Milo Rau, continuer avec le mal

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Milo Rau, continuer avec le mal

Le 9 Mai 2018
"La Reprise" de Milo Rau. Photo Hubert Amiel.
"La Reprise" de Milo Rau. Photo Hubert Amiel.

Fidèles à ses méth­odes, Milo Rau et ses com­pagnons de longue date, les comé­di­ens Sara De Boss­chère, Sébastien Fou­cault et Johan Ley­sen, ont mené l’enquête, s’immergeant dans les ombres épaiss­es et lugubres du drame.

À Liège, ils ont ren­con­tré la famille et le com­pagnon d’Ihsane Jarfi, leurs avo­cats, l’un des tueurs… C’est aus­si là qu’ils ont fait pass­er des audi­tions, à l’issue desquelles deux comé­di­ens ama­teurs (Suzy Coc­co et Fabi­an Leen­ders) et un acteur pro­fes­sion­nel (Tom Adjibi) ont rejoint l’équipe de La Reprise. La réal­ité, étoffe de la pièce, est donc démul­ti­pliée : aux per­son­nages de l’affaire Jarfi se mêlent les tra­jec­toires per­son­nelles, les vécus soci­aux, les expéri­ences de théâtre de ceux qui, sur scène, s’attellent à repren­dre la tragédie.

Tout l’art de Milo Rau réside dans son habileté à faire s’entrechoquer les dif­férents dimen­sions d’une his­toire et à tiss­er ensem­ble sa toile dis­parate.

L’histoire de Jarfi, d’abord, se mêle au réc­it de sa recon­sti­tu­tion par l’équipe de Milo Rau. Struc­turée en cinq actes, la pièce s’attache, dans une mise en scène très sobre faisant large­ment appel à la vidéo, à inter­préter le drame : les acteurs se glis­sent dans la peau des proches de la vic­time, repren­nent les entre­tiens menés pen­dant l’enquête et rejouent les heures précé­dant le meurtre, jusqu’au long cal­vaire enduré par Jarfi. L’usage de la vidéo et des gros plans nour­rit cette veine réal­iste, presque nat­u­ral­iste, et sa tonal­ité som­bre. Mais à cette trame doc­u­men­taire se super­pose tout au long de la Reprise le lanci­nant ques­tion­nement sur la représen­ta­tion du réel et sur le trag­ique comme forme théâ­trale. À mille lieues d’un dis­cours dés­in­car­né ou abstrait sur le pou­voir du théâtre, c’est d’abord par une atten­tion extrême au cas sin­guli­er que Milo Rau abor­de la réflex­ion sur le sens de son art. Il scrute, de fond en comble, le proces­sus créatif de La Reprise. D’où vien­nent ceux qui vont, des jours durant, incar­n­er les pro­tag­o­nistes de l’affaire Jarfi ? Quelle musique écoutent-ils ? Com­ment appa­rais­sent-ils sur scène, com­ment se désha­bil­lent-ils, com­ment pleurent-ils, com­ment frap­pent-ils ? Les acteurs racon­tent leur par­cours, leur arrivée au théâtre ; c’est drôle, légère­ment cru­el, quelque­fois mal­adroit et sou­vent touchant.

Milo Rau entrelace égale­ment la réflex­ion soci­ologique et les obses­sions exis­ten­tielles. L’affaire Jarfi est une affaire lié­geoise, nichée dans le ter­reau pop­u­laire d’une ville en crise, autre­fois fière des usines et du savoir ouvri­er, désor­mais imbibée de détresse et de désœu­vre­ment. La tragédie a un goût de métal et de pluie, un accent de mis­ère banale ; elle n’en reste pas moins la con­fronta­tion bru­tale à l’absurdité du mal, incom­préhen­si­ble, indé­pass­able. On pense à Tru­man Capote dans De sang-froid, son­dant les détails infimes de l’irruption du mal, don­nant au fait-divers une ampleur uni­verselle. La Reprise s’entête elle aus­si à tourn­er autour de la nuit du meurtre, à entre­cho­quer les détails et les cir­con­stances, à buter sur la douleur, à redonner les coups, à redire les mots.

La « reprise » réside aus­si dans la ten­ta­tive opiniâtre de Milo Rau pour trou­ver des pris­es sur les ver­sants de l’affaire Jarfi qui restent inac­ces­si­bles. Com­ment saisir les zones d’ombre, les cham­bres fer­mées, les heures silen­cieuses ? Comme dans Five Easy Pieces, il s’y efforce en démul­ti­pli­ant les points de vue, les cadrages et les médi­ums : aux scènes jouées sur scène répond ain­si la pro­jec­tion, au-dessus du plateau, de scènes filmées en amont. Par­fois, ce sont les espaces indis­tincts de la scène, voitures fer­mées ou mains égarées dans l’étoffe des robes, cap­tés en direct par la caméra, qui appa­rais­sent en gros plan à l’écran. En se faisant insis­tante, la vidéo dévoile alors l’impuissance de la tech­nique à percer les ressorts ultimes du mal, part obscure de l’humanité qu’aucun dis­posi­tif scru­ta­teur ne peut révéler en la plaçant sous la lumière. Si le procédé, cohérent avec la démarche du met­teur en scène, enri­chit encore le réc­it, il brise par­fois, hélas, le rythme de la pièce. Les scènes filmées, sou­vent, son­nent assez faux, comme si la caméra, en mon­trant trop, affadis­sait et aplatis­sait le relief con­trasté de l’ensemble.

Mal­gré ces mal­adress­es, Milo Rau frappe tou­jours par sa con­stance et sa capac­ité à ne jamais renon­cer : ni aux ques­tions sans réponse, ni à l’intérêt bru­lant pour ses con­tem­po­rains. Il cherche plus qu’il n’affirme, révélant l’inextricable mélange de triv­i­al­ité et d’absolu logé dans les tragédies ordi­naires. Entre bru­tal­ité et déli­catesse, il ne tire pas de leçon mais s’emploie hum­ble­ment, courageuse­ment, à tester ce que le théâtre peut faire avec une matière aus­si atroce et aus­si famil­ière. Pour approcher la tragédie, il con­voque ain­si toutes les forces, des sou­venirs des acteurs à la voix des vic­times, de l’analyse soci­ologique au réc­it intime. Comme si ce que le théâtre pou­vait faire pour les hommes, c’était ça : se met­tre ensem­ble et repren­dre, refaire, rejouer. Et répéter, face à l’absurde, les mots de Beck­ett dans L’Innommable : « il faut con­tin­uer, je ne peux pas con­tin­uer, il faut con­tin­uer, je vais donc con­tin­uer, il faut dire des mots, tant qu’il y en a ».

La Reprise, Histoire(s) du théâtre (I)

Au Théâtre National (Bruxelles) dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts 2018 jusqu'au 10 mai.

Concept texte & mise en scène: Milo Rau
Texte: Milo Rau & ensemble
Avec: Sara de Bosschere, Sébastien Foucault, Johan Leysen, Tom Adjibi, Suzy Cocco, Fabian Leenders
Dramaturgie et recherches: Eva-Maria Bertschy
Collaboration dramaturgique: Stefan Bläske, Carmen Hornbostel
Scénographie & Costumes: Anton Lukas
Décor & Costumes: Ateliers du Théatre National Wallonie-Bruxelles
Vidéo: Maxime Jennes, Dimitri Petrovic
Créateur son: Jens Baudisch
Créateur lumière: Jurgen Kolb
Direction technique, régie générale: Jens Baudisch
Production: Mascha Euchner-Martinez, Eva-Karen Tittmann
Assistance mise en scène: Carmen Hornbostel
Assistance dramaturgie: François Pacco
Assistance scénographie: Patty Eggerickx
Chorégraphie de combat: Cédric Cerbara
Professeur de chant: Murielle Legrand
Arrangement musical: Gil Mortio
Relations publiques: Yven Augustin
Création Studio Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Production International Institute of Policital Murder (IIPM),  Théâtre National Wallonie-Bruxelles
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Écrit par Emilie Garcia Guillen
Emi­lie Gar­cia Guillen dérive vers le nord depuis env­i­ron quinze ans. Suite à une pre­mière jeunesse dans le...Plus d'info
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Par Jean Tain
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