Un théâtre en état d’alerte

Entretien
Théâtre

Un théâtre en état d’alerte

Le 11 Sep 2018
Roland Bertin et Valérie Dréville dans LA VIE DE GALILÉE de Bertolt Brecht, mise en scène d’Antoine Vitez, Comédie-Française, 1990. Photo Collections de la Comédie-Française.
Roland Bertin et Valérie Dréville dans LA VIE DE GALILÉE de Bertolt Brecht, mise en scène d’Antoine Vitez, Comédie-Française, 1990. Photo Collections de la Comédie-Française.
Roland Bertin et Valérie Dréville dans LA VIE DE GALILÉE de Bertolt Brecht, mise en scène d’Antoine Vitez, Comédie-Française, 1990. Photo Collections de la Comédie-Française.
Roland Bertin et Valérie Dréville dans LA VIE DE GALILÉE de Bertolt Brecht, mise en scène d’Antoine Vitez, Comédie-Française, 1990. Photo Collections de la Comédie-Française.

À l’occasion de l’émission « Imag­i­na­tions » d’Alain Prochi­antz du 19 août dernier sur France cul­ture, con­sacrée à Jean-François Peyret, nous pub­lions un extrait d’un entre­tien avec le met­teur en scène paru dans le n°102 – 103 Côté sci­ences.

GEORGES BANU : Nous pou­vons engager cet entre­tien à par­tir de ce spec­ta­cle de référence qui reste LA NATURE DES CHOSES, à par­tir du texte de Lucrèce. Il me sem­ble qu’à ce moment-là s’en­gage, alors encore en com­pag­nie de Jean Jour­d­heuil, le défi de pas­sage du « côté des sci­ences » et. de leur con­fronta­tion avec le plateau et, implicite­ment, la représen­ta­tion…

Jean-François Peyret : En sor­tant de TOURNANT AUTOUR DE GALILÉE, tu m’as die que ce spec­ta­cle te rap­pelait le LUCRÈCE1, et qu’il était réca­pit­u­latif, tes­ta­men­taire, autant dire. Je pou­vais en rester là et donc mourir tran­quille. J’y ai sérieuse­ment pen­sé. De fait, que ces deux spec­ta­cles qu’une ving­taine d’an­nées sépar­ent aient un air de famille, au fond, je l’e­spère bien. J’aimerais penser qu’un fil plus ou moins vis­i­ble lie tous ces travaux, même si les modes de fab­ri­ca­tion ont changé : je tra­vaille seul er mon prob­lème n’est plus de porter au théâtre des textes non dra­ma­tiques, comme dans les années qua­tre-vingts Mais il est vrai que, ne mon­tant pas des textes déjà écrit, ne sautant pas d’un auteur à l’autre, ou pas­sant du théâtre à L’opéra et retour, la cohérence éventuelle du tra­vail ne peut tenir à la per­ti­nence d’un réper­toire, je suis mon petit bon­homme de chemin. Com­mencer à faire du théâtre, c’é­tait une façon de me met­tre en marche, en route, en chemin, après mes foirades lit­téraires de la décen­nie d’a­vant où je fai­sais du sur­place, ham­léti­sant sur la ques­tion écrire ou ne pas écrire, in adon­nant pen­dant ce temps à dif­férents petits métiers lit­téraires : uni­ver­sité, édi­tion, jour­nal­isme. Main­tenant si ce chemin fait itinéraire qui se tient un peu, tant mieux. Un cri­tique doté d’un GPS dra­maturgique devrait pou­voir décrire l’it­inéraire qui va de Lucrèce à Galilée. Pour le dire autrement, chaque spec­ta­cle est gros du suiv­ant, et c’est vrai depuis le pre­mier, Le ROCHER LA LANDE LA LIBRAIRIE, d’après les ESSAIS de Mon­taigne2 à Spec­ta­cle matriciel (le LUCRÈCE est aus­si con­tenu dans le MONTAIGNE, de même que les Essais sont bour­rés du De RERUM NATURA) dont le TOURNANT AUTOUR DE GALILÉE est un palimpses­te, La présence d’O­liv­er Per­ri­er dans les deux spec­ta­cles en témoignant. Mais on pour­rait aus­si bien dire que ce dernier spec­ta­cle con­tient tous les précé­dents, Mon­taigne, Lucrèce, — il fait même allu­sion à Müller — sans par­ler bien sûr des plus récents. J’a­jouterai seule­ment que le chemin n’ex­is­tait pas et qu’il a fal­lu pass­er à tra­vers champs, c’est le cas de le dire. Pas un sen­tier de grande ran­don­née, dûment bal­isé ; j’ai sou­vent cru me per­dre. Trêve de métaphore ; ce que ces spec­ta­cles ont en com­mun, c’est leur refus du mimé­tique, le rejet d’un théâtre d’im­i­ta­tion de la vie, avec fable et per­son­nages, leur ten­ta­tive, comme chez Lucrèce, toutes choses égales d’ailleurs, de con­fron­ter et de con­juguer la con­nais­sance et la lit­téra­ture, l’ef­fort de penser et le désir de poésie. Barthes aurait pu par­ler d’un théâtre de la matbe­sis plutôt que de la mime­sis. Un théâtre libéré du fardeau de la représen­ta­tion des hommes en train d’a­gir (les mar­quis­es qui sor­tent à cinq heures, les ventes pathé­tiques de ceri­saies), et qui est plutôt atten­tif, oui, à la « nature des choses », donc aus­si aux choses de la nature (cela nous con­duira à par­ler de la sci­ence), un théâtre qui est intrigue par l’aven­ture de la pen­sée.… Et c’est une aven­ture trag­ique, ou c’est celle du trag­ique, mais non le trag­ique d’un héros par­ti­c­uli­er, mais celui de l’e­spèce humaine, avet ce pilote fou à bord, le cerveau, ce cerveau trop gros dont nous avons essayé de par­ler dans LES VARIATIONS DARWIN et qui est peut-être le per­son­nage prin­ci­pal de mon théâtre.

G. B.: Ce que tu dis sur l’it­inéraire, plutôt sur la pour­suite d’un chemin pro­pre mar­qué par l’at­trait pour ce qui se développe d’un spec­ta­cle à l’autre, me rend mélan­col­ique, moi, déplore mes égare­ments et l’im­pos­si­bil­ité de choisir. Chez toi, la con­cen­tra­tion dont ru par­les m’in­vite tout de même à t’in­ter­roger sur le fait de faire ou de ne pas faire une dif­férence entre le théâtre de la pen­sée et le théâtre des idées ?

J.-F. P.: Que tu fass­es référence au théâtre des idées ne me sur­prend pas… J’avoue n’avoir jamais très bien cher­ché à com­pren­dre ce que Vitez entendait par le théâtre des idées, ni les con­séquences que ce mot d’or­dre a eues sur le théâtre qu’il fai­sait. Évidem­ment, je sais bien que le théâtre des idées n’est pas un théâtre à idées, celui qui servi­rait des idées sur son plateau pour les illus­tr­er ou les vul­garis­er, des idées préal­able­ment mûries dans le cerveau des philosophes ou des curés. Je sais surtout que le théâtre, parce qu’il est vivant, spec­ta­cle vivant, comme on dit, ne tra­vaille pas sur ou avec des idées mais sur ou avec des mots et des corps, des mots qui passent par les corps, qui entrent dans des corps et en ressor­tent, et que cette opéra­tion, input/output, n’est pas inno­cente : Surtout, je me méfie des idées parce qu’elles font écran à la réal­ité quand elles ne ser­vent pas de drogues de sub­sti­tu­tion à cette réal­ité. J’ai eu des idées pen­dant une péri­ode de ma vie. dis­ons, du milieu des années soix­ante à la fin des années soix­ante-dix, des idées marx­istes, ten­dance Brecht. Je ne les renie pas, con­traire­ment à d’autres, mais c’é­tait des idées, rien que des idées ; mon cerveau était com­mandé par un ou plusieurs algo­rithmes et manip­u­lait ces idées comme une machine ferait, mais je, moi, ne les pen­sais pas (ie souligne), je les « com­putais ». Toutes les machines ne pensent pas. Brecht, au con­traire, on ne peut pas dire qu’il ne pen­sait pas ; c’é­tait quand même un grand dialec­ti­cien ; Peu importe aujour­d’hui ; il en résulte que je me méfie des idées : elles ont une ten­dance à devenir fix­es. Elles ont une valeur d’échange (on échange des idées, l’hor­reur!), alors qu’on peut par­ler d’usage de la pen­sée. De fait, le théâtre m’a aidé à me débar­rass­er des idées, à me dés­in­tox­i­quer, à faire le vide (c’est mon côté ori­en­tal), comme si la scène per­me­t­tait d’éprouver, j’aime ce mot, la pen­sée, par une sorte d’ascèse, un exer­ci­ce, dirait un stoï­cien. Est-ce parce que les corps résis­tent aux mots ? Qu’un corps et même, con­traire­ment à ce qu’on pour­rait croire, un corps de comé­di­en, ne peut pas n’importe quel mot. Que peut un corps ? Ques­tion de philosophe, mais aus­si d’homme de théâtre… On y com­prend, au théâtre (en tout cas dans un cer­tain théâtre, – je ne vais pas jouer lou ravi du plateau –), que penser, ce n’est pas avoir des idées. Des idées, tout le monde peut s’en faire, peut en ven­dre (sou­venons-nous des tuis de Brecht, ils pul­lu­lent aujourd’hui sur les plateaux de télévi­sion), des idées sur le pro­grès, la lutte des class­es, Dieu, le réchauf­fe­ment de la planète, la fra­ter­nité (ça se vend bien et puis ce n’est pas bien méchant), la sauve­g­arde de la nature, la défense de l’humain, que sais-je ? Oui, que sais-je ?… Mais penser, c’est un mou­ve­ment, sou­vent un mou­ve­ment con­tre les idées, un mou­ve­ment vivant, si je puis me per­me­t­tre ce qua­si-pléonasme, un mou­ve­ment tou­jours au présent, comme est tou­jours au présent ce qui se passe au théâtre, c’est tou­jours aus­si en train de com­mencer. On se met à penser, on est en train de penser ; les idées, on les a eues ou on se fait avoir par elles. Un mou­ve­ment inchoat­if ? Peut-être. Penser avec ou par le théâtre, pour moi, ce n’est pas me faire une opin­ion (sou­vent, hélas ! syn­onyme de l’idée); j’ai l’impression de penser par le théâtre, quand, dans mon méti­er, j’ai de la matière vivante devant moi, sur laque­lle je peux expéri­menter, de la matière vivante, c’est-à-dire des corps et qui par­lent. Quand je fais du théâtre, je sens que mon cerveau pense (je dis ça mod­este­ment, je n’ai que trop con­science des per­for­mances lim­itées dudit organe) et pour autant je n’ai pas la moin­dre idée, je ne sais pas com­ment dire ça. Au théâtre, on fait corps avec la pen­sée ; si on y réflé­chit, c’est le con­traire de l’incarnation. Le corps qui se fait pen­sée ? Ce n’est pas le verbe qui s’incarne, c’est la bidoche qui pense. Ça me plaît assez.

G. B.: Com­ment inter­préterais-tu l’écartèlement entre ces axes de recherche qui porte surtout sur le proces­sus de la pen­sée, sur sa dynamique, et le fait que dans ton théâtre il y a tou­jours ou presque des fig­ures pré­cis­es, telles que Tur­ing, Dar­win, Galilée… elles cristallisent plutôt…

J.-F .P.: Axe, le mot me va, parce qu’on tourne autour d’un axe. Il est peut-être meilleur que ceux de prob­lème ou de matière à penser que j’aurais plutôt employés. Mais je ne par­lerais pas d’écartèlement parce que, par hasard, par chance, diraient les Anglais, il arrive que ces axes de recherche, ces ques­tions qui m’agitent et que j’essaie d’agiter, sans doute pour m’en débar­rass­er, arrivent à moi par ce que tu appelles juste­ment des fig­ures. Plutôt : je tombe sur elles, une sorte de séduc­tion. On me par­le d’Alan Tur­ing, je sais aus­sitôt que c’est du gibier pour mon théâtre ; je tombe sur un livre de Sophie Kovalevskaïa, je sais immé­di­ate­ment que je ne vais pas la quit­ter comme ça, etc. C’est vrai aus­si bien de Dar­win ou de Galilée et même de sa fille. Ou aujourd’hui de Thore­au. Et du coup, les fig­ures font tourn­er le théâtre autour de ses axes de recherche qui sont, au fond, aisé­ment iden­ti­fi­ables : le rap­port entre le mécanique et le vivant, entre la pen­sée et la machine, la fron­tière entre l’homme et la machine, entre l’homme et l’animal, entre l’humain et le non-humain, entre la vie et la pen­sée, entre la matière vivante et la forme, entre les mots et, non les choses, mais les vivants, etc. Il est remar­quable que ce sont tou­jours des hommes ou femmes qui ont payé leur pen­sée de leur corps, comme on dit pay­er de sa per­son­ne, qui ont payé leur pen­sée le prix fort, celui que fait pay­er le corps, juste­ment. J’aime explor­er les dégâts comme la jouis­sance de la pen­sée dans les corps : Tur­ing, ce sui­cidé de la société, (j’apprends qu’on veut le réha­biliter, de quoi ? grands dieux ? et Richard Dawkins m’a dit qu’il va lui con­sacr­er un film) aimait à dire que l’esprit donne au corps de quoi s’occuper, ou l’inverse, je ne sais plus, j’oublie tou­jours. En vérité, ce que je veux soulign­er, c’est que le théâtre, du fait de la dis­so­ci­a­tion fon­cière dont le comé­di­en est l’objet ou le sujet (un corps et des mots qui ne sont pas les siens, des mots qu’il doit donc ajuster à son corps, un corps qu’il doit inven­ter pour eux) est un lab­o­ra­toire priv­ilégié et le bon obser­va­toire pour étudi­er le rap­port du corps et de l’esprit, pour for­muler ça à l’ancienne mais sans préjugé dual­iste. Il vaudrait mieux dire le rap­port du corps et du cerveau, si le cerveau n’était une par­tie du corps. Je reprends la ques­tion, « que peut un corps ? » Que peut un corps sachant qu’il loge en lui cet organe fan­tai­siste, le cerveau ? Fan­tai­siste n’est pas le mot juste. Cet organe ter­ror­iste, comme l’appelle Miroslav Rad­man. Bien dit. J’ajoute que tu as aus­si rai­son de par­ler de fig­ures plutôt que de per­son­nes ou de per­son­nages, mon entre­prise n’étant pas biographique au sens où la con­struc­tion biographique est tou­jours rétro­spec­tive, fab­rique nar­ra­tive­ment et de manière causal­iste une iden­tité ; le réc­it biographique est tou­jours, selon moi spé­cieux, au sens éty­mologique. Je ferais volon­tiers miennes les réti­cences de Freud à l’égard de la biogra­phie. Ce n’est pas parce que B vient après A que A explique B. Un autre ordre (du dis­cours) est chaque fois à inven­ter et il faut tra­vailler des états, par paque­ts isolés, ce que j’appelle mes motifs, par con­fig­u­ra­tions, puisque fig­ures il y a, où ces inter­ac­tions entre le cerveau, la pen­sée et le corps, pour dire cela plus pré­cisé­ment, peu­vent devenir sen­si­bles. Les maux d’estomac de Dar­win, le sui­cide de Tur­ing, et même chez Galilée le poids du corps dans sa pen­sée et sa stratégie, donc dans son abju­ra­tion ne sont pas anec­do­tiques ; ce sont des modes d’exister, d’être au monde donc aus­si des modes de penser (infini­tif). Oui, c’est de la pen­sée, et de la pen­sée qui peut faire théâtre. Alors si on veut par­ler d’écartèlement, ce n’est pas entre un con­tenu cog­ni­tif, une thé­ma­tique, une prob­lé­ma­tique, une top­ique un peu générale et des fig­ures par­ti­c­ulières, que s’opère l’écartèlement, mais à l’intérieur même de ces fig­ures. Ce serait, com­ment dire ? le pro­pre, le chiffre même de leur trag­ique.

G.B. : On retrou­ve un curieux alliage, dans ton tra­vail, entre l’esprit de sérieux et le jeu. Ils sem­blent être indis­so­cia­bles pour toi, c’est presque ta sig­na­ture.

J.-F.P. : Oui, tout ce dont nous par­lons depuis un moment, ça a l’air d’un sérieux ! Mais je suis un peu embar­rassé par ta ques­tion parce que j’ai le sen­ti­ment, et ça sonne comme une aut­o­cri­tique, que depuis quelque temps, l’esprit de sérieux l’emporte sur le jeu ; mes derniers spec­ta­cles ont moins d’humour, ou sont moins ludiques ou espiè­gles que par le passé ; ils sont plus som­bres. Ou plus froide­ment for­mal­istes, donc peut-être plus rigoureux, puisqu’on par­le de froid. Le pressen­ti­ment de la mort ? Bien que l’on me traite sou­vent de potache, je crois qu’il y a de l’élève sérieux chez moi. Je tra­vaille mes sujets, je les étudie sérieuse­ment, pas potache pour deux sous. C’est parce que je fais un rêve pré­somptueux, celui d’un grand théâtre (oh ! je sais bien que ce n’est pas le mien) à la hau­teur du savoir de son temps (et de ses con­séquences). Et ce n’est pas ma faute si ce que ce savoir, ce que la sci­ence nous annonce, ce ne sont pas seule­ment de bonnes nou­velles, et si le savoir n’est pas si gai que ça par les temps qui courent. Donc je tra­vaille, je lis, je me doc­u­mente, je par­le avec qui de droit, j’essaie de com­pren­dre jusqu’aux lim­ites de mon mod­este cerveau, et quand ça coince, quand je ne peux plus avancer, que tout s’embrouille, et que mon cerveau rend les armes, alors là, j’ai besoin du théâtre, pour m’en sor­tir, trou­ver une issue, dénouer la chose ou m’en défaire. J’ai besoin du plateau comme lieu de réso­lu­tion, je dirais fic­tive, des prob­lèmes « sérieux » entre guillemets dont je suis inca­pable de me dépa­touiller à la force de l’entendement. Car sur le plateau, tout verse dans le jeu, tout y est fic­tion. Quand je dis fic­tion, je n’en­tends pas faus­seté, erreur, men­songe, mais je veux dire que tout ce qui se dit ou se passe est au pou­voir de l’imagination. L’énoncé sci­en­tifique par exem­ple, sérieux par excel­lence, devient de la lit­téra­ture fan­tas­tique ; en fait, tout devient de la lit­téra­ture. Le jeu est un proces­sus de lit­térari­sa­tion, j’aime assez. Il y a peut-être même une petite revanche du lit­téraire sur le sci­en­tifique. Quand je dis que tout est fic­tion, ce n’est pas pour céder au rel­a­tivisme, pour­tant ten­dance. Je crois, je souligne crois, au principe d’objectivité, à une réal­ité con­naiss­able rationnelle­ment, et je n’ai rien à objecter à l’idée que le grand livre de la nature est écrit en lan­gage math­é­ma­tique, comme l’a dit Galilée. Il n’empêche qu’il est bon de jouer avec les choses sérieuses, qu’inventer des jeux (on par­le aus­si de jeux de l’esprit ou de jeux de lan­gage) est aus­si une chose sérieuse. Voir le sérieux d’un enfant qui joue. Il y a aus­si tou­jours du sérieux dans le jeu d’un comé­di­en, parce que c’est son tra­vail. Je préfér­erais donc par­ler du tra­vail de l’imagination, un oxy­more, plutôt que d’être enfer­mé dans l’opposition du sérieux et du jeu. C’est curieux, en te par­lant, une image me venait, – comme une illus­tra­tion  de mon pro­pos?– celle de Picas­so bricolant un guidon et une selle de bicy­clette pour « faire » une tête de tau­reau…

TOURNANT AUTOUR DE GALILÉE, écrit et mis en scène par Jean-François Peyret, Théâtre de l’Odéon Berthier, Paris, 2008. Photo Pascal Gely, agence Bernand.
TOURNANT AUTOUR DE GALILÉE, écrit et mis en scène par Jean-François Peyret, Théâtre de l’Odéon Berthi­er, Paris, 2008. Pho­to Pas­cal Gely, agence Bernand.

G.B. : Pour­tant on ne pour­rait pas dire que tu te places dans l’entre-deux, éclaté entre le théâtre et la sci­ence, pour le dire ain­si ; il n’y a pas de cen­tre ; cela se joue tou­jours entre plusieurs choses. Pina Bausch dis­ait que ce qui comp­tait aujourd’hui, c’était la tran­si­tion. Plus que des spec­ta­cles qui tra­vail­lent sur le va-et-vient, sur ce mou­ve­ment binaire entre sci­ences et théâtre, tes spec­ta­cles, je les défini­rais plutôt comme des spec­ta­cles archipel.

J.-F.P. : Entre-deux, oui… C’est un malen­ten­du. Mon théâtre se retrou­ve sou­vent label­lisé « théâtre et sci­ence », ce qui sup­poserait que je me retrou­verais dans l’entre-deux en ques­tion. Mais je ne suis pas entre le théâtre et la sci­ence, je ne fais pas le va-et-vient, je ne joue pas les petits com­mis­sion­naires. Surtout, LE théâtre et LA sci­ence, ça ne veut rien dire, ou si peu. Si on par­le un peu con­crète­ment, si on par­le tra­vail, il y a des théâtres comme il y a des sci­ences ; on fait au mieux des travaux d’approche. Quelqu’un comme Sophie Kovalevskaïa, on pou­vait la con­sid­ér­er dans l’entre-deux, partagée qu’elle était entre les math­é­ma­tiques et la lit­téra­ture ; elle fai­sait vrai­ment un va-et-vient. Je vais plus loin : Galilée est entre sci­ence et lit­téra­ture (il se pose des ques­tions d’écrivain, écrire en toscan plutôt qu’en latin, met­tre les ressources de la rhé­torique de son côté, etc.) ; à vrai dire, plutôt que dans l’entre-deux, il est dans les deux : le Dis­cours sur les deux sys­tèmes est un livre sci­en­tifique et lit­téraire. Dar­win aus­si bien est con­fron­té à des prob­lèmes d’écrivain, n’en déplaise à Beck­ett qui, con­traire­ment à Man­del­stam qui vante le style de Dar­win, avait décidé qu’il écrivait comme un cochon. Ou comme un singe ? Mais moi, je ne suis qu’un homme de théâtre. Je ne fais pas de sci­ence, je ne fais pas de théâtre sci­en­tifique (une expres­sion qui n’a pas de sens), je n’aide même pas la sci­ence à se pop­u­laris­er, comme diraient les Anglais ; je fais du théâtre, quand même cer­tains directeurs de théâtre ou cri­tiques ont l’air d’en douter. J’essaie de faire un théâtre qui s’expose à de la sci­ence, comme on s’expose au soleil ou à une radi­a­tion quel­conque… Qu’il n’y ait pas de cen­tre est un autre prob­lème, un prob­lème de poé­tique, qui tient à mon anti-aris­totélisme, à la con­struc­tion par motifs, à une con­struc­tion musi­cale, à une con­fec­tion qui préfère la boucle à la linéar­ité. Du coup, je ne suis pas cer­tain que cela se joue entre plusieurs choses : il y a un matériel, des matéri­aux hétéro­clites qu’une écri­t­ure, un style sin­guli­er, la griffe de l’auteur n’unifient pas. Je par­lerais volon­tiers de vari­a­tions (voir Dar­win) autour, non d’un cen­tre mais de plusieurs, par exem­ple la poésie d’Ovide, des textes sci­en­tifiques sur le pri­on, des con­sid­éra­tions de Picas­so (je fais allu­sion à La Génisse et le pythagoricien) que la forme qui s’invente dans et par le tra­vail avec les comé­di­ens, fait tenir ensem­ble. Il y a pas­sage puisque cette forme per­met ces pas­sages d’un dis­cours à l’autre. Il y a pas­sage d’un état à un autre ; des tran­si­tions de phas­es ? Pour le dire autrement et puisque nous évo­quons Galilée, plutôt que d’archipels, je par­lerais, peu mod­este­ment, de galax­ies ; les motifs s’attirent, tour­nent autour les uns des autres, etc., ren­dus sol­idaires davan­tage par une espèce de force grav­i­ta­tion­nelle qu’éclatés en archipels.

G.B. : Et les sci­en­tifiques, êtres réputés rétifs non pas tant à l’art, mais au théâtre, com­ment les ren­con­tres-tu, com­ment réus­sis-tu à les entraîn­er dans tes aven­tures théâ­trales, car il s’agit, pour eux, comme pour toi, d’« aven­tures » ?

J.-F.P. : Les sci­en­tifiques-artistes (il y a au fond des sci­en­tifiques artistes comme il peut y avoir des philosophes-artistes), ceux qui sont les plus créat­ifs, imag­i­nat­ifs, qui pren­nent véri­ta­ble­ment des risques, qui voient la corne du tau­reau, eh bien ceux-là j’ai con­staté qu’ils étaient curieux de ce qui se passe au théâtre. Ils ne sont pas du tout rétifs au théâtre. Ils se lais­sent donc approcher, et j’allais dire, embar­quer facile­ment. Ensuite, le com­merce que nous entretenons avec eux peut pren­dre des formes divers­es : de la con­ver­sa­tion au café ou au restau­rant à la ren­con­tre avec les comé­di­ens et au tra­vail en com­mun. Enfin en cas de récidive, cela va jusqu’à la col­lab­o­ra­tion au sens pro­pre, comme avec Alain Prochi­antz qui signe les spec­ta­cles avec moi. Je dis­tinguerai aus­si deux choses dans cette affaire : nous pou­vons rechercher l’avis du spé­cial­iste, et dans ce cas, nous sommes autant atten­tifs à la manière dont tel ou tel sci­en­tifique nous aide à entr­er dans sa par­tie qu’au con­tenu ; com­pren­dre com­ment on nous par­le de biolo­gie, d’Intelligence arti­fi­cielle ou d’astrophysique me paraît aus­si impor­tant que ce qu’on nous en dit, tout rat­tra­page sco­laire étant dés­espéré. Car, et c’est la deux­ième chose, nous sommes aus­si curieux de com­pren­dre com­ment fonc­tionne un cerveau de sci­en­tifique que de la sci­ence elle-même. En ce sens, ta ques­tion sur la ren­con­tre avec les sci­en­tifiques est la bonne : il s’agit de cela, ren­con­tr­er des cerveaux qui fonc­tion­nent d’une cer­taine façon, qui ont un rap­port par­ti­c­uli­er à la nature des choses, qui pro­duisent un savoir dessus ; cela ne laisse de me fascin­er. Moi qui ai le cerveau non­cha­lant, paresseux, leur intré­pid­ité cérébrale, les risques qu’ils courent (et nous font peut-être courir), ou sim­ple­ment com­ment ils ont eu l’intuition, l’imagination de leur dernière manip, voilà qui fait théâtre. Cela va bien au-delà, ou en tout cas bien ailleurs que le rat­tra­page sco­laire dont je par­lais ou que le bavardage sur la réc­on­cil­i­a­tion des deux cul­tures, comme dirait C.P. Snow, et l’éventuelle pro­mo­tion d’une troisième. Mais pour cela, il faut vrai­ment tra­vailler ensemble.Voilà pourquoi nous inven­tons, pour chaque spec­ta­cle, une petite com­pag­nie (un mot que le théâtre con­naît bien) dont font par­tie des sci­en­tifiques que gam­berg­er sérieuse­ment et ludique­ment avec nous sem­ble amuser. J’ajoute une chose : invités dans un théâtre, ces sci­en­tifiques par­lent de ce qu’ils font, de ce qu’ils savent, de ce qu’ils imag­i­nent autrement que dans un amphithéâtre ou une salle de sémi­naire. Ils sont un peu « déplacés ». Et ce petit cli­na­men pour en revenir à Lucrèce, cette légère désta­bil­i­sa­tion pro­duit ses effets. Il faudrait dire aus­si que la ren­con­tre ne se fait pas seule­ment avec les vivants, les cerveaux des vivants : les deux spec­ta­cles que nous avons con­sacrés à Dar­win sont en fait une enquête théâ­trale, par les moyens du théâtre, du cerveau de Dar­win et de son évo­lu­tion, de même que nous nous sommes arrêtés sur le cerveau de Galilée pour tâch­er de saisir com­ment il tour­nait. De sacrées ren­con­tres aus­si !

G.B. : Est-ce que le fait de tra­vailler « sur » la sci­ence implique le recours à ce qu’on appelle rapi­de­ment les Nou­velles Tech­nolo­gies, si présentes dans tes préoc­cu­pa­tions actuelles ?

Victor Clément dans LA GÉNISSE ET LE PYTHAGORICIEN d’après LES MÉTAMORPHOSES d’Ovide, mise en scène Jean-François Peyret, Théâtre de Gennevilliers, 2002. Photo Élisabeth Carecchio.
Vic­tor Clé­ment dans LA GÉNISSE ET LE PYTHAGORICIEN d’après LES MÉTAMORPHOSES d’Ovide, mise en scène Jean-François Peyret, Théâtre de Gen­nevil­liers, 2002. Pho­to Élis­a­beth Carec­chio.

J.-F.P. :Tra­vailler « sur » la sci­ence, comme tu dis, n’implique pas pour moi, comme néces­saire­ment, le recours aux Nou­velles Tech­nolo­gies. Même si la sci­ence en était absente, mon théâtre serait con­fron­té à ces tech­nolo­gies, pas pour faire mode, bien sûr, ni par technophilie, – je ne suis ni technophile ni techno­phobe –, mais parce que je vis, j’ai à évoluer dans un milieu, tech­nique ; je n’y peux rien. Regarde : pour que cette con­ver­sa­tion existe, pour ce dia­logue physique entre deux per­son­nes réelles, nous avons eu recours à de mul­ti­ples machines, le télé­phone, le mag­né­to­phone, l’ordinateur puis l’Internet, le mail, pour le met­tre au net. Je n’ai pas non plus recours aux Nou­velles Tech­nolo­gies pour des raisons esthé­tiques, avec l’idée stu­pide qu’on serait, j’allais dire, styl­is­tique­ment plus con­tem­po­rain parce qu’il y aurait de la vidéo ou des micros HF qui font des ver­rues sur les joues des jolies actri­ces. Je fais usage des tech­nolo­gies de notre temps, parce que la ques­tion de la Tech­nique m’intéresse, que les con­di­tions et les pos­si­bil­ités du dis­cours dépen­dent de l’état de la tech­nique de l’époque. Parce qu’aussi il se passe que la tech­nique n’est plus seule­ment la somme des instru­ments que nous auri­ons à notre dis­po­si­tion, mais que c’est un milieu dans lequel nous avons à vivre, je dis­ais évoluer. Cela change tout ; pourquoi le théâtre n’essaierait pas d’en dire quelque chose ? Cer­tains inté­gristes du théâtre, ou les human­istes fon­da­men­tal­istes s’en tien­nent au fan­tasme d’un pur dia­logue entre sujets par­lants, un face à face sans médi­a­tion, dans un milieu trans­par­ent, alors qu’évidemment ce dia­logue est aujourd’hui plus que forte­ment médi­atisé par des machines, et qu’il existe même un dia­logue homme/machine. Il n’est pas inter­dit au théâtre, quelle que soit son antiq­ui­té, d’être sen­si­ble aux muta­tions, j’allais dire anthro­pologiques, qu’impliquent les révo­lu­tions tech­niques. Le dia­logue amoureux, par exem­ple, n’est plus le même depuis que le SMS existe… On ne dit pas la même chose avec le pouce sur son mobile qu’avec une gui­tare sous un bal­con. L’enjeu, pour le théâtre n’est pas, à mon sens, de savoir s’il s’«augmente », selon l’expression con­sacrée ou non au moyen de ces tech­niques ou si ça fera son petit effet d’art ; il s’agit d’abord de savoir si le théâtre est capa­ble de réa­gir aux con­di­tions nou­velles du dia­logue humain, et d’en faire quelque chose… Je pense que le théâtre est un bon obser­va­toire et un bon lab­o­ra­toire : ces tech­nolo­gies ont pour effet essen­tiel la sépa­ra­tion du corps et de la parole (écrite ou par­lée, restons impré­cis) et jouent sur les modal­ités de la présence : je ne suis plus là où je suis, mon image est là où je ne suis pas, ma voix et mon corps ne vont plus ensem­ble, etc. Ce n’est pas nou­veau, c’est vrai en un sens depuis l’invention de l’écriture (une hor­reur, n’est-ce pas, Socrate ?). Il n’y a aus­si qu’à se sou­venir du trou­ble dans lequel la voix de sa grand-mère au télé­phone jetait Proust. Le comé­di­en est donc un for­mi­da­ble instru­ment pour tra­vailler ces ques­tions, le comé­di­en, une vraie chimère, l’association-dissociation d’un corps et d’une voix. Beck­ett l’a magis­trale­ment mon­tré, dans LA DERNIÈRE BANDE : ma voix peut être là où n’est pas mon corps, ou ironie, être là et ma voix aus­si, mais arti­fi­cielle, enreg­istrée. Alors qu’est-ce que je fais quand je m’écoute, qu’est-ce qu’un comé­di­en fait de son corps sur scène quand il écoute sa voix enreg­istrée ? La ques­tion des Nou­velles Tech­nolo­gies n’est pas celle de leur usage ou non au théâtre, mais celle du défi qu’elles lan­cent à ce dernier. Pour ma part, je pense que ce défi, il faut le relever plutôt que de faire l’autruche en dis­ant, par exem­ple, que le théâtre est le refuge de l’humain et autres plat­i­tudes. Cela ne sig­ni­fie pas qu’il n’y a pas de lien entre la tech­nique et la sci­ence dans les spec­ta­cles que nous faisons depuis une dizaine d’années. Les sci­ences aux­quelles je me suis un peu frot­té, à savoir la biolo­gie et les math­é­ma­tiques d’où ont procédé les ques­tions de l’Intelligence Arti­fi­cielle, l’œuvre de Tur­ing pour le dire vite, ren­voy­aient à des ques­tions tech­niques que le théâtre per­me­t­tait de pos­er ou que le théâtre se pose : le rap­port entre le mécanique et le vivant, la fron­tière entre l’homme et l’animal (les fron­tières ou lim­ites de l’humanité), l’émergence de la pen­sée, et sa nature, ain­si de suite. Mais c’est une autre affaire.

G.B. : Il sem­ble que tu sois mû, dans ton rap­port à la sci­ence, pas seule­ment par un intérêt, une curiosité pour la con­nais­sance, mais qu’il y a comme un sen­ti­ment d’alerte… que la rai­son pro­fonde se trou­ve là…

J.-F.P. : Je n’aurais pas songé à ce mot d’alerte, mais il me plaît. Un théâtre en état d’alerte serait sans doute alerte, une qual­ité. Il est vrai que ce n’est pas la recherche de la vérité ou même la curiosité pour la « nature des choses » qui m’a poussé vers la sci­ence ; je ne suis pas ani­mé par une exces­sive volon­té de savoir. L’hybris de la libido sci­en­di, con­nais pas. Je n’aurais pas fait un excel­lent « homme de vérité » pour repren­dre une expres­sion célèbre. C’est plutôt ma sen­si­bil­ité au trag­ique qui nour­rit ce sen­ti­ment d’alerte dont tu par­les. Ce que j’interroge, et Brecht m’a aidé, c’est le pas­sage d’une vision épique de la sci­ence (syn­onyme de pro­grès, de bien-être et d’émancipation de l’humanité) à une vision trag­ique qu’inaugure Hiroshi­ma, pour faire court. Ain­si il m’importait de repren­dre la ques­tion comme à la racine, au mythe de Galilée, Galilée qui mar­que le début de l’aventure sci­en­tifique mod­erne, et de la pour­suiv­re avec le Brecht de Galilée, Brecht qui accuse le coup (et accuse Galilée du même coup), et qu’il n’arrive pas vrai­ment à penser, rétif au trag­ique comme il était. Et la ques­tion de com­pren­dre dans quoi s’est lancé l’Europe quand elle a choisi ce des­tin sci­en­tifique nous revient à penser à nou­veaux frais ; oui, l’aventure sci­en­tifique est notre des­tin et la tech­nique (à quoi je ne réduis pas la sci­ence) est peut-être notre fatal­ité. Pour par­o­di­er une for­mule célèbre, les sci­en­tifiques ne se con­tentent pas d’interpréter, de con­naître le monde, la nature, le réel, comme tu voudras ; pour eux, il s’agit aus­si de trans­former le monde, d’expérimenter dessus, pour le meilleur ou pour le pire. L’état d’alerte vient de là, et de l’heure très par­ti­c­ulière que con­naît l’espèce humaine, qui s’est mise elle-même sous la men­ace de sa dis­pari­tion bru­tale ou de sa trans­for­ma­tion, s’aventurant peut-être à repren­dre tech­nique­ment l’évolution là où la nature l’avait lais­sée… La planète sera-t-elle encore hab­it­able ? Les biotech­nolo­gies vont-elles faire appa­raître de nou­velles spé­ci­a­tions ? Quelles rup­tures sym­bol­iques les tech­niques de pro­créa­tion arti­fi­cielle vont-elles accom­plir dans la fil­i­a­tion ? Courons-nous à l’abîme, et à très court terme, ou allons-nous reculer les lim­ites de la mort ? La révo­lu­tion numérique va-t-elle boule­vers­er sans retour nos façons de penser et de sen­tir ? Autant de ques­tions que tout un cha­cun a l’occasion de se pos­er tous les jours. Je m’étonne par­fois que cer­tains s’étonnent qu’on veuille s’y atta­quer au théâtre. Quant à moi, je ne peux pas faire autrement, je ne peux m’y sous­traire. Alerte, oui. Je ne con­damne évidem­ment pas (je n’en ai ni le pou­voir ni l’envie) un théâtre qui repasse le réper­toire, qui se le repasse et se pas­sionne pour des his­toires d’amour ou des fables trag­iques. Mais s’il n’est bien sûr pas vain de repass­er le trag­ique d’hier (com­ment for­muler ça ?), cela ne doit pas nous empêch­er de nous ren­dre compte que, pour repren­dre une image de Pri­mo Levi, la Diane a son­né dans la caserne. Je ne dis pas pour autant que mon théâtre a la pré­ten­tion d’alerter l’humanité ; je ne suis pas Chante­cler, et ce n’est pas ma mis­sion ; je n’ai pas de mis­sion, je ne suis man­daté par per­son­ne, et ne veux sauver per­son­ne. Si j’aime bien ce mot d’alerte, c’est plutôt qu’il me paraît qual­i­fi­er l’état qui est le mien dans ma con­ver­sa­tion avec les sci­en­tifiques. Quand tel ou tel sci­en­tifique me racon­te ce qu’il fab­rique, lui ou ses col­lègues, je sais qu’il n’y a plus rien d’anodin ou d’innocent et que le sort de l’espèce humaine est en jeu, et sérieuse­ment. Ce n’est pas rien.


  1. LUCRÈCE LA NATURE DES CHONES, Spec­ta­cle de Jean Jour­d­heuil et Jean-François Peyret, MC 93 1989 – 1990. ↩︎
  2. Spec­ta­cle de Jean Jour­d­heul et Jean-François Peyret.
    Théâtre de la Com­mune Aubervil­liers, 1982. ↩︎

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Théâtre
Jean-François Peyret
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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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