The Beggar’s Opera, le chant du slang

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Opéra

The Beggar’s Opera, le chant du slang

Le 7 Mai 2018
"Beggar's opera". Photo Patrick Berger.
"Beggar's opera". Photo Patrick Berger.

La pièce s’ou­vre sur l’im­age, hélas famil­ière, de vagabonds envelop­pés dans des duvets. Ce sont en fait les asso­ciés de Peachum, un chef de bande qui cam­ou­fle ain­si ses deal­ers, et entre­tient toute une armée de voleurs, receleurs et prox­énètes, qu’il cou­vre grâce à ses con­tacts dans la police et la poli­tique.

Mais lorsqu’il apprend que sa fille Pol­ly s’est mar­iée en cachette à son con­cur­rent Macheath, Peachum le fait dénon­cer par ses escorts girls, et le livre à son asso­cié, le directeur de prison Lock­it. Macheath étant aus­si un peu maque­reau, il sera rat­trapé dans sa cel­lule par les femmes qu’il a débauchées, mais qui l’ai­ment pour le meilleur et pour le pire, y com­pris la pro­pre fille de Lock­it, qui affron­tera Pol­ly dans un véri­ta­ble duel de chant. L’Opéra du gueux de John Gay (1728), se déroule tout entier dans l’u­nivers de la cor­rup­tion, de la vio­lence et de la pros­ti­tu­tion, activ­ités dont la valeur morale est soumise à un seul critère : « What’s in it for me ? » – « Com­bi­en à se faire ? » (Peachum).

Mais cette morale de la pègre est moins une image des bas-fonds qu’une satire des puis­sants de l’époque (et de la nôtre). Et dans la musique elle-même, la satire passe par une sub­ver­sion méthodique des codes de l’opera seria, s’at­taquant ain­si à l’im­age idéal­isée que le pub­lic d’opéra pou­vait se faire de lui-même.
Ain­si, au choix d’un sujet noble (mytholo­gie ou his­toire) et aux sen­ti­ments élevés, on sub­stitue une intrigue et des pra­tiques sor­dides. Au lieu des aria à la mode (par exem­ple ceux d’Hæn­del, maître de Lon­dres à l’époque), Johann Christoph Pepusch a com­posé la musique de l’« opéra du gueux » par un savant mon­tage de chan­sons anonymes, d’an­tholo­gie, de tav­erne ou de rue, quitte à en remanier les paroles et les arrange­ments. John Gay et Pepusch n’é­taient certes pas les pre­miers à par­o­di­er l’opéra clas­sique, mais il ont su dépass­er la car­i­ca­ture, et inven­ter pos­i­tive­ment une nou­velle forme, qui intè­gre à l’ac­tion le réper­toire et les thèmes de la chan­son pop­u­laire. Ce « bal­lad opera » con­nut rapi­de­ment un grand suc­cès, et il est con­sid­éré comme un ancêtre direct de l’opéra comique et de la comédie musi­cale.

Dans la riche tra­di­tion que cette œuvre a inau­gurée, il y aurait bien sûr beau­coup de manières de l’adapter et de se réap­pro­prier sa vir­u­lence provo­ca­trice. Elle a don­né lieu à des créa­tion orig­i­nales, comme L’Opera de quat’­sous de Bertolt Brecht et Kurt Weill, inspiré de cet opéra et créé pour son deux-cen­tième anniver­saire (1928). Il en existe aus­si de nom­breux remakes, comme la réécri­t­ure de Ben­jamin Brit­ten (1948), ou la ver­sion filmée de Peter Brook (1953), car cette musique d’emblée com­pos­ite est du même coup essen­tielle­ment plas­tique et adapt­able.

La mise en scène de Robert Carsen a bien fait appa­raître cette plas­tic­ité dra­ma­tique et musi­cale, par l’usage d’un décor de car­ton qui se trans­forme illi­co en bar ou en prison, de même que la musique de la pièce, elle-même « recy­clée », se prête bien aux effets de con­trastes qui dis­ent la pré­car­ité des des­tins, quand les airs passent bru­tale­ment de l’e­uphorie au dés­espoir, en fonc­tion des descentes de police. Tout en étant rel­a­tive­ment sobre et ludique dans sa con­struc­tion, l’adap­ta­tion de Robert Carsen et Ian Bur­ton reste donc fidèle à la dénon­ci­a­tion de la vio­lence sociale qui est au cœur de l’œu­vre.

C’est le cas par exem­ple avec la choré­gra­phie très acro­ba­tique de la bande de Mac, qui peut rap­peller les orig­ines saltim­ban­ques des chan­sons, mais aus­si l’u­nivers de vio­lence et la gestuelle de cer­tains films de gangs lon­doniens (comme Les Promess­es de l’om­bre, David Cro­nen­berg, 2007, ou Snatch : tu braque ou tu raques, Guy Ritchie, 2000).
Les actu­al­i­sa­tions du livret, comme les allu­sions à la poli­tique de Thatch­er sont égale­ment cohérentes avec la satire du libéral­isme déjà implicite dans le livret. Ain­si la devise de Lock­it – les hommes sont des pré­da­teurs les uns pour les autres, mais vivent tou­jours en société – est la for­mule à peine défor­mée de l’homme loup pour l’homme de Hobbes. C’est pourquoi Lock­it est tou­jours prêt à trahir Peachum pour de l’ar­gent, mais se rec­on­cilie tout de même avec lui autour d’un pot-de-vin…

Enfin, la qual­ité de cette adap­ta­tion tient beau­coup au tra­vail sur la langue, qui a fait pass­er la langue des bas-fonds du XVI­I­Ie dans l’ac­cent cock­ney et l’ar­got (slang) de l’Est lon­donien d’au­jour­d’hui. Cette trans­po­si­tion con­jugue bru­tale­ment la satire au présent, dans un reg­istre de lan­gage dont la vio­lence peut nous être famil­ière. La verve du slang nous inter­pelle, et ses con­no­ta­tions les plus injurieuses font enten­dre l’ironie cru­elle de cet opéra, qui chante joyeuse­ment l’in­jus­tice d’une société où le désir et le marché tiendraient lieu de morale.

The Beggar's opera
Création au Théâtre des Bouffes du Nord

et du 16 au 19 août à l'Edinburgh International Festival

Ballad opera de John Gay et Johann Christoph Pepusch

Dans une nouvelle version de Ian Burton et Robert Carsen 

Mise en scène Robert Carsen 

Conception musicale William Christie 
 
Avec
 Robert Burt Mr. Peachum 
Beverley Klein Mrs. Peachum / Diana Trapes 
Kate Batter Polly Peachum 
Benjamin Purkiss Macheath 
Kraig Thornber Lockit 
Olivia Brereton Lucy Lockit 
Emma Kate Nelson Jenny Diver 
Sean Lopeman Filch / Manuel 
Gavin Wilkinson Matt 
Taite-Elliot Drew Jack 
Wayne Fitzsimmons Robin 
Dominic Owen Harry 
Natasha Leaver Molly 
Emily Dunn Betty 
Louise Dalton Suky 
Jocelyn Prah Dolly 
 
Et les musiciens de l'ensemble Les Arts Florissants
Emmanuel Resche-Caserta Violon I 
Théotime Langlois de Swarte ou Martha Moore Violon II 
Sophie de Bardonnèche ou Simon Heyerick Alto 
Marion Martineau Violoncelle 
Douglas Balliett Contrebasse 
Anna Besson Traverso, flûte à bec 
Neven Lesage Hautbois 
Hervé Trovel ou Marie-Ange Petit Percussions 
Thomas Dunford Archiluth
 
Direction et clavecin William Christie (et en alternance Florian Carré les 21 et 24 avril)
 Recherches musicales Anna Besson et Sébastien Marq
Édition musicale Pascal Duc (Les Arts Florissants)
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Robert Carsen
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Jean Tain
Jean Tain est agrégé et docteur en philosophie de l'École Normale Supérieure (Paris), ATER à l'Université...Plus d'info
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