À l’occasion de l’émission « Imaginations » d’Alain Prochiantz du 19 août dernier sur France culture, consacrée à Jean-François Peyret, nous publions un extrait d’un entretien avec le metteur en scène paru dans le n°102 – 103 Côté sciences.
GEORGES BANU : Nous pouvons engager cet entretien à partir de ce spectacle de référence qui reste LA NATURE DES CHOSES, à partir du texte de Lucrèce. Il me semble qu’à ce moment-là s’engage, alors encore en compagnie de Jean Jourdheuil, le défi de passage du « côté des sciences » et. de leur confrontation avec le plateau et, implicitement, la représentation…
Jean-François Peyret : En sortant de TOURNANT AUTOUR DE GALILÉE, tu m’as die que ce spectacle te rappelait le LUCRÈCE1, et qu’il était récapitulatif, testamentaire, autant dire. Je pouvais en rester là et donc mourir tranquille. J’y ai sérieusement pensé. De fait, que ces deux spectacles qu’une vingtaine d’années séparent aient un air de famille, au fond, je l’espère bien. J’aimerais penser qu’un fil plus ou moins visible lie tous ces travaux, même si les modes de fabrication ont changé : je travaille seul er mon problème n’est plus de porter au théâtre des textes non dramatiques, comme dans les années quatre-vingts Mais il est vrai que, ne montant pas des textes déjà écrit, ne sautant pas d’un auteur à l’autre, ou passant du théâtre à L’opéra et retour, la cohérence éventuelle du travail ne peut tenir à la pertinence d’un répertoire, je suis mon petit bonhomme de chemin. Commencer à faire du théâtre, c’était une façon de me mettre en marche, en route, en chemin, après mes foirades littéraires de la décennie d’avant où je faisais du surplace, hamlétisant sur la question écrire ou ne pas écrire, in adonnant pendant ce temps à différents petits métiers littéraires : université, édition, journalisme. Maintenant si ce chemin fait itinéraire qui se tient un peu, tant mieux. Un critique doté d’un GPS dramaturgique devrait pouvoir décrire l’itinéraire qui va de Lucrèce à Galilée. Pour le dire autrement, chaque spectacle est gros du suivant, et c’est vrai depuis le premier, Le ROCHER LA LANDE LA LIBRAIRIE, d’après les ESSAIS de Montaigne2 à Spectacle matriciel (le LUCRÈCE est aussi contenu dans le MONTAIGNE, de même que les Essais sont bourrés du De RERUM NATURA) dont le TOURNANT AUTOUR DE GALILÉE est un palimpseste, La présence d’Oliver Perrier dans les deux spectacles en témoignant. Mais on pourrait aussi bien dire que ce dernier spectacle contient tous les précédents, Montaigne, Lucrèce, — il fait même allusion à Müller — sans parler bien sûr des plus récents. J’ajouterai seulement que le chemin n’existait pas et qu’il a fallu passer à travers champs, c’est le cas de le dire. Pas un sentier de grande randonnée, dûment balisé ; j’ai souvent cru me perdre. Trêve de métaphore ; ce que ces spectacles ont en commun, c’est leur refus du mimétique, le rejet d’un théâtre d’imitation de la vie, avec fable et personnages, leur tentative, comme chez Lucrèce, toutes choses égales d’ailleurs, de confronter et de conjuguer la connaissance et la littérature, l’effort de penser et le désir de poésie. Barthes aurait pu parler d’un théâtre de la matbesis plutôt que de la mimesis. Un théâtre libéré du fardeau de la représentation des hommes en train d’agir (les marquises qui sortent à cinq heures, les ventes pathétiques de cerisaies), et qui est plutôt attentif, oui, à la « nature des choses », donc aussi aux choses de la nature (cela nous conduira à parler de la science), un théâtre qui est intrigue par l’aventure de la pensée.… Et c’est une aventure tragique, ou c’est celle du tragique, mais non le tragique d’un héros particulier, mais celui de l’espèce humaine, avet ce pilote fou à bord, le cerveau, ce cerveau trop gros dont nous avons essayé de parler dans LES VARIATIONS DARWIN et qui est peut-être le personnage principal de mon théâtre.
G. B.: Ce que tu dis sur l’itinéraire, plutôt sur la poursuite d’un chemin propre marqué par l’attrait pour ce qui se développe d’un spectacle à l’autre, me rend mélancolique, moi, déplore mes égarements et l’impossibilité de choisir. Chez toi, la concentration dont ru parles m’invite tout de même à t’interroger sur le fait de faire ou de ne pas faire une différence entre le théâtre de la pensée et le théâtre des idées ?
J.-F. P.: Que tu fasses référence au théâtre des idées ne me surprend pas… J’avoue n’avoir jamais très bien cherché à comprendre ce que Vitez entendait par le théâtre des idées, ni les conséquences que ce mot d’ordre a eues sur le théâtre qu’il faisait. Évidemment, je sais bien que le théâtre des idées n’est pas un théâtre à idées, celui qui servirait des idées sur son plateau pour les illustrer ou les vulgariser, des idées préalablement mûries dans le cerveau des philosophes ou des curés. Je sais surtout que le théâtre, parce qu’il est vivant, spectacle vivant, comme on dit, ne travaille pas sur ou avec des idées mais sur ou avec des mots et des corps, des mots qui passent par les corps, qui entrent dans des corps et en ressortent, et que cette opération, input/output, n’est pas innocente : Surtout, je me méfie des idées parce qu’elles font écran à la réalité quand elles ne servent pas de drogues de substitution à cette réalité. J’ai eu des idées pendant une période de ma vie. disons, du milieu des années soixante à la fin des années soixante-dix, des idées marxistes, tendance Brecht. Je ne les renie pas, contrairement à d’autres, mais c’était des idées, rien que des idées ; mon cerveau était commandé par un ou plusieurs algorithmes et manipulait ces idées comme une machine ferait, mais je, moi, ne les pensais pas (ie souligne), je les « computais ». Toutes les machines ne pensent pas. Brecht, au contraire, on ne peut pas dire qu’il ne pensait pas ; c’était quand même un grand dialecticien ; Peu importe aujourd’hui ; il en résulte que je me méfie des idées : elles ont une tendance à devenir fixes. Elles ont une valeur d’échange (on échange des idées, l’horreur!), alors qu’on peut parler d’usage de la pensée. De fait, le théâtre m’a aidé à me débarrasser des idées, à me désintoxiquer, à faire le vide (c’est mon côté oriental), comme si la scène permettait d’éprouver, j’aime ce mot, la pensée, par une sorte d’ascèse, un exercice, dirait un stoïcien. Est-ce parce que les corps résistent aux mots ? Qu’un corps et même, contrairement à ce qu’on pourrait croire, un corps de comédien, ne peut pas n’importe quel mot. Que peut un corps ? Question de philosophe, mais aussi d’homme de théâtre… On y comprend, au théâtre (en tout cas dans un certain théâtre, – je ne vais pas jouer lou ravi du plateau –), que penser, ce n’est pas avoir des idées. Des idées, tout le monde peut s’en faire, peut en vendre (souvenons-nous des tuis de Brecht, ils pullulent aujourd’hui sur les plateaux de télévision), des idées sur le progrès, la lutte des classes, Dieu, le réchauffement de la planète, la fraternité (ça se vend bien et puis ce n’est pas bien méchant), la sauvegarde de la nature, la défense de l’humain, que sais-je ? Oui, que sais-je ?… Mais penser, c’est un mouvement, souvent un mouvement contre les idées, un mouvement vivant, si je puis me permettre ce quasi-pléonasme, un mouvement toujours au présent, comme est toujours au présent ce qui se passe au théâtre, c’est toujours aussi en train de commencer. On se met à penser, on est en train de penser ; les idées, on les a eues ou on se fait avoir par elles. Un mouvement inchoatif ? Peut-être. Penser avec ou par le théâtre, pour moi, ce n’est pas me faire une opinion (souvent, hélas ! synonyme de l’idée); j’ai l’impression de penser par le théâtre, quand, dans mon métier, j’ai de la matière vivante devant moi, sur laquelle je peux expérimenter, de la matière vivante, c’est-à-dire des corps et qui parlent. Quand je fais du théâtre, je sens que mon cerveau pense (je dis ça modestement, je n’ai que trop conscience des performances limitées dudit organe) et pour autant je n’ai pas la moindre idée, je ne sais pas comment dire ça. Au théâtre, on fait corps avec la pensée ; si on y réfléchit, c’est le contraire de l’incarnation. Le corps qui se fait pensée ? Ce n’est pas le verbe qui s’incarne, c’est la bidoche qui pense. Ça me plaît assez.
G. B.: Comment interpréterais-tu l’écartèlement entre ces axes de recherche qui porte surtout sur le processus de la pensée, sur sa dynamique, et le fait que dans ton théâtre il y a toujours ou presque des figures précises, telles que Turing, Darwin, Galilée… elles cristallisent plutôt…
J.-F .P.: Axe, le mot me va, parce qu’on tourne autour d’un axe. Il est peut-être meilleur que ceux de problème ou de matière à penser que j’aurais plutôt employés. Mais je ne parlerais pas d’écartèlement parce que, par hasard, par chance, diraient les Anglais, il arrive que ces axes de recherche, ces questions qui m’agitent et que j’essaie d’agiter, sans doute pour m’en débarrasser, arrivent à moi par ce que tu appelles justement des figures. Plutôt : je tombe sur elles, une sorte de séduction. On me parle d’Alan Turing, je sais aussitôt que c’est du gibier pour mon théâtre ; je tombe sur un livre de Sophie Kovalevskaïa, je sais immédiatement que je ne vais pas la quitter comme ça, etc. C’est vrai aussi bien de Darwin ou de Galilée et même de sa fille. Ou aujourd’hui de Thoreau. Et du coup, les figures font tourner le théâtre autour de ses axes de recherche qui sont, au fond, aisément identifiables : le rapport entre le mécanique et le vivant, entre la pensée et la machine, la frontière entre l’homme et la machine, entre l’homme et l’animal, entre l’humain et le non-humain, entre la vie et la pensée, entre la matière vivante et la forme, entre les mots et, non les choses, mais les vivants, etc. Il est remarquable que ce sont toujours des hommes ou femmes qui ont payé leur pensée de leur corps, comme on dit payer de sa personne, qui ont payé leur pensée le prix fort, celui que fait payer le corps, justement. J’aime explorer les dégâts comme la jouissance de la pensée dans les corps : Turing, ce suicidé de la société, (j’apprends qu’on veut le réhabiliter, de quoi ? grands dieux ? et Richard Dawkins m’a dit qu’il va lui consacrer un film) aimait à dire que l’esprit donne au corps de quoi s’occuper, ou l’inverse, je ne sais plus, j’oublie toujours. En vérité, ce que je veux souligner, c’est que le théâtre, du fait de la dissociation foncière dont le comédien est l’objet ou le sujet (un corps et des mots qui ne sont pas les siens, des mots qu’il doit donc ajuster à son corps, un corps qu’il doit inventer pour eux) est un laboratoire privilégié et le bon observatoire pour étudier le rapport du corps et de l’esprit, pour formuler ça à l’ancienne mais sans préjugé dualiste. Il vaudrait mieux dire le rapport du corps et du cerveau, si le cerveau n’était une partie du corps. Je reprends la question, « que peut un corps ? » Que peut un corps sachant qu’il loge en lui cet organe fantaisiste, le cerveau ? Fantaisiste n’est pas le mot juste. Cet organe terroriste, comme l’appelle Miroslav Radman. Bien dit. J’ajoute que tu as aussi raison de parler de figures plutôt que de personnes ou de personnages, mon entreprise n’étant pas biographique au sens où la construction biographique est toujours rétrospective, fabrique narrativement et de manière causaliste une identité ; le récit biographique est toujours, selon moi spécieux, au sens étymologique. Je ferais volontiers miennes les réticences de Freud à l’égard de la biographie. Ce n’est pas parce que B vient après A que A explique B. Un autre ordre (du discours) est chaque fois à inventer et il faut travailler des états, par paquets isolés, ce que j’appelle mes motifs, par configurations, puisque figures il y a, où ces interactions entre le cerveau, la pensée et le corps, pour dire cela plus précisément, peuvent devenir sensibles. Les maux d’estomac de Darwin, le suicide de Turing, et même chez Galilée le poids du corps dans sa pensée et sa stratégie, donc dans son abjuration ne sont pas anecdotiques ; ce sont des modes d’exister, d’être au monde donc aussi des modes de penser (infinitif). Oui, c’est de la pensée, et de la pensée qui peut faire théâtre. Alors si on veut parler d’écartèlement, ce n’est pas entre un contenu cognitif, une thématique, une problématique, une topique un peu générale et des figures particulières, que s’opère l’écartèlement, mais à l’intérieur même de ces figures. Ce serait, comment dire ? le propre, le chiffre même de leur tragique.
G.B. : On retrouve un curieux alliage, dans ton travail, entre l’esprit de sérieux et le jeu. Ils semblent être indissociables pour toi, c’est presque ta signature.
J.-F.P. : Oui, tout ce dont nous parlons depuis un moment, ça a l’air d’un sérieux ! Mais je suis un peu embarrassé par ta question parce que j’ai le sentiment, et ça sonne comme une autocritique, que depuis quelque temps, l’esprit de sérieux l’emporte sur le jeu ; mes derniers spectacles ont moins d’humour, ou sont moins ludiques ou espiègles que par le passé ; ils sont plus sombres. Ou plus froidement formalistes, donc peut-être plus rigoureux, puisqu’on parle de froid. Le pressentiment de la mort ? Bien que l’on me traite souvent de potache, je crois qu’il y a de l’élève sérieux chez moi. Je travaille mes sujets, je les étudie sérieusement, pas potache pour deux sous. C’est parce que je fais un rêve présomptueux, celui d’un grand théâtre (oh ! je sais bien que ce n’est pas le mien) à la hauteur du savoir de son temps (et de ses conséquences). Et ce n’est pas ma faute si ce que ce savoir, ce que la science nous annonce, ce ne sont pas seulement de bonnes nouvelles, et si le savoir n’est pas si gai que ça par les temps qui courent. Donc je travaille, je lis, je me documente, je parle avec qui de droit, j’essaie de comprendre jusqu’aux limites de mon modeste cerveau, et quand ça coince, quand je ne peux plus avancer, que tout s’embrouille, et que mon cerveau rend les armes, alors là, j’ai besoin du théâtre, pour m’en sortir, trouver une issue, dénouer la chose ou m’en défaire. J’ai besoin du plateau comme lieu de résolution, je dirais fictive, des problèmes « sérieux » entre guillemets dont je suis incapable de me dépatouiller à la force de l’entendement. Car sur le plateau, tout verse dans le jeu, tout y est fiction. Quand je dis fiction, je n’entends pas fausseté, erreur, mensonge, mais je veux dire que tout ce qui se dit ou se passe est au pouvoir de l’imagination. L’énoncé scientifique par exemple, sérieux par excellence, devient de la littérature fantastique ; en fait, tout devient de la littérature. Le jeu est un processus de littérarisation, j’aime assez. Il y a peut-être même une petite revanche du littéraire sur le scientifique. Quand je dis que tout est fiction, ce n’est pas pour céder au relativisme, pourtant tendance. Je crois, je souligne crois, au principe d’objectivité, à une réalité connaissable rationnellement, et je n’ai rien à objecter à l’idée que le grand livre de la nature est écrit en langage mathématique, comme l’a dit Galilée. Il n’empêche qu’il est bon de jouer avec les choses sérieuses, qu’inventer des jeux (on parle aussi de jeux de l’esprit ou de jeux de langage) est aussi une chose sérieuse. Voir le sérieux d’un enfant qui joue. Il y a aussi toujours du sérieux dans le jeu d’un comédien, parce que c’est son travail. Je préférerais donc parler du travail de l’imagination, un oxymore, plutôt que d’être enfermé dans l’opposition du sérieux et du jeu. C’est curieux, en te parlant, une image me venait, – comme une illustration de mon propos?– celle de Picasso bricolant un guidon et une selle de bicyclette pour « faire » une tête de taureau…
G.B. : Pourtant on ne pourrait pas dire que tu te places dans l’entre-deux, éclaté entre le théâtre et la science, pour le dire ainsi ; il n’y a pas de centre ; cela se joue toujours entre plusieurs choses. Pina Bausch disait que ce qui comptait aujourd’hui, c’était la transition. Plus que des spectacles qui travaillent sur le va-et-vient, sur ce mouvement binaire entre sciences et théâtre, tes spectacles, je les définirais plutôt comme des spectacles archipel.
J.-F.P. : Entre-deux, oui… C’est un malentendu. Mon théâtre se retrouve souvent labellisé « théâtre et science », ce qui supposerait que je me retrouverais dans l’entre-deux en question. Mais je ne suis pas entre le théâtre et la science, je ne fais pas le va-et-vient, je ne joue pas les petits commissionnaires. Surtout, LE théâtre et LA science, ça ne veut rien dire, ou si peu. Si on parle un peu concrètement, si on parle travail, il y a des théâtres comme il y a des sciences ; on fait au mieux des travaux d’approche. Quelqu’un comme Sophie Kovalevskaïa, on pouvait la considérer dans l’entre-deux, partagée qu’elle était entre les mathématiques et la littérature ; elle faisait vraiment un va-et-vient. Je vais plus loin : Galilée est entre science et littérature (il se pose des questions d’écrivain, écrire en toscan plutôt qu’en latin, mettre les ressources de la rhétorique de son côté, etc.) ; à vrai dire, plutôt que dans l’entre-deux, il est dans les deux : le Discours sur les deux systèmes est un livre scientifique et littéraire. Darwin aussi bien est confronté à des problèmes d’écrivain, n’en déplaise à Beckett qui, contrairement à Mandelstam qui vante le style de Darwin, avait décidé qu’il écrivait comme un cochon. Ou comme un singe ? Mais moi, je ne suis qu’un homme de théâtre. Je ne fais pas de science, je ne fais pas de théâtre scientifique (une expression qui n’a pas de sens), je n’aide même pas la science à se populariser, comme diraient les Anglais ; je fais du théâtre, quand même certains directeurs de théâtre ou critiques ont l’air d’en douter. J’essaie de faire un théâtre qui s’expose à de la science, comme on s’expose au soleil ou à une radiation quelconque… Qu’il n’y ait pas de centre est un autre problème, un problème de poétique, qui tient à mon anti-aristotélisme, à la construction par motifs, à une construction musicale, à une confection qui préfère la boucle à la linéarité. Du coup, je ne suis pas certain que cela se joue entre plusieurs choses : il y a un matériel, des matériaux hétéroclites qu’une écriture, un style singulier, la griffe de l’auteur n’unifient pas. Je parlerais volontiers de variations (voir Darwin) autour, non d’un centre mais de plusieurs, par exemple la poésie d’Ovide, des textes scientifiques sur le prion, des considérations de Picasso (je fais allusion à La Génisse et le pythagoricien) que la forme qui s’invente dans et par le travail avec les comédiens, fait tenir ensemble. Il y a passage puisque cette forme permet ces passages d’un discours à l’autre. Il y a passage d’un état à un autre ; des transitions de phases ? Pour le dire autrement et puisque nous évoquons Galilée, plutôt que d’archipels, je parlerais, peu modestement, de galaxies ; les motifs s’attirent, tournent autour les uns des autres, etc., rendus solidaires davantage par une espèce de force gravitationnelle qu’éclatés en archipels.
G.B. : Et les scientifiques, êtres réputés rétifs non pas tant à l’art, mais au théâtre, comment les rencontres-tu, comment réussis-tu à les entraîner dans tes aventures théâtrales, car il s’agit, pour eux, comme pour toi, d’« aventures » ?
J.-F.P. : Les scientifiques-artistes (il y a au fond des scientifiques artistes comme il peut y avoir des philosophes-artistes), ceux qui sont les plus créatifs, imaginatifs, qui prennent véritablement des risques, qui voient la corne du taureau, eh bien ceux-là j’ai constaté qu’ils étaient curieux de ce qui se passe au théâtre. Ils ne sont pas du tout rétifs au théâtre. Ils se laissent donc approcher, et j’allais dire, embarquer facilement. Ensuite, le commerce que nous entretenons avec eux peut prendre des formes diverses : de la conversation au café ou au restaurant à la rencontre avec les comédiens et au travail en commun. Enfin en cas de récidive, cela va jusqu’à la collaboration au sens propre, comme avec Alain Prochiantz qui signe les spectacles avec moi. Je distinguerai aussi deux choses dans cette affaire : nous pouvons rechercher l’avis du spécialiste, et dans ce cas, nous sommes autant attentifs à la manière dont tel ou tel scientifique nous aide à entrer dans sa partie qu’au contenu ; comprendre comment on nous parle de biologie, d’Intelligence artificielle ou d’astrophysique me paraît aussi important que ce qu’on nous en dit, tout rattrapage scolaire étant désespéré. Car, et c’est la deuxième chose, nous sommes aussi curieux de comprendre comment fonctionne un cerveau de scientifique que de la science elle-même. En ce sens, ta question sur la rencontre avec les scientifiques est la bonne : il s’agit de cela, rencontrer des cerveaux qui fonctionnent d’une certaine façon, qui ont un rapport particulier à la nature des choses, qui produisent un savoir dessus ; cela ne laisse de me fasciner. Moi qui ai le cerveau nonchalant, paresseux, leur intrépidité cérébrale, les risques qu’ils courent (et nous font peut-être courir), ou simplement comment ils ont eu l’intuition, l’imagination de leur dernière manip, voilà qui fait théâtre. Cela va bien au-delà, ou en tout cas bien ailleurs que le rattrapage scolaire dont je parlais ou que le bavardage sur la réconciliation des deux cultures, comme dirait C.P. Snow, et l’éventuelle promotion d’une troisième. Mais pour cela, il faut vraiment travailler ensemble.Voilà pourquoi nous inventons, pour chaque spectacle, une petite compagnie (un mot que le théâtre connaît bien) dont font partie des scientifiques que gamberger sérieusement et ludiquement avec nous semble amuser. J’ajoute une chose : invités dans un théâtre, ces scientifiques parlent de ce qu’ils font, de ce qu’ils savent, de ce qu’ils imaginent autrement que dans un amphithéâtre ou une salle de séminaire. Ils sont un peu « déplacés ». Et ce petit clinamen pour en revenir à Lucrèce, cette légère déstabilisation produit ses effets. Il faudrait dire aussi que la rencontre ne se fait pas seulement avec les vivants, les cerveaux des vivants : les deux spectacles que nous avons consacrés à Darwin sont en fait une enquête théâtrale, par les moyens du théâtre, du cerveau de Darwin et de son évolution, de même que nous nous sommes arrêtés sur le cerveau de Galilée pour tâcher de saisir comment il tournait. De sacrées rencontres aussi !
G.B. : Est-ce que le fait de travailler « sur » la science implique le recours à ce qu’on appelle rapidement les Nouvelles Technologies, si présentes dans tes préoccupations actuelles ?
J.-F.P. :Travailler « sur » la science, comme tu dis, n’implique pas pour moi, comme nécessairement, le recours aux Nouvelles Technologies. Même si la science en était absente, mon théâtre serait confronté à ces technologies, pas pour faire mode, bien sûr, ni par technophilie, – je ne suis ni technophile ni technophobe –, mais parce que je vis, j’ai à évoluer dans un milieu, technique ; je n’y peux rien. Regarde : pour que cette conversation existe, pour ce dialogue physique entre deux personnes réelles, nous avons eu recours à de multiples machines, le téléphone, le magnétophone, l’ordinateur puis l’Internet, le mail, pour le mettre au net. Je n’ai pas non plus recours aux Nouvelles Technologies pour des raisons esthétiques, avec l’idée stupide qu’on serait, j’allais dire, stylistiquement plus contemporain parce qu’il y aurait de la vidéo ou des micros HF qui font des verrues sur les joues des jolies actrices. Je fais usage des technologies de notre temps, parce que la question de la Technique m’intéresse, que les conditions et les possibilités du discours dépendent de l’état de la technique de l’époque. Parce qu’aussi il se passe que la technique n’est plus seulement la somme des instruments que nous aurions à notre disposition, mais que c’est un milieu dans lequel nous avons à vivre, je disais évoluer. Cela change tout ; pourquoi le théâtre n’essaierait pas d’en dire quelque chose ? Certains intégristes du théâtre, ou les humanistes fondamentalistes s’en tiennent au fantasme d’un pur dialogue entre sujets parlants, un face à face sans médiation, dans un milieu transparent, alors qu’évidemment ce dialogue est aujourd’hui plus que fortement médiatisé par des machines, et qu’il existe même un dialogue homme/machine. Il n’est pas interdit au théâtre, quelle que soit son antiquité, d’être sensible aux mutations, j’allais dire anthropologiques, qu’impliquent les révolutions techniques. Le dialogue amoureux, par exemple, n’est plus le même depuis que le SMS existe… On ne dit pas la même chose avec le pouce sur son mobile qu’avec une guitare sous un balcon. L’enjeu, pour le théâtre n’est pas, à mon sens, de savoir s’il s’«augmente », selon l’expression consacrée ou non au moyen de ces techniques ou si ça fera son petit effet d’art ; il s’agit d’abord de savoir si le théâtre est capable de réagir aux conditions nouvelles du dialogue humain, et d’en faire quelque chose… Je pense que le théâtre est un bon observatoire et un bon laboratoire : ces technologies ont pour effet essentiel la séparation du corps et de la parole (écrite ou parlée, restons imprécis) et jouent sur les modalités de la présence : je ne suis plus là où je suis, mon image est là où je ne suis pas, ma voix et mon corps ne vont plus ensemble, etc. Ce n’est pas nouveau, c’est vrai en un sens depuis l’invention de l’écriture (une horreur, n’est-ce pas, Socrate ?). Il n’y a aussi qu’à se souvenir du trouble dans lequel la voix de sa grand-mère au téléphone jetait Proust. Le comédien est donc un formidable instrument pour travailler ces questions, le comédien, une vraie chimère, l’association-dissociation d’un corps et d’une voix. Beckett l’a magistralement montré, dans LA DERNIÈRE BANDE : ma voix peut être là où n’est pas mon corps, ou ironie, être là et ma voix aussi, mais artificielle, enregistrée. Alors qu’est-ce que je fais quand je m’écoute, qu’est-ce qu’un comédien fait de son corps sur scène quand il écoute sa voix enregistrée ? La question des Nouvelles Technologies n’est pas celle de leur usage ou non au théâtre, mais celle du défi qu’elles lancent à ce dernier. Pour ma part, je pense que ce défi, il faut le relever plutôt que de faire l’autruche en disant, par exemple, que le théâtre est le refuge de l’humain et autres platitudes. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de lien entre la technique et la science dans les spectacles que nous faisons depuis une dizaine d’années. Les sciences auxquelles je me suis un peu frotté, à savoir la biologie et les mathématiques d’où ont procédé les questions de l’Intelligence Artificielle, l’œuvre de Turing pour le dire vite, renvoyaient à des questions techniques que le théâtre permettait de poser ou que le théâtre se pose : le rapport entre le mécanique et le vivant, la frontière entre l’homme et l’animal (les frontières ou limites de l’humanité), l’émergence de la pensée, et sa nature, ainsi de suite. Mais c’est une autre affaire.
G.B. : Il semble que tu sois mû, dans ton rapport à la science, pas seulement par un intérêt, une curiosité pour la connaissance, mais qu’il y a comme un sentiment d’alerte… que la raison profonde se trouve là…
J.-F.P. : Je n’aurais pas songé à ce mot d’alerte, mais il me plaît. Un théâtre en état d’alerte serait sans doute alerte, une qualité. Il est vrai que ce n’est pas la recherche de la vérité ou même la curiosité pour la « nature des choses » qui m’a poussé vers la science ; je ne suis pas animé par une excessive volonté de savoir. L’hybris de la libido sciendi, connais pas. Je n’aurais pas fait un excellent « homme de vérité » pour reprendre une expression célèbre. C’est plutôt ma sensibilité au tragique qui nourrit ce sentiment d’alerte dont tu parles. Ce que j’interroge, et Brecht m’a aidé, c’est le passage d’une vision épique de la science (synonyme de progrès, de bien-être et d’émancipation de l’humanité) à une vision tragique qu’inaugure Hiroshima, pour faire court. Ainsi il m’importait de reprendre la question comme à la racine, au mythe de Galilée, Galilée qui marque le début de l’aventure scientifique moderne, et de la poursuivre avec le Brecht de Galilée, Brecht qui accuse le coup (et accuse Galilée du même coup), et qu’il n’arrive pas vraiment à penser, rétif au tragique comme il était. Et la question de comprendre dans quoi s’est lancé l’Europe quand elle a choisi ce destin scientifique nous revient à penser à nouveaux frais ; oui, l’aventure scientifique est notre destin et la technique (à quoi je ne réduis pas la science) est peut-être notre fatalité. Pour parodier une formule célèbre, les scientifiques ne se contentent pas d’interpréter, de connaître le monde, la nature, le réel, comme tu voudras ; pour eux, il s’agit aussi de transformer le monde, d’expérimenter dessus, pour le meilleur ou pour le pire. L’état d’alerte vient de là, et de l’heure très particulière que connaît l’espèce humaine, qui s’est mise elle-même sous la menace de sa disparition brutale ou de sa transformation, s’aventurant peut-être à reprendre techniquement l’évolution là où la nature l’avait laissée… La planète sera-t-elle encore habitable ? Les biotechnologies vont-elles faire apparaître de nouvelles spéciations ? Quelles ruptures symboliques les techniques de procréation artificielle vont-elles accomplir dans la filiation ? Courons-nous à l’abîme, et à très court terme, ou allons-nous reculer les limites de la mort ? La révolution numérique va-t-elle bouleverser sans retour nos façons de penser et de sentir ? Autant de questions que tout un chacun a l’occasion de se poser tous les jours. Je m’étonne parfois que certains s’étonnent qu’on veuille s’y attaquer au théâtre. Quant à moi, je ne peux pas faire autrement, je ne peux m’y soustraire. Alerte, oui. Je ne condamne évidemment pas (je n’en ai ni le pouvoir ni l’envie) un théâtre qui repasse le répertoire, qui se le repasse et se passionne pour des histoires d’amour ou des fables tragiques. Mais s’il n’est bien sûr pas vain de repasser le tragique d’hier (comment formuler ça ?), cela ne doit pas nous empêcher de nous rendre compte que, pour reprendre une image de Primo Levi, la Diane a sonné dans la caserne. Je ne dis pas pour autant que mon théâtre a la prétention d’alerter l’humanité ; je ne suis pas Chantecler, et ce n’est pas ma mission ; je n’ai pas de mission, je ne suis mandaté par personne, et ne veux sauver personne. Si j’aime bien ce mot d’alerte, c’est plutôt qu’il me paraît qualifier l’état qui est le mien dans ma conversation avec les scientifiques. Quand tel ou tel scientifique me raconte ce qu’il fabrique, lui ou ses collègues, je sais qu’il n’y a plus rien d’anodin ou d’innocent et que le sort de l’espèce humaine est en jeu, et sérieusement. Ce n’est pas rien.