Une nuit des rois semi-dénudée

Théâtre
Critique

Une nuit des rois semi-dénudée

Le 18 Déc 2018
La Nuit des Rois. © Jean-Louis Fernandez, coll. Comédie-Française.
La Nuit des Rois. © Jean-Louis Fernandez, coll. Comédie-Française.

En tra­vail­lant avec les acteurs du Français pour la pre­mière fois sur La Nuit des rois, Thomas Oster­meier se per­met une franche incur­sion dans le grotesque et dénude le bas cor­porel, jambes et fess­es à peine recou­vertes d’un mince sous-vête­ment sous la chaleur cuisante d’Illyrie. Un spec­ta­cle ubuesque qui exac­erbe la pul­sion.

Pre­mière comédie shake­speari­enne pour le met­teur en scène berli­nois vedette, cette Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez le pousse dans de nou­velles zones après ses relec­tures sin­gulières des tragédies Richard III, Ham­let ou Oth­el­lo. Le voici main­tenant en pleine comédie, sans com­plex­es et sans retenue, ten­dant vers le grotesque et s’aménageant une incur­sion fes­tive et bruyante dans les ter­ri­toires d’ambiguïté sex­uelle et d’homoérotisme car­ac­téris­tiques de cette pièce. Moins poli­tique que son tra­vail habituel, sa mise en scène n’en est pas moins bril­lante dans sa mise en relief de la pul­sion et de la bassesse humaine, qu’il se pro­pose aus­si de célébr­er par une représen­ta­tion fan­faronne et décom­plexée.

Chaud et humide
Dès l’entrée en salle des spec­ta­teurs, sous des éclairages chauds et dans une ambiance humide, le spec­ta­teur remar­que que la scène s’allonge sur une passerelle per­chée juste au-dessus de la salle, comme un long quai enfonçant ses pattes dans un océan humain. C’est par là que les per­son­nages vien­dront à de nom­breuses repris­es haranguer les spec­ta­teurs, dans un spec­ta­cle qui s’amuse à bris­er le qua­trième mur à répéti­tion. Le plateau recou­vert de sable accueille déjà les mines un peu ren­frognées de trois gorilles, dom­i­nant la scène de leur présence tran­quille et se ten­ant à l’ombre des palmiers de car­ton-pâte. L’effet de chaleur, et une cer­taine impres­sion de fatigue du corps sous le soleil cuisant, sont instan­ta­nés. Plus tard, cette ambiance cagnarde et cette dés­in­vol­ture toute naturelle se dou­bleront d’une las­civ­ité cer­taine. Effet de la chaleur ou man­i­fes­ta­tion de la con­cu­pis­cence des hommes ? Les deux, évidem­ment.

Appa­raît le Duc Orsi­no, incar­né par un Denis Poda­ly­dès un brin maniéré en com­para­i­son de ses parte­naires de scène, qui optent pour une inter­pré­ta­tion plutôt aéri­enne, très libre et sou­vent taquine. La dic­tion traî­nante et empha­tique du Duc souligne la hau­teur de sa fonc­tion et la dis­tance le séparant de ses sujets, lesquels s’amusent bien à ses dépens et orchestrent, comme il se doit dans une comédie shake­speari­enne, une série de mas­ca­rades et de trav­es­tisse­ments. On con­naît l’intrigue : Vio­la (Geor­gia Scal­li­et) se déguise en Césario et, par les charmes de sa mys­térieuse androg­y­nie, séduit la Comtesse Olivia (Ade­line d’Hermy), plutôt que de quérir l’amour du Duc dont elle s’est éprise. D’autres quipro­qu­os amoureux sont du lot, dans une folle effer­ves­cence pul­sion­nelle.

© Jean-Louis Fer­nan­dez, coll. Comédie-Française.

Oster­meier, qui nous a habitués à des relec­tures plus rad­i­cales, ne s’éloigne cette fois guère de la fable con­nue. Mais, dans cette nou­velle tra­duc­tion d’Olivier Cadiot, il se plaît à accentuer l’homoérotisme et flirte pleine­ment avec la con­fu­sion du genre. Voilà qui est certes d’actualité, dans une époque où la tran­si­d­en­tité fait de plus en plus sou­vent la manchette.

Le met­teur en scène berli­nois fait tout de même rad­i­cale­ment le choix du potache, sans doute poussé dans cette voie par la bro­chette d’acteurs de haut niveau que la Comédie-Française met à sa dis­po­si­tion, et qui pren­nent vis­i­ble­ment plaisir à ce reg­istre. Ce plaisir est con­tagieux, il va sans dire. Comme Alfred Jar­ry l’a fait bien avant lui, Oster­meier con­cen­tre une par­tie de ses effets comiques dans une exac­er­ba­tion du bas cor­porel. Vêtus de vestons vague­ment élis­abéthains, les per­son­nages sont toute­fois délestés de leurs pan­talons, exhibant leurs sous-vête­ments et se débar­ras­sant, métaphorique­ment, d’une couche de civisme.

La mise en scène n’hésite d’ailleurs pas à flirter avec un humour géni­tal, à dos­es bien mesurées. Tan­tôt Malvo­lio (Sébastien Poud­er­oux) livre un mes­sage au Duc en plongeant la main dans son slip pour y trou­ver le par­chemin atten­du, tan­tôt Sir Andrew (Christophe Mon­tenez) et Sir Toby (Lau­rent Stock­er) se taquinent dans une scène d’effeuillage aus­si mal­adroite que cabo­tine. Jusqu’à ce que Malvo­lio (encore-lui) appa­raisse affublé d’un immense phal­lus jaune et turges­cent. La sex­u­al­ité, dans cette mise en scène, est pré­texte à la mas­ca­rade, à la célébra­tion et au car­nava­lesque. Cher­chant à attein­dre une cer­taine vir­tu­osité de l’acteur à tra­vers les codes canon­iques de la comédie, Oster­meier se mon­tre en réal­ité assez proche du tra­vail de son col­lègue de la Schaubühne, Michael Thal­heimer, dont la mise en scène remar­quée du Tartuffe en 2013 allait tout à fait dans le même sens.

Le spec­ta­cle con­tre­bal­ance néan­moins ces fan­faron­nades par une trame sonore de musiques de la Renais­sance inter­prétées sur scène par un gui­tariste et un con­tre-ténor. La sophis­ti­ca­tion et l’élégance de ces musiques évo­quent le voile de noblesse dont se cou­vrent ces per­son­nages, même si nous ne sommes pas dupes de leur prim­i­tivisme.

Jouer dans les hautes sphères
Jamais déclam­a­toire, jamais trop appuyée, l’interprétation favorise une cer­taine sim­plic­ité, dans un découpage phoné­tique un peu aérien, qui fait écho à la quête des hautes sphères du plaisir amoureux. En par­ti­c­uli­er chez Vio­la-Césario, la voix est portée vers un ailleurs un brin vaporeux, vers un au-delà un peu éthérique. L’oreille atten­tive décèlera aus­si une sorte d’étonnement per­pétuel dans le grain de voix de ces jeunes amoureux en plein éveil, de même qu’un essouf­fle­ment con­stant, prob­a­ble­ment dû aux pirou­ettes néces­saires pour cour­tis­er l’être aimé et duper con­stam­ment les uns et les autres.

© Jean-Louis Fer­nan­dez, coll. Comédie-Française.

Dans ce jeu mouil­lé de chaleur tor­ride se détache évidem­ment une langueur éro­tique, une sorte de flirt con­stant, une sex­u­al­ité appar­ente et démon­trée, de laque­lle le spec­ta­cle s’amuse vive­ment. Oster­meier explore par­ti­c­ulière­ment ce reg­istre avec cer­tains per­son­nages.

On le remar­que d’abord chez Sir Andrew Gueule de Fièvre, un fêtard grotesque dont la longue chevelure emmêlée est à l’image de sa per­son­nal­ité : démon­stra­tive, mal dégrossie, mais aus­si fes­tive et ent­hou­si­aste. Un per­son­nage ubuesque un peu sale, vul­gaire et sans manières, qui zozote et par­le avec un improb­a­ble accent étranger.

Le Malvo­lio de Sébastien Poud­er­oux est nar­cis­sique et mal­adroit, mélange hila­rant de droi­ture et de balour­dise. Un puri­tain dont les pul­sions vul­gaires vont bien­tôt se réveiller et décon­stru­ire son apparence de petit noble.

Lau­rent Stock­er incar­ne un Sir Toby Haut Le Cœur aus­si alcoolique que fan­tasque : un inso­lent et déli­cieux per­son­nage.

Au-dessus de tous règne Feste, incar­né avec aplomb par Stéphane Varu­penne. Seul per­son­nage à porter le pan­talon, il est celui qui tire les ficelles sans en avoir l’air. Son torse nu le fait appartenir en apparence à ce monde d’hommes con­cu­pis­cents et dénudés, mais ce n’est qu’un leurre : il mon­tre une cer­taine supéri­or­ité morale, dont il s’amuse et dont il use sans pré­ten­tion, par plaisir intel­lectuel et avec une cer­taine empathie. Un bon vivant à l’œil mali­cieux et charmeur, qui s’amuse de la for­ni­ca­tion ambiante. Varu­penne offre ici une com­po­si­tion très sub­tile.

Et la ques­tion du genre ?
En cette époque où la tran­si­d­en­tité fait son chemin vers l’acceptation sociale tout en sus­ci­tant débats enflam­més, on se serait atten­du à ce qu’Ostermeier fasse pencher davan­tage sa mise en scène de ce côté, usant de son regard habituelle­ment si juste sur les ques­tions sociopoli­tiques. Ici, la ques­tion du genre est presque stricte­ment portée par le per­son­nage d’Olivia, dont Oster­meier souligne l’androgynie en choi­sis­sant une actrice à la mâchoire car­rée, por­teuse d’une cer­taine ambiguïté.

Il y aurait certes eu un ter­ri­toire intéres­sant à explor­er en insuf­flant de cette ambiguïté à d’autres per­son­nages. Néan­moins, en accen­tu­ant la sex­u­al­ité de l’ensemble des per­son­nages, Oster­meier racon­te un monde qui exac­erbe les ten­sions entre sexe biologique, attrait pour l’identité du genre opposé et con­ven­tions sociales con­ser­va­tri­ces. Sans compter les nom­breuses séquences homoéro­tiques qui parsè­ment la mise en scène, de manière frontale entre Sébastien (Julien Fri­son) et Anto­nio (Noam Mor­gen­zstern) et de manière souter­raine chez les autres per­son­nages.

Oster­meier souligne aus­si, en bon fémin­iste de notre époque, la misog­y­nie de cer­tains per­son­nages, en par­ti­c­uli­er le duc Orsi­no s’adressant à Vio­la qu’il croit être Césario. Shake­speare était bel et bien avant-gardiste sur ces ques­tions dans son Angleterre élis­abéthaine, et mon­trait bien le mas­culin et le féminin des con­struc­tions sociales… que ses per­son­nages déjouent peu à peu.

Fi du qua­trième mur
Comme dans sa désor­mais canon­ique mise en scène de L’En­ne­mi du peu­ple, Oster­meier ne résiste pas à bris­er le qua­trième mur à répéti­tion et à ten­ter dif­férentes formes d’interaction avec la salle. Car­nava­lesques et fes­tives, ces inter­rup­tions de l’intrigue ten­dent à poli­tis­er le spec­ta­cle à coups de références à l’actualité française qui sem­blent ici un brin étrangères. Que vient faire la prési­dence de Macron dans La Nuit des rois ? Bien peu de choses, avouons-le. Mais la salle croule de rire. Ne boudons pas notre plaisir.

Plus sig­nifi­ante est la désacral­i­sa­tion de la salle Riche­lieu de la Comédie-Française qui s’opère peu à peu. Sous la passerelle où cir­cu­lent les per­son­nages, en par­ti­c­uli­er les per­son­nages les plus nobles comme le duc Orsi­no et la comtesse Olivia, le pub­lic est certes con­sid­éré, mais relégué au rang de pop­u­lace impuis­sante devant les for­ni­ca­tions joyeuses des class­es supérieures.

La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez, vu à la Comédie-Française (Paris) le 19 octobre 2018.

De William Shakespeare
Traduction : Olivier Cadiot

Adaptation et mise en scène : Thomas Ostermeier
Scénographie et costumes : Nina Wetzel
Lumière : Marie-Christine Soma
Musiques originales et direction musicale : Nils Ostendorf
Dramaturgie et assistanat à la mise en scène : Elisa Leroy
Conseil à la dramaturgie : Christian Longchamp
Travail chorégraphique : Glysleïn Lefever
Réglage des combats : Jérôme Westholm
Collaboration à la scénographie et aux costumes : Charlotte Spichalsky

Avec: 
Denis Podalydès, Laurent Stocker, Stéphane Varupenne, Adeline d’Hermy, Georgia Scalliet, Sébastien Pouderoux, Noam Morgensztern, Anna Cervinka, Christophe Montenez, Julien Frison et Yoann Gasiorowski. 
Contre-ténor : Paul-Antoine Bénos-Djian et Paul Figuier (en alternance)
Théorbe : Clément Latour et Damien Pouvreau (en alternance)

Production : Comédie-Française
. Avec le mécénat de Grant Thornton.
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