si le corps de l’esclave appartient au maître, les pensées de l’esclave appartiennent toujours à l’esclave.
Je pense donc que même quand on nous donne des rôles stéréotypés, il faut se battre pour les endosser de manière intéressante et singulière. C’est la première forme de résistance. Je sers le rôle narratif que tu attends de moi, mais ma sphère vibratoire au niveau de la pensée n’est pas là où on pourrait l’attendre. Tout le monde ne percevra pas cette nuance, mais si un pourcentage minime des spectateurs la perçoit, c’est le début d’un changement ; lentement mais sûrement…
Dans un premier temps, j’étais adepte de faire comme aux USA où la minorité noire a mis en place ses propres structures. Mais aujourd’hui je pense qu’ici en Europe, cela ne fera que créer des nouveaux ghettos.
Les Afro-américains n’ont pas l’équivalent de notre diaspora, ce qui leur permet d’être plus unis que nous, leur histoire commune est l’esclavage, ils n’ont pas d’autres choix que de se battre pour reconstruire une communauté. Mais ici, les identités sont multiples, les « Afriques » diverses, d’où la difficulté d’une union. Mais il suffit de quelques-uns qui s’acharnent pour tirer la machine.
Il y a d’ailleurs une étude économique très intéressante qui a étudié la circulation de l’argent aux USA dans les communautés juives, hispaniques, noires et arabes.
L’étude a démontré que chaque dollar investi dans la communauté par un membre, rebondissait un certain nombre de fois avant de sortir de la communauté. Un Arabe, par exemple, allait chez un coiffeur arabe, achetait de la nourriture chez un Arabe, buvait son thé dans un café arabe…Quand on comptait le nombre de rebonds que ce dollar faisait avant de sortir de la communauté, la communauté juive était en tête avec 18 rebonds, la communauté arabe 12, les Hispaniques 9 et les Noirs à peine 2.
Cela montre peut-être le manque de confiance qu’ont les Noirs en leur communauté. Je me suis demandé à l’époque comment faire pour améliorer le nombre de rebonds de la communauté noire… Aujourd’hui, je considère que le peu de rebonds est une chance et une richesse. Car ce que les Africains et les artistes de la diversité peuvent apporter au monde c’est de penser au-delà des communautés. C’est cela le monde de demain.
L’Afrique est la seule région au monde qui ne se précipite pas pour imposer ses propres préjugés aux autres.
Le théâtre souffre-t-il d’une forme d’inconscient culturel colonial et si tel est selon vous le cas, comment le combattre ?
Sortir de ce système demande aux uns et aux autres de prendre conscience de l’impact de la « colonialité » sur nos mentalités.
L’ethnocentrisme chez l’Européen agit parfois à des endroits inattendus. Il y a une dizaine d’années, un éminent anthropologue a fait une longue étude de terrain dans ma région du Kasaï en RDC. Ses conclusions étaient effarantes : le peuple Luba n’a pas le sens de la perspective lorsqu’il dessine. Sur le terrain, il montrait le dessin de deux éléphants adultes marchant à la file indienne, celui au fond du paysage était plus petit que celui qui était proche du regard de l’observateur. Systématiquement, toutes les personnes interrogées disaient que cela représentait un éléphant et son petit. Ensuite, il demandait aux participants de dessiner deux éléphants adultes marchant l’un derrière l’autre. Tous les participants ont dessiné des éléphants de la même taille.
On peut se demander l’intérêt et la pertinence de ce genre d’études, toujours est-il que l’anthropologue est arrivé à la conclusion que les Luba du Kasaï n’avait pas le sens de la perspective. D’autres éminents anthropologues ont tout de même fait remarquer à leur collègue que la perspective était une convention culturelle, elle n’est pas naturelle. C’est parfois cela que l’on reproche aux Blancs, cette façon de regarder et de juger le monde de leur point de vue. Pour sortir de ce système, il y a un travail de « décolonialité » à faire au niveau individuel.
Au niveau collectif, donner un espace aux artistes de la diversité pour s’exprimer et échanger. Je ne crois pas aux ghettos, mais à un vrai espace d’échange, à la recherche des modalités pratiques de l’universalité avec tous.
Comment élargir le recrutement des lieux de formation aux métiers de la scène et du plateau, sans pour autant tomber dans les travers et effets pervers d’une politique volontariste ?
Je pense qu’il faut créer un espace où différentes techniques de jeu peuvent exister, s’échanger et s’enrichir les uns et les autres. Mais ces échanges doivent avoir comme objectif de créer un spectacle. Une sorte de d’art appliqué.
Quels sont, selon vous, les leviers par lesquels est susceptible de s’opérer lapromotion d’artistes issus de cultures minorées ?
Ouvrir les grandes scènes nationales aux auteurs issus de la diversité. Donner l’occasion aux metteurs en scènes issus de la diversité de monter aussi bien des pièces de répertoires que des pièces contemporaines.
La « discrimination positive » importée du monde anglo-américain est-elle une solution efficace et légitime ?
Je ne pense pas que la discrimination positive importée du monde anglo-américain soit idéale. Comme je l’ai écrit plus haut, ce ne sont pas les mêmes histoires, ni les mêmes diasporas. On voit vite les limites de ce système, quelle que soit la série télévisée, on sait qu’il y aura un Noir, un Jaune, un Hispanique… Est-ce que cela règle le problème de la diversité culturelle dans la rue ? Non, cela donne juste une bonne conscience d’être politiquement correct. Cela contribue à garder les personnes dans leur communauté. Or, c’est une expérience multiculturelle, c’est l’expérience interculturelle qu’il faudrait viser. Une loi ne suffira pas pour que les choses changent, il faut combiner démarche individuelle et collective. C’est plus lent, mais les changements seront plus durables.
Le risque n’est-il pas grand d’alimenter une nouvelle forme de stigmatisation inversée ou de fragiliser certaines propositions artistiques en leur donnant un excès de visibilité ?
Toutes les expériences sont bonnes à tenter. Les choses sont tellement déséquilibrées, qu’aller dans les extrêmes nous permettrait au moins de vivre autre chose quitte à rééquilibrer ensuite.
Comment élargir cette exigence de diversité aux équipes techniques et administratives des théâtres, et à plus forte raison à la composition des salles de spectacle ?
En donnant des formations techniques aux personnes issues de la diversité culturelle. Mais j’insiste sur la notion de formation appliquée. Il faut dans une même session apprendre les techniques et les appliquer. Beaucoup de formations se limitent à l’apprentissage des techniques. C’est comme d’apprendre une langue pendant quelques mois, si on n’a pas l’occasion de l’appliquer, on l’oublie vite.
Assiste-t-on à une crise de la représentation sur les scènes européennes, du fait de la faible représentation d’artistes issus de l’immigration au sein de l’espace public et médiatique ? Quelle est la responsabilité de l’artiste dans une telle configuration ?
Les mentalités bougent lentement et la technologie beaucoup trop vite. Comme disait un sociologue, nous sommes technologiquement triomphant et culturellement défaillant.
La demande d’intelligence collective, n’a jamais été aussi grande dans le monde. Les artistes de la diversité ont à jamais un rôle à jouer, pour autant qu’on leur laisse une Vraie place.
En ce début du XXIe siècle, alors que nous entrons dans l’ère du réchauffement climatique, de l’épuisement des sols par l’exploitation outrancière des multinationales, il est difficile de nier que l’Amérique reste – qu’on le veuille ou non – la référence mondiale de la civilisation humaine urbaine. Depuis l’arrivée du peuple noir en Occident, il y a 440 années, c’est l’Amérique qui a été la première nation à enfanter du tout premier président noir d’occident, élu au suffrage universel en la personne de Barack Obama.
En Afrique, depuis plus d’une décennie, la Chine a supplanté l’Occident dans le commerce et la coopération au développement. Pourtant, c’est en dollars que se font les transactions du commerce mondial, et ce, bien que les Chinois et les Japonais détiennent le quart de la dette américaine.
Enfin, qu’on l’aime ou pas, le cinéma américain domine le paysage des box-offices en matière de fréquentation et c’est encore la musique américaine qui reste dominante dans le monde.
Mais comment font-ils ? Une de mes hypothèses, est que l’Amérique est la seule nation au monde qui a basé son développement sur la diversité des peuples… Sans être un adorateur de l’Amérique, je dois bien reconnaître que la diversité est une composante de leur force. Cela ne veut pas dire que c’est simple et facile à vivre tous les jours, mais c’est tout de même ce brassage entre les Irlandais, les Germains, les Anglais, les Italiens, les Noirs, les Hispaniques, les Asiatiques, les Indiens… qui a fait et qui fait encore la force des USA. C’est ce brassage qui a conduit au rêveaméricain…
L’autre trait de sa force, c’est d’avoir considéré la culture comme un moteur de développement économique et d’épanouissement du peuple. C’est probablement la caractéristique la plus marquante qui compose leur ADN.
Dans les années septante, alors adolescent en Afrique, j’ai entendu parler de l’Amérique par James Brown et la danse jerk, les films de western. Peu après, j’ai découvert le coca-cola et je me suis réveillé un matin avec des Nike aux pieds et un jean Levis moulé aux fesses.
L’Europe doit accepter qu’elle est une société multiculturelle et tout le reste suivra…
Propos recueillis par Laurence Van Goethem.
- Denis Mpunga joue dans Le Petit Peuple de la Brume du Théâtre du Papyrus, actuellement en tournée au Théâtre Les Bambous à l’Île de la Réunion. Ce spectacle sert de point de départ à un vaste projet de coopération culturelle dans la Région des Grands Lacs avec des artistes venus du Congo (RDC), Burundi et Rwanda, en partenariat avec Ishyo Arts Centre de Kigali dirigé par Carole Karemera. ↩︎