Un pantin fragile

Théâtre
Critique

Un pantin fragile

Le 26 Mar 2018
Frankenstein. Photo Hubert Amiel.
Frankenstein. Photo Hubert Amiel.

Adap­té du roman de Mary Shel­ley, ce Franken­stein mêle à l’histoire de Vic­tor Franken­stein celle du proces­sus de con­cep­tion de la gigan­tesque mar­i­on­nette qui prend vie sous nos yeux. Le spec­ta­cle assume donc le côté ate­lier de brico­lage à par­tir d’un matéri­au hétérogène.

D’un côté, les épisodes de la vie de Vic­tor Franken­stein, le jeune homme exalté qui délaisse sa famille genevoise pour aller se per­dre dans l’obsession de son pro­jet fou, con­sis­tant à don­ner vie à une créa­ture arti­fi­cielle. De l’autre, les frag­ments d’histoires de la mul­ti­tude d’objets qui s’amoncellent sur les dif­férentes par­ties du corps de la créa­ture. Cha­cun est une relique d’une vie enfuie : ici, un har­mon­i­ca qui racon­te le tal­ent d’un grand-père imité par son petit-fils ; là, une chemise dont l’odeur évoque aux yeux d’une veuve le « par­fum de la bonne humeur » qu’exhalait son mari quand il la por­tait. On nav­igue donc, envelop­pé dans une saveur nos­tal­gique, du temps du bon­heur de la famille Franken­stein, qui se retire peu à peu à mesure que Vic­tor s’éloigne, à la mémoire des morts dans les mots de leurs proches, dont les objets retis­sent les fils. Il y a dans ce spec­ta­cle un plaisir du jeu qui donne par­fois nais­sance à des trou­vailles promet­teuses, ain­si quand tous les acteurs incar­nent tour à tour Vic­tor, par­fois ensem­ble, Vic­tor devenant une entité démul­ti­pliée à qui l’énergie de la créa­tion sem­ble don­ner mille bras.
Dif­fi­cile pour­tant de se retrou­ver dans ce va-et-vient per­ma­nent, et surtout de saisir le pro­jet des auteurs : certes, on com­prend que les objets ayant appartenu à des per­son­nes décédées fig­urent les organes des cadavres à par­tir desquels Franken­stein a conçu sa créa­ture. Mais s’agit-il de sug­gér­er, en parse­mant son grand corps d’objets hors d’usage, qu’il manque à la créa­ture ce qui donne vie à la matière – le poids des affects et de la mémoire humaine ? S’agit-il de met­tre en regard le rêve d’un être-machine dépos­sédé d’histoire et les his­toires qui ani­ment les machines et se lovent dans leurs mécan­ismes ? On perçoit en tout cas qu’à par­tir du roman de Shel­ley, Jan-Christoph Gock­el et Michael Pietsch ont vis­i­ble­ment souhaité saisir la place des objets comme lien entre la vie et la mort. Mais les petites bribes de vie esquis­sées, avec leur côté Amélie Poulain, peinent à ren­con­tr­er la noirceur et les enjeux du roman goth­ique touchant au rap­port créa­teur-créa­ture, à la sci­ence ou à la mon­stru­osité. Certes, l’immense mar­i­on­nette est impres­sion­nante, mais au-delà des beaux effets de lumière et de son qui la met­tent en valeur, on a du mal à la voir autrement que comme un acces­soire et à com­pren­dre son des­tin. Pas plus qu’on ne s’attache véri­ta­ble­ment à celui de Vic­tor, dont les tour­ments très – trop – appuyés ont du mal à nous émou­voir, sa rela­tion à la créa­ture et à son pro­jet étant assez peu appro­fondis.
La matière était-elle trop dense, trop riche de pistes pos­si­bles, trop exal­tante, au point qu’il ait été dif­fi­cile aux auteurs de choisir un angle pré­cis, de se cen­tr­er, de renon­cer ? Peut-être. Dans ce Franken­stein, porté par un tra­vail fin sur la musique et la lumière, ain­si que par de belles intu­itions, il est mal­heureuse­ment dif­fi­cile de suiv­re un fil qui nous emporterait.

« Frankenstein », du 7 au 17 mars au Théatre National (Bruxelles)

Frankenstein de Jan-Christoph Gockel et Michael Pietsch / Texte et mise en scène Jan-Christoph Gockel/ D’après le roman «Frankenstein; Or The Modern Prometheus» de Mary Shelley/ Scénographe Julia Kurzweg, Créateur marionnettes & marionnettiste Michael Pietsch, Création Costumes Emilie Jonet, Création son & musicien Anton Berman, Créateur lumière Jean-Jacques Deneumoustier, Dramaturge Cécile Michel, Assistant mise en scène Maxime Glaude, Assistante scénographie Sarah Deppe, Julia Ippolito, Assistante dramaturgie Irina Reinke, Traduction et surtitrage Werkhuis SPRL, Cécile Michel / Avec Léone François, Anton Berman, Alfredo Cañavate, Bruce Ellison, Thomas Halle, Gianni La Rocca, Michael Pietsch (en alternance avec Laurenz Leky) Et Lucas Hamblenne, Romain Gueudré, Pierre Ottinger
 
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Écrit par Emilie Garcia Guillen
Emi­lie Gar­cia Guillen dérive vers le nord depuis env­i­ron quinze ans. Suite à une pre­mière jeunesse dans le...Plus d'info
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