La puissance du live et les moyens du cinéma

Annonce
Opéra
Parole d’artiste

La puissance du live et les moyens du cinéma

Le 5 Mar 2018
Marie Eve Signeyrole. photo Morlier.
Marie Eve Signeyrole. photo Morlier.

L’opéra, c’est la puis­sance du live avec les moyens du ciné­ma

Je viens du monde du ciné­ma, j’aime l’image, et c’est en voulant faire un doc­u­men­taire sur les couliss­es de l’Opéra de Paris que j’ai décou­vert la mise en scène d’opéra. Je con­nais­sais l’opéra en tant que spec­ta­trice mais là, dans les couliss­es, c’était autre chose. C’était du ciné­ma mais en live, avec des images grandeur nature, 120 musi­ciens dans la fos­se, la vir­tu­osité des voix solistes qui se mêlaient à la puis­sance du chœur, claire­ment, c’était ça que je voulais faire.

Très vite, je suis dev­enue assis­tante à la mise en scène à l’Opéra de Paris. L’opéra étant un monde inter­na­tion­al, ma qual­ité pre­mière n’était pas la con­nais­sance des langues étrangères. Mais j’avais l’oreille, une force de tra­vail et une vraie curiosité pour tous les corps de méti­er. Et puis, j’aimais provo­quer le mou­ve­ment des mass­es — j’avais le sen­ti­ment de dessin­er des idées et des émo­tions fortes avec un ensem­ble d’individus. Ce goût pronon­cé pour le mou­ve­ment des chœurs est lié à ma for­ma­tion de cinéaste : avec le mon­tage et la réal­i­sa­tion de films, j’ai dévelop­pé un cer­tain regard sur le découpage de l’espace, le relief entre les dif­férents plans, le notion de hors de champ, et j’ai acquis la fac­ulté de syn­chro­nis­er plusieurs actions en même temps.

J’ai eu la chance de col­la­bor­er avec de grands met­teurs en scène : Peter Sel­l­ars, Krzysztof War­likows­ki, Christoph Marthaler – une véri­ta­ble référence artis­tique –, Stanis­las Nordey, ou Emir Kus­turi­ca. J’ai beau­coup appris avec eux, notam­ment les dif­férentes façons d’aborder un ouvrage clas­sique, avec la lib­erté qu’on pou­vait y trou­ver en dépit des con­traintes.

Et si la con­trainte était une chance ? 

Durant mes années d’assistanat, j’ai décou­vert qu’il y avait une écri­t­ure scénique autonome qui, mal­gré un livret et une musique préex­is­tants, était suff­isam­ment puis­sante pour per­me­t­tre une ouver­ture, et accueil­lir un mes­sage poli­tique ou social qui soit con­tem­po­rain.

Et c’est ain­si que j’ai eu envie, peu à peu, de racon­ter ma pro­pre vision des choses.

Depuis que je suis met­teuse en scène d’opéra, j’ai pris l’habitude de tra­vailler le cor­pus lyrique du réper­toire, de met­tre en scène des œuvres dans lesquelles «  tout » est fixé, à savoir la musique et le livret. Ma marge de manœu­vre sem­ble donc plutôt réduite car mon tra­vail doit actu­alis­er ou revis­iter un matéri­au qui me précède ; je dois pren­dre posi­tion par rap­port à mon époque, offrir une lec­ture nou­velle pour des spec­ta­teurs actuels.

Et mal­gré cela, quand bien même le tra­vail scénique reste con­cen­tré sur l’objet musi­cal qu’est la par­ti­tion, il nous reste finale­ment une lib­erté immense.

D’ailleurs, il vaut mieux pren­dre la con­trainte d’un cadre restric­tif à l’opéra comme une chance qui met au défi la lib­erté.

Bien plus que le livret, c’est la musique qui me porte et me racon­te quelque chose sur le présent. Si une musique éveille mes intu­itions et me par­le de la réal­ité d’aujourd’hui, il me devient pos­si­ble de retrou­ver dans le livret, mais de façon sous-jacente, un écho de notre société.

Appartenir à rien pour appartenir à tout 

Je suis un élec­tron libre dans le paysage insti­tu­tion­nel. Dans cet univers très sec­torisé, je n’ai aucune recon­nais­sance du milieu théâ­tral – ce n’est pas du tout mon réseau – je viens du monde du ciné­ma, et je fais du théâtre musi­cal dans les maisons d’opéra.

Mais j’aime cette posi­tion, je n’y ressens aucun manque. Je voulais devenir réal­isatrice ? Je suis met­teuse en scène d’opéra et je crée mes pro­pres vidéos dans mes pro­duc­tions lyriques. Je voulais davan­tage de lib­erté ? Je crée mon pro­pre théâtre musi­cal. Je voulais écrire ? J’écris mes livrets dans mes pro­jets de théâtre musi­cal.

Je préfère n’appartenir à rien pour appartenir à tout.

“Le Mon­stre du Labyrinthe” de Jonathan Dove, 8 juil­let 2015, Aix-en-Provence. Pho­to Vin­cent Beaume.

Du théâtre musi­cal dans les insti­tu­tions lyriques

J’aime met­tre en scène des opéras car il s’y trou­ve une dimen­sion qui dépasse notre con­di­tion d’hu­main. Mais j’aime aus­si tra­vailler sur une forme plus proche de ma sen­si­bil­ité, une forme musi­cale sur laque­lle je puisse inter­venir, avec un matéri­au qui porte l’empreinte de son temps, tant sonore que visuel.

Dans ce pro­jet de théâtre musi­cal, je cherche une musique live mais pas for­cé­ment clas­sique.

Je suis en quête d’un pro­jet immer­sif, univers artis­tique dans lequel le réel serait pré­dom­i­nant à tous les niveaux, le livret, le plateau, et le rap­port au spec­ta­teur.

L’opéra est une insti­tu­tion clas­sique dans laque­lle j’essaie de faire un théâtre très actuel. Pour cela, je cherche la désacral­i­sa­tion du lieu en y intro­duisant le réel, fût-il bru­tal voire féroce.

La Soupe POP, créée à l’Opéra de Mont­pel­li­er, avec le sou­tien de Valérie Cheva­lier, a provo­qué de nom­breux doutes alors qu’il n’avait pas encore vu le jour ! Des SDF à l’opéra, c’était insen­sé ! Heureuse­ment, le bouche à oreille du pub­lic a fait un tra­vail remar­quable, et la salle était rem­plie chaque soir de représen­ta­tion.

La Soupe POP est un spec­ta­cle inter­ac­t­if, inspiré de l’univers de la soupe pop­u­laire. Sans dis­tinc­tion du pub­lic et de la salle, le pub­lic mêlé aux comé­di­ens-béné­fi­ci­aires, était assis sur des bancs, autour de longues tables, et nous leur ver­sions la soupe !

La Soupe POP. Pho­to Marc Ginot.

Je ne sais pas faire de théâtre sans musique…

Je ne sais pas faire de théâtre sans musique, et je col­la­bore étroite­ment avec les musi­ciens.

Dans SeXY, j’ai fait deux ses­sions musi­cales avec Dear Crim­i­nal, un groupe d’électro-dream pop-folk québé­cois, au son vis­céral et trou­blant.

Si j’avais l’idée  du spec­ta­cle en tête, je n’en avais pas néces­saire­ment la struc­ture. J’avais toute­fois écrit les pre­mières scènes, passées au fil­tre par mon dra­maturge Simon Hatab, et j’ai demandé au groupe de tra­vailler sur des thèmes, et des atmo­sphères, avec une atten­tion par­ti­c­ulière accordée aux per­son­nages.

Une fois les ébauch­es musi­cales con­fron­tées aux pre­miers dia­logues, j’ai cher­ché à pré­cis­er la forme de la scène, la struc­ture des morceaux, et le sens des paroles.

La source d’inspiration était baroque, avec Les Suites de Bach, ou d’airs lyriques comme celui de Didon dans l’opéra Didon et Enée de Pur­cell.

À l’épreuve du plateau, la musique s’est encore trans­for­mée : tu ren­tres avec la gui­tare à cet endroit là ;  le texte peut par­tir sur l’en­trée de ce son élec­tro… ta voix se mêle sur le deux­ième cou­plet à ceux des inter­prètes… Tu t’ef­faces, tu prends la main de l’acteur… Les Dear Crim­i­nals ont été de for­mi­da­bles col­lab­o­ra­teurs au ser­vice de la mise en scène.

SeXy. Pho­to Noé Téboul.

La force vul­nérable des acteurs ama­teurs

Je cherche mon chemin par­mi les pos­si­bil­ités – met­tre en scène des opéras et créer un théâtre human­iste.

Dans mon théâtre musi­cal, je me suis tournée instinc­tive­ment vers ce que j’appelle « l’humanité », avec un sujet inspiré du réel, proche de mon quo­ti­di­en, que je réalise en par­tie avec des ama­teurs.

Le Mon­stre, pro­jet de théâtre musi­cal com­mandé par Bernard Foc­croulle et Émi­lie Delorme pour le fes­ti­val d’Aix en Provence en 2015, est une  épopée humaine comp­tant 300 cho­ristes sur scène, tous ama­teurs ! Depuis sa créa­tion, ce péplum intergénéra­tionnel voy­age dans le monde entier et sera repris à la Phil­har­monie de Paris en juin prochain. Ce dis­posi­tif conçu exclu­sive­ment de corps sus­cite à chaque fois des émo­tions fortes, dues à la présence de cette human­ité forte et déchi­rante.

Un spec­ta­cle d’amateurs n’est pas du tout un tra­vail d’amateurisme. Le fait de voir de l’humain, avec toute la vul­néra­bil­ité d’un ama­teur, change le sens du spec­ta­cle. SeXY, spec­ta­cle soutenu par Myr­i­am Azouzzi, direc­trice de l’A­cadémie de l’Opéra de Paris, a été un spec­ta­cle intéres­sant de ce point de vue.

L’enjeu d’un tra­vail théâ­tral avec des ama­teurs, c’est la beauté de leur vul­néra­bil­ité. L’amateur s’expose dans toute sa faib­lesse, et le défi, pour moi, c’est qu’on perçoive l’humain, c’est-à-dire toute la force de cette vul­néra­bil­ité. C’est quelque chose qu’ils atteignent, non par la tech­nique d’un jeu théâ­tral, mais en explo­rant leur pro­pre matière qu’ils trans­for­ment. Ils me deman­dent sou­vent : tu ne veux pas nous diriger davan­tage, tu ne veux pas nous don­ner plus d’indications ? Et je leur réponds que non, que je veux leur instinct avant tout, parce qu’il est tou­jours juste.

Les ren­dez-vous du jeu­di soir…                                        

Pour le pro­jet SeXY, nous avons créé le ren­dez-vous du jeu­di pour les ama­teurs. Durant cette ren­con­tre, ils peu­vent se lâch­er, être en con­tact les uns avec les autres.

Les gens ont peur de se voir, d’entrer en con­tact. Dans ce cas, les mots ne ser­vent pas à grand-chose. Ce qu’il faut, c’est que les gens se ren­con­trent et ce qui m’a émue dans ces ate­liers, c’est que ces ama­teurs sont restés fidèles à ce ren­dez-vous du jeu­di soir. Alors qu’ils sont habituelle­ment à mille endroits à la fois, ils voulaient, à ce moment-là, met­tre leurs corps en con­tact les uns avec les autres.

Nous vivons une époque de divi­sion et de frag­men­ta­tion. En fréquen­tant plusieurs per­son­nes à la fois, sou­vent dans l’indécision et le non-choix, il y a le triste sen­ti­ment d’un ren­dez-vous man­qué avec l’Autre. Avec les ate­liers du jeu­di soir, nous avons exploité l’humain.

SeX’Y ou la mélan­col­ie amoureuse

Le texte de SeX’Y s’inspire prin­ci­pale­ment de la vie amoureuse des ama­teurs – une cinquan­taine de jeunes entre 20 et 35 ans.

Je voulais écrire quelque chose qui soit de l’ordre du vivant, du vital, or ces témoignages étaient chargés de manque, de peur, et d’absence de vie.

Qu’y a‑t-il de jouis­sif et d’heureux dans vos expéri­ences ? leur demandais-je.

Dans l’acte même d’amour, il y a de la joie, et ce chemin, il ne passe pas néces­saire­ment par les mots mais par les corps, par le con­tact physique, et ici que nous avons cher­ché avec mon col­lab­o­ra­teur Mar­tin Grand­per­ret – le rap­port au corps, au sien et à celui de l’autre, le rap­port au corps des uns avec les autres.

Peu à peu, nous avons trans­for­mé la mélan­col­ie de leur réal­isme amoureux, leur réal­ité de soli­tude en quelque chose de vital. Les filles pou­vaient finale­ment mon­tr­er leur corps, non pas leur corps social, mais elles, telles qu’elles étaient, dans leur intim­ité et l’acceptation de leur nudité.

Dans mon tra­vail autour de la nudité avec les ama­teurs, je ne cher­chais ni la provo­ca­tion, ni le trash. J’ai emprun­té un chemin plus libre, avec ses con­tra­dic­tions, ses émo­tions, j’ai instau­ré un rap­port de con­fi­ance entre eux et moi, entre eux et les spec­ta­teurs.

Parce que « l’humanité » de ce pro­jet, c’était le corps – tous les corps – c’était cela même la matière, le liant de tout le spec­ta­cle.

SeXy. © Stu­dio J’adore ce que vous faites !
Le Monstre
Grand Théâtre de Provence, Festival d’Aix-en-Provence, 2015.
Sir Simon Rattle: direction musicale
Marie-Eve Signeyrole: mise en scène.
Avec Damien Bigourdan, Thésée ; Lucie Roche, la mère de Thésée ; Damien Pass, Dédale ; Miloud Khetib, Minos. Avec l’orchestre du London Symphony Orchestra et l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée et des chœurs mamateurs d’enfants, d’adolescents et d’adultes.
Simon Halsey, chef de chœur.

SeXy
Une production de L'Académie de l’Opéra national de Paris
Conception
Marie-Eve Signeyrole
Livret
Marie-Eve Signeyrole
Mise en scène
Marie-Eve Signeyrole
Dramaturgie
Simon Hatab
Décors
Fabien Teigne
Chorégraphie
Martin Grandperret
Costumes
Noémie Reymond
Lumières
Philippe Berthomé
Vidéo
Baptiste Klein
Marie-Eve Signeyrole
Musique
Dear Criminals
Chef des Choeurs
Morgan Jourdain
Assistant(e) Chef des Chœurs
Yoan Héreau
Son
Alexandre Chaigne
Annonce
Opéra
Parole d’artiste
Marie-Eve Signeyrole
Leyli Daryoush
144
Partager
Leyli Daryoush
Leyli Daryoush
Leyli Daryoush est musicologue de formation et docteure en études théâtrales. Dramaturge, chercheuse, spécialiste de l’opéra,...Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous avez aimé cet article?

Aidez-nous a en concocter d'autres

Avec votre soutien, nous pourrons continuer à produire d'autres articles de qualité accessibles à tous.
Faites un don pour soutenir notre travail
Soutenez-nous
Chaque contribution, même petite, fait une grande différence. Merci pour votre générosité !
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements