Julien Gosselin : éloge de la tristesse

Théâtre
Portrait

Julien Gosselin : éloge de la tristesse

Le 18 Déc 2018
Joueurs | Mao II | Les Noms. (c) Julien Gosselin.
Joueurs | Mao II | Les Noms. (c) Julien Gosselin.

En quelques années, Julien Gos­selin s’est imposé comme une référence majeure de la créa­tion européenne. Le met­teur en scène lessive autant qu’il cap­tive les spec­ta­teurs qui sor­tent par­fois exsangues de ses créa­tions, comme net­toyés par l’attention con­stante qu’elles deman­dent. Il revient avec une nou­velle odyssée de neuf heures : Joueurs | Mao II | Les Noms, adap­ta­tion de trois romans de Don DeLil­lo.

Sa pre­mière cul­ture théâ­trale vient des Flan­dres, d’une ado­les­cence mar­quée par des fig­ures comme Jan Lauw­ers, Guy Cassiers ou Ivo van Hove, pio­nniers de ce théâtre total qu’il pra­tique. Julien Gos­selin, à trente-et-un ans, est un enfant de son époque et un créa­teur à part entière. Mais qu’est-ce qui fait la sin­gu­lar­ité de son écri­t­ure scénique et le dis­tinguerait de ses pairs ?

Lire et enten­dre : une rela­tion sin­gulière

Tout se passe comme si chez Julien Gos­selin, la créa­tion d’un espace expéri­men­tal, à tra­vers un dis­posi­tif scénique épuré, extrême­ment soigné, et une ten­sion musi­cale presque con­stante, cor­re­spondrait à une quête inclu­sive sans ten­dre à la com­mu­nion. Une sin­gu­lar­ité para­doxale, indis­so­cia­ble du texte. Il chérit les écri­t­ures sin­ueuses, labyrinthiques et fasci­nantes, sou­vent tein­tées d’une ironie douce-amère. Il affirme s’intéresser peu à l’histoire qu’il met en scène, voire s’en méfi­er. De même qu’il se méfie, dit-il de la dra­maturgie en ce qu’elle peut avoir de trop expli­catif. Ce sont surtout l’écriture, la matière textuelle et la mise en scène « organique » de la fic­tion qui le fasci­nent. Sans pour autant s’enfermer dans une forme. En 2014, il créé Je ne vous ai jamais aimés, vingt min­utes de spec­ta­cle avec de la musique et un texte de Pas­cal Bouaz­iz, auteur et chanteur de Mendel­son, dont les textes, d’une tristesse pro­fonde, sont han­tés par les incon­nus du quo­ti­di­en, rongés par l’ennui, pris au piège d’une société de con­som­ma­tion et « sur­pris de ne pas être mort »1. L’année suiv­ante, c’est Le Père, d’après Un homme incer­tain de Stéphanie Chail­lou, qui racon­te la chute d’un agricul­teur ruiné, devenu une ombre au sein d’une société qui occulte ceux qui sont tombés.

Un sin­guli­er rap­port au texte

Enfant de son époque, Gos­selin sait que ses spec­ta­teurs sont habitués à crois­er les infor­ma­tions et à répon­dre à des stim­u­la­tions simul­tanées. Son rap­port au texte en témoigne : pro­jeté sur grand écran, il dou­ble, voire triple par­fois l’énonciation des acteurs.
Il les rem­place aus­si par­fois. Sou­vent le spec­ta­teur entend et lit le texte, tan­dis que l’omniprésence de la musique comme dans Les Par­tic­ules élé­men­taires, con­tribue à le main­tenir dans un état de con­cen­tra­tion et de stim­u­la­tion physique intense. Julien Gos­selin développe ain­si une vision ontologique, sans trac­er une voie unique. Pas plus qu’il ne des­sine des vic­times et des coupables : ses spec­ta­cles n’ont pas de héros, de fig­ures roman­tiques qui l’emporteraient et annuleraient le dis­posi­tif. Julien Gos­selin mon­tre des per­son­nages aux états aus­si extrêmes que banals, par­fois inin­téres­sants, héri­ti­er d’une généra­tion d’auteurs sou­vent dés­abusés.
Un vaste réseau de com­mu­ni­ca­tion cou­vre ses spec­ta­cles, comme un gigan­tesque ter­rain tra­ver­sé de canaux d’irrigation. Une tristesse récur­rente les par­court, une tristesse pro­téi­forme, la tristesse de la fête et le désen­chante­ment doux-amer des idéolo­gies hédon­istes des années soix­ante-dix (Les Par­tic­ules élé­men­taires) ou la tristesse de l’échec (Le Père). Pour autant, l’on peut s’interroger sur la portée de cette vision désen­chan­tée sur le spec­ta­teur. Ce dernier attend-il du théâtre qu’il le main­ti­enne dans la pesan­teur de sa tristesse et lui ren­voie la vision chao­tique d’un monde dans lequel il baigne ? Ou bien au con­traire, plonger encore et voir pro­jeter sur scène, max­i­mal­isés, ses états pour­rait-il avoir une fonc­tion libéra­trice, voire cathar­tique 2 ?

Le Père. © Simon Gos­selin.

Faire exis­ter très fort l’individuel dans le col­lec­tif

S’il refuse de trop guider son spec­ta­teur, Julien Gos­selin n’hésite pas à le met­tre en crise. Quitte à provo­quer un sen­ti­ment de rejet ou d’agacement, lorsqu’il com­mence un spec­ta­cle par une heure-trente de ciné­ma filmé et pro­jeté simul­tané­ment. La stim­u­la­tion du spec­ta­teur passe aus­si par le sys­tème d’énonciation direct : le comé­di­en est sou­vent face au pub­lic, instau­rant une cir­cu­la­tion de la parole et une intim­ité très fortes. Comme le souligne Julien Gos­selin « c’est un rap­port de mise en jeu du réel à l’intérieur de la fic­tion, la salle de théâtre n’est plus un lieu à ignor­er »3. Sans être inno­vante, cette rup­ture est inclu­sive. En out­re, la scéno­gra­phie épurée d’un dis­posi­tif comme celui de 2666, ne con­cur­rence pas la place de la lit­téra­ture. C’est égale­ment par cette présence abon­dante du texte que son écri­t­ure se dis­tingue tant. La dou­ble énon­ci­a­tion aigu­ise la con­cen­tra­tion du spec­ta­teur, pour­tant bien ten­té par­fois de s’évader de ce flux de paroles dont il perd inévitable­ment le sens. Il est main­tenu, presque mal­gré lui, par le dis­posi­tif de cette hyper-lec­ture.

Julien Gos­selin s’efforce de faire coïn­cider théâtre et lec­ture : « rien ne m’émeut plus que l’objet qui racon­te quelque chose de plus, qu’il dise quelque chose, qu’avec le texte on ait presque deux œuvres con­tiguës qui se ren­con­trent et que le reste des ponts de con­nex­ion entre les deux objets soient faits par le spec­ta­teur »4, dit-il. C’est par­ti­c­ulière­ment le cas dans Le Père, avec Lau­rent Sauvage, où il cul­tive comme per­son­ne l’attente et la frus­tra­tion du spec­ta­teur. Ce dernier, longtemps plongé dans le noir, puis fasciné par une lumière blanche, entend la voix du comé­di­en avant de finir par voir, presque pal­pa­ble, un homme debout sur une pelouse. Les voix enfan­tines y sont exclu­sive­ment à lire, pro­jetées sur un grand écran. Ce proces­sus, accom­pa­g­né d’une musique élec­tron­ique forte, qui s’approche des pul­sa­tions car­diaques, ramène, fatale­ment, le spec­ta­teur à sa soli­tude. Et, par un curieux effet retour, le fait exis­ter plus fort, lui per­me­t­tant de retrou­ver une sorte de soli­tude de la lec­ture.

À la Recherche d’un théâtre organique

Julien Gos­selin tra­vaille donc essen­tielle­ment sur le flux du texte et un théâtre qu’il désire ardem­ment physique :

C’est la seule chose qui m’intéresse une fois que l’on est au plateau, affirme-t-il. Ce serait comme sen­tir des flux physiques con­ti­nus, j’essaie d’avoir un rap­port com­plète­ment organique au théâtre. Le reste ne m’intéresse pas. C’est para­dox­al car c’est un rap­port avec deux flux : un flux lit­téraire pur avec sou­vent des mots pro­jetés, qui est presque la lit­téra­ture dans ce qu’elle a de plus nu et de plus pur et une organic­ité totale.

Julien Gos­selin recherche une organic­ité au sein de laque­lle le spec­ta­teur existe inten­sé­ment, pour laque­lle il dis­pose de moyens tech­nologiques con­sid­érables. L’utilisation du ciné­ma est régulière dans le tra­vail de cet admi­ra­teur de Ter­ence Malik et de Bruno Dumont. Mais il n’est pas présent pour ren­dre plus vis­i­bles les comé­di­ens ou ouvrir l’imaginaire poé­tique. Gos­selin filme en direct son « men­tir vrai », notam­ment dans Joueurs | Mao II | Les Noms. Un par­ti pris rad­i­cal, par­fois agaçant, frus­trant, puisque le spec­ta­teur voit les images, tournées en temps réel, et sent les acteurs jouer der­rière un mur gigan­tesque. Gos­selin ne cherche pas à faire du ciné­ma au théâtre. Au con­traire, c’est cette ten­sion du présent, générée par la fragilité d’une tech­nolo­gie jamais dis­simulée et la beauté du dis­posi­tif qu’il trou­ve émou­vante et intéres­sante, pour accroître la ten­sion. C’est un canal qui dif­fuse, ou plutôt infuse, le mes­sage sous-ter­rain de ses spec­ta­cles.

Une implaca­ble tristesse impres­sion­niste

Car un autre dénom­i­na­teur com­mun des spec­ta­cles de Julien Gos­selin est la tristesse. Julien Gos­selin est un créa­teur nour­ri par une jeunesse sur les plages et dans les villes du Nord, où il se pas­sionne pour des auteurs comme Houelle­becq et Despentes. Faire reten­tir la tristesse, « ce sen­ti­ment qui recou­vre tout », est fon­da­men­tal pour ce fan incon­di­tion­nel de Dominique A. Roman post­mod­erne échevelé, qui bas­cule dans la vio­lence, 2666 est  un roman-fleuve arché­typ­al. Une œuvre monde qui, comme Les Par­tic­ules élé­men­taires, mul­ti­plie les invo­ca­tions et les références — lit­téraires, philosophiques et ciné­matographiques. Mais l’enquête lynchéenne, sur les pistes d’un mys­térieux écrivain alle­mand et sur des vio­ls et meurtres en série per­pétrés dans une ville mex­i­caine ne mène nulle part. Elle ne con­duit ses per­son­nages ni ses lecteurs vers une quel­conque des­ti­na­tion, si ce n’est à une décep­tion, qui rap­pelle la con­struc­tion sub­lime et banale des romans de Dashiell Ham­met. Don DeLil­lo ou Houelle­becq brouil­lent les pistes, leurs per­son­nages se débat­tent, peinent à exis­ter… pour finale­ment dis­paraître.

Julien Gos­selin ne tente pas de restituer, en la sim­pli­fi­ant, la fragilité de la con­di­tion humaine, mais joue sur un équili­bre frag­ile qui per­met de ne pas faire de la scène un musée Grévin du réel. Il procède par touch­es, par­fois kaléi­do­scopiques. Ses pièces sont le reflet d’un état chao­tique qu’il restitue à la manière d’un pein­tre impres­sion­niste. Son dis­posi­tif est adap­té aux prob­lèmes soulevés par l’écriture et tenu par une per­cep­tion ontologique et sous-ter­raine. Une per­cep­tion, très intime bien sûr, de la beauté et de la mélan­col­ie :

Mon rap­port à la beauté s’est for­mé sur un rap­port à la mélan­col­ie. J’ai décou­vert ce qui était beau, la mer, le ciel, les ter­res dans le Nord et les Flan­dres, non pas comme des élé­ments de beauté canon­ique bril­lante mais comme des élé­ments tou­jours en demi-teintes, la beauté venait d’un sen­ti­ment mélan­col­ique, océanique. Le théâtre que je fais est mar­qué par ces influ­ences. J’essaie de créer un monde, for­cé­ment proche de moi et j’essaie d’y faire entr­er d’autres per­son­nes […].

Tout en s’inscrivant dans un courant con­tem­po­rain, influ­encé par les met­teurs en scène des Flan­dres, la musique, et bien sûr le con­texte dans lequel il évolue, Julien Gos­selin se dis­tingue par une écri­t­ure scénique vibrante, qui accorde une grande place à ce sen­ti­ment de tristesse qui lui est si cher. Ain­si est-il par­venu à faire, avec son théâtre, un éloge de la tristesse, « par­fois seule promesse que la vie tient tou­jours ».

Cet arti­cle est paru d’abord en néer­landais dans le n°155 d’Etcetera. Nous remer­cions l’équipe d’Etcetera et Mar­jorie Bertin de nous avoir accordé les droits de pub­li­ca­tion en français.


  1. Mendel­son, extrait de la chan­son Bar­bara. ↩︎
  2. Au sens psy­ch­an­a­ly­tique, bien sûr. ↩︎
  3. Julien Gos­selin, entre­tien (non pub­lié) avec Mar­jorie Bertin, octo­bre 2018. ↩︎
  4. Idem. ↩︎
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Photo de Marjorie Bertin, Crédit Anthony Ravera RFI
Marjorie Bertin
Docteur en Études théâtrales, enseignante et chercheuse à la Sorbonne-Nouvelle, Marjorie Bertin est également journaliste à...Plus d'info
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