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Le 13 Nov 2018
"Love", Alexander Zeldin. © Sarah Lee
"Love", Alexander Zeldin. © Sarah Lee

Mari­na Con­stan­ti­nes­cu, cri­tique réputée, assure la direc­tion du Fes­ti­val Nation­al de Théâtre de Roumanie dont le pro­gramme, cette année, a con­jugué avec un rare suc­cès des spec­ta­cles du pays retenus au terme d’une sélec­tion per­son­nelle et des représen­ta­tions invitées qui ont ébloui pub­lic et créa­teurs réu­nis.

Cer­tains, plus con­nus, vus dans d’autres fes­ti­vals, se dis­tin­guaient par leur valeur, dis­ons, « anthologique », car preuves exem­plaires de l’art accom­pli dont font état des met­teurs en scène comme Katie Mitchell avec Krysti­na ou Simon McBur­ney avec l’adap­ta­tion d’un texte de Ste­fan Zweig, Des âmes agitées (selon la tra­duc­tion roumaine).

Pour le pre­mier, il s’ag­it d’une muta­tion de Made­moi­selle Julie de Strind­berg qui érige la ser­vante Krysti­na en pro­tag­o­niste du drame, prise dans les tenailles des deux amants, Jean et Julie ! Krysti­na, sans défense, rejetée sur les marges, éprou­ve le désar­roi d’un lien brisé, d’une promesse con­trar­iée et vogue sans repères dans un monde qui lui est devenu étranger. Le spec­ta­cle lui est con­sacré. Katie Mitchell asso­cie présence dis­crète des comé­di­ens et images vidéos qui évo­quent tout à la fois vis­ages et paysages nordiques sur fond de paroles à peine mur­murées, de regards fur­tifs, d’at­touche­ments dis­simulés. Ici, le gros plan pro­jeté sur l’écran et le corps présent sur le plateau dia­loguent et sus­ci­tent une incer­ti­tude, une ambiguïté : c’est Strind­berg vu dans la per­spec­tive de cer­tains films de Bergman, Cris et chu­chote­ments ou Scènes con­ju­gales. Comme si le maître déchiré du théâtre et l’autre, du ciné­ma, recon­sti­tu­aient ensem­ble le por­trait de l’i­den­tité affec­tive d’un pays, la Suède !

Krysti­na, mes katie mitchell. © Christophe Ray­naud de Lage.

Simon McBur­ney s’at­taque à un roman de Zweig ayant pour point de départ le veston ensanglan­té de l’archiduc assas­s­iné à Sara­je­vo… et con­servé dans le musée local. Une his­toire « sen­ti­men­tale », à la lim­ite du mélo­drame, se racon­te sur fond de pas­sion impos­si­ble, de sui­cide et de guerre. Simon McBur­ney tem­père cette agi­ta­tion des affects en refu­sant de se con­sacr­er unique­ment aux rela­tions psy­chologiques com­plex­es qui se nouent et, pour y par­venir, il alterne paroles du nar­ra­teur et paroles des per­son­nages en tis­sant un véri­ta­ble réseau de liens dont l’é­mo­tion est atténuée par la dis­sémi­na­tion du dis­cours, par les inter­ven­tions tech­nologiques dis­crètes ou la bande son par­ti­c­ulière­ment soignée. Et tout cela sur le fond d’une inter­pré­ta­tion impec­ca­ble, d’une justesse de ton et d’une réserve extrêmes. Ici, les procédés du théâtre « post dra­ma­tique » se trou­vent voués à la démarche « dra­ma­tique » du spec­ta­cle. Asso­ci­a­tion hors-pair !

Ungeduld des Herzens de Ste­fan Zweig, mes Simon MCBur­ney. © Gian­mar­co Bre­sadola.

Out­re ces valeurs sûres retrou­vées dans ces spec­ta­cles, la décou­verte qui a ébloui le spec­ta­teur que je suis fut la propo­si­tion d’un groupe irlandais dirigé par Ben Kidd et Bush Moukarzel à par­tir d’un texte « de plateau » de Ben Kidd. Cette fois-ci, il s’ag­it de présen­ter « la pre­mière pièce de Tchékhov », Platonov, mais le dis­posi­tif mis en place brise l’u­nité d’un spec­ta­cle tchékhovien pour pro­pos­er un « essai » scénique sur l’au­teur et son théâtre. Le met­teur en scène s’a­vance et explique les choix de la représen­ta­tion — cos­tumes, décors -, com­mente des don­nées du théâtre tchékhovien — par exem­ple, la dis­pari­tion du pis­to­let présent depuis les débuts, mais absent dans La Ceri­saie -, se définit mali­cieuse­ment par rap­port à d’autres met­teurs en scène du théâtre actuel. Tout cela avec une ironie légère et une dis­tance dis­crète, ludique. Mais l’inédit provient de l’usage de la tech­nolo­gie dont l’in­ter­ven­tion n’est ni agres­sive, ni démesurée : nous sommes con­viés à emprunter les casques posés sur le dossier des fau­teuils pour « écouter » les paroles de la scène. Paroles qui nous parvi­en­nent avec une douceur apaisante tan­dis que nous regar­dons des décors à la théâ­tral­ité délibéré­ment explicite — pan­neaux peints sans nulle volon­té d’il­lu­sion — ou des sil­hou­ettes vêtues à l’an­ci­enne ! Nulle pos­si­bil­ité d’en­ten­dre les mots pronon­cés sur le plateau sans l’aide des appareils acous­tiques et grâce à cela le jeu acquiert une finesse émou­vante en procu­rant le sen­ti­ment d’une indi­ci­ble ten­dresse. Ten­dresse qui s’empare de nous et instau­re cette intim­ité sub­tile souhaitée par tant de met­teurs en scène mais jamais atteinte avec une pareille finesse. Elle est par­fois trou­blée par l’hu­mour et le spec­ta­cle finit par répon­dre au voeu tant souhaité par Tchekhov : « le sourire à tra­vers les larmes ».

Quelques jours plus tard je décou­vrais à Paris Love, texte et mise en scène d’Alexan­dre Zel­dine. De prime abord, il s’ag­it d’une his­toire qui rap­pelle l’an­cien « théâtre du quo­ti­di­en » de Kroetz ou Deutsch assim­ilé à l’époque par cer­tains cri­tiques à une vari­ante du théâtre nat­u­ral­iste, con­fu­sion dont j’ai enten­du l’é­cho aujour­d’hui aus­si. Tout laisse croire à cela ! Dans une struc­ture anglaise d’ac­cueil d’ur­gence se côtoient des per­son­nages d’âge et d’o­rig­ine dif­férents. Ils y vivent avec l’e­spoir qu’il s’ag­it d’une « tran­si­tion » mais, mal­heureuse­ment, elle se per­pétue, sem­ble être sans fin pour cer­tains d’en­tre eux. Tout ren­voie à ce que l’on appelait dans les pays com­mu­nistes « les apparte­ments com­mu­nau­taires », qui met­taient à l’épreuve les êtres et leurs apti­tudes à cohab­iter pour partager un espace col­lec­tif, des toi­lettes à la salle à manger. Le décor restitue dans les moin­dres détails, de la chas­se d’eau à la branche qui bouge sur le toit, ce lieu que les locataires doivent partager à plusieurs. Nous sommes les témoins de ces con­di­tions de vie, de cette dégra­da­tion ou de cette amer­tume qui, sans cesse, alter­nent sur fond de calme, en apparence, plat. L’ex­trême sub­til­ité d’Alexan­dre Zel­dine provient de la manière de diriger ses comé­di­ens, de par­venir à un jeu sans cris ni exci­ta­tion, un jeu sere­in, limpi­de comme une larme. J’y ai recon­nu l’autre vari­ante de la ten­dresse… tristesse avec ten­dresse ! Tristesse des « humil­iés et offen­sés » pour repren­dre un titre de roman célèbre. C’est ce qui, au-delà des apparences nat­u­ral­istes, se dégage de ce spec­ta­cle rare, mur­muré tel un Tchékhov de nos jours ! C’est la ten­dresse qui sauve !

Une dernière image, inou­bli­able : la vieille mère qui se sou­vient avec nos­tal­gie d’un passé illu­soire vécu au bord de la mer, et qui, pour s’y noy­er, s’a­vance par­mi les chais­es des spec­ta­teurs des pre­miers rangs… nous sommes la mer qui l’en­gloutit et nous assis­tons en témoins muets à cette dis­pari­tion assumée, apaisante et paci­fi­ca­trice. Tous en larmes ! La ten­dresse s’empare de nous, une dernière fois !

P.S.: Mal­heureuse­ment, j’ai raté le spec­ta­cle belge qui a pro­duit un choc par­mi les spec­ta­teurs roumains qui m’en ont par­lé en ter­mes ent­hou­si­astes : Mère (Moed­er), mise en scène et choré­gra­phie Gabriela Car­ri­zo (Peep­ing Tom). Où et quand le retrou­ver ?

Krystina, d'après Mademoiselle Julie, d'August Strindberg, adaptation Katie Mitchell, mise en scène Katie Mitchell, Leo Warner, traduction et dramaturgie Maja Zade.

Beware of Pity / Ungeduld des Herzens (La Pitié dangereuse) de Ștefan Zweig, mise en scène Simon McBurney, cofondateur de la compagnie Complicité (Londres). à voir à la Schaubuhne.

Chekhov’s First Play, d'après Platonov d'Anton Tchekhov, mise en scène Ben Kidd and Bush Moukarzel, production The young Dead Centre Company in Dublin. à voir au Dublin theatre festival 2019.



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Festival National de Théâtre de Roumanie
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Écrit par Georges Banu
Écrivain, essay­iste et uni­ver­si­taire, Georges Banu a pub­lié de nom­breux ouvrages sur le théâtre, dont récemment La porte...Plus d'info
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