A propos de une fiction lucide, optimiste, non-excluante et tragi-comique

Entretien
Théâtre

A propos de une fiction lucide, optimiste, non-excluante et tragi-comique

Le 6 Oct 2019
05_ 2019 /session de lecture / capture d’écran_archives Venedig Meer / Valérianne Poidevin
05_ 2019 /session de lecture / capture d’écran_archives Venedig Meer / Valérianne Poidevin

Sylvie Mar­tin-Lah­mani : Dans le droit fil de SAISON 1 (de Flo­rence Min­der, avec Pas­cal Merighi, Sophie Séné­caut et Flo­rence Min­der), qui a con­nu un beau suc­cès en France et en Bel­gique, tu te lances dans un nou­veau pro­jet de créa­tion qui sera soutenu et pro­duit par de nom­breux théâtres impor­tants !

Flo­rence Min­der : Oui, ce nou­veau pro­jet de créa­tion bap­tisé UNE FICTION LUCIDE, OPTIMISTE, NON-EXCLUANTE ET TRAGI-COMIQUE va béné­fici­er du sou­tien du 4 par 4, c’est à dire que 4 cen­tres scéniques belges s’associent autour d’un pro­jet : le Théâtre Varia à Brux­elles, les théâtres de Liège et de Namur et MARS à Mons. Nous sommes égale­ment soutenus depuis le début par l’Ancre à Charleroi et la Scène Nationale de Dieppe en France, où je suis soutenue en tant qu’auteure, et par La Bel­lone en recherche dra­maturgique.

S. M.- L. : Quel est le point de départ de cette créa­tion ?

F. M. : J’étais fascinée par la catal­yse en chimie. Dans ce phénomène, des catal­y­seurs accélèrent des proces­sus et pro­duisent des éner­gies inat­ten­dues. C’est un domaine très sol­lic­ité dans les défis énergé­tiques qui sont les nôtres : les sci­en­tifiques cherchent des nou­veaux catal­y­seurs qu’on pour­rait trou­ver en grande quan­tité sur la planète .
J’ai appliqué cette réflex­ion à mon champ d’action et je me suis demandée : peut-on iden­ti­fi­er des catal­y­seurs fic­tion­nels ? Quelles réper­cus­sions directes ont-ils sur nos capac­ités d’action ? Lesquels nous immo­bilisent, lesquels nous met­tent en mou­ve­ment ?
La ques­tion pour­rait être posée aus­si ain­si : pourquoi est-ce si dif­fi­cile d’inventer ?
La recherche part de cet endroit-là pour rejoin­dre la notion d’agentivité : j’entends par là la fac­ulté d’action d’un être, sa capac­ité à agir sur lui-même, le monde, les choses, les êtres, à les trans­former ou les influ­encer. Dans les sociétés néo-libérales, on par­le beau­coup de la volon­té indi­vidu­elle comme moteur de change­ment , mais je ne suis pas con­va­in­cue que ce soit l’unique manière de voir les choses. Les change­ments de cap, les rup­tures, les bas­cule­ments ne sont pas tou­jours le fruit de mûres réflex­ions, ce sont même rarement des déci­sions con­scientes et volon­taires. Il s’agit plutôt de néces­sités et de survie physique ou men­tale.

S. M.- L. : Vous avez trou­vé des débuts de réponse à cette impor­tante ques­tion ?

F. M. : Je pour­su­is plusieurs piste, je vais par­ler de l’une d’entre elles ! Je me suis intéressée à un livre inti­t­ulé La migra­tion comme métaphore, (2011) du pédopsy­chi­a­tre suisse Jean-Claude Métraux. Pour lui, tous les êtres humains expéri­mentent le phénomène de la migra­tion : géo­graphique­ment mais aus­si pro­fes­sion­nelle­ment, sociale­ment, physique­ment ou sex­uelle­ment… Jean-Claude, qui est con­sul­tant sur le pro­jet, m’expliquait que ces migra­tions, quelles qu’elles soient, sup­posent sou­vent des deuils plus ou moins longs à éla­bor­er selon qu’ils sont indi­vidu­els ou col­lec­tifs. Pour plusieurs raisons, une col­lec­tiv­ité prend plus de temps pour éla­bor­er son deuil qu’un indi­vidu isolé. Cette élab­o­ra­tion, quelle qu’elle soit, cor­re­spond générale­ment à la con­struc­tion d’un nou­veau réc­it dans lequel l’individu ou le col­lec­tif trou­ve un sens.
Pour qu’une action col­lec­tive voie le jour, il faut que ceux qui la por­tent puis­sent adhér­er à un réc­it com­mun.

S.M.-L : Quelle forme va pren­dre ce pro­jet ?

F. M : J’ai décidé d’écrire une fic­tion chorale. C’est une forme de réc­it plus fréquente au ciné­ma (cf Shorts Cuts, Mag­no­lia…) qu’au théâtre. Cette forme à l’avantage de met­tre l’accent sur les com­porte­ments des per­son­nages plutôt que sur le ressort d’une intrigue. Je pense notam­ment à l’auteur argentin, Rafael Spregel­burd, qui pra­tique ce mode de nar­ra­tion avec humour et con­tem­po­ranéité. Cela pose de nom­breuses ques­tions exci­tantes d’écriture et de mise en scène, puisqu’on ne pour­ra pas recourir à l’art du mon­tage comme au ciné­ma.

S.M.- L. : Tu imag­ines de présen­ter ce réc­it choral dans une scéno­gra­phie éclatée, plurielle, comme le fait Simon Stone dans La Trilo­gie de la vengeance ?

F. M. : Non, cela se passera sur un plateau unique où tous les réc­its doivent coex­is­ter. On ne peut échap­per ni au temps qui passe ni aux forces de grav­i­ta­tion ni à la simul­tanéité des exis­tences. L’idée est de don­ner à voir un espace dans lequel le flux est con­tinu.

S.M.-L. : Tu con­tin­ues à t’inspirer de la logique d’écriture des séries télévisées, comme dans Sai­son 1 ?

F.M.: Je m’en inspire moins dans la forme finale que dans le proces­sus de tra­vail. Sai­son 1 était une cita­tion directe du mode de nar­ra­tion sériel. Ici, ce qui reste de la série ce sont les spin-offs que je crée, para­doxale­ment, en amont du spec­ta­cle. Ce sont des petits for­mats dans lesquels je peux appro­fondir un aspect spé­ci­fique dra­maturgiques de la pièce. Par exem­ple, l’un des per­son­nages pense qu’il pos­sède un organe sup­plé­men­taire dans son corps, lié à ses capac­ités créa­tri­ces. Avec la dra­maturge, Emi­lie Maque­st, nous avons donc imag­iné une recherche spé­ci­fique sur ce sujet que nous avons présen­té dans le cadre du fes­ti­val 4days4ideas à La Bel­lone en sep­tem­bre dernier. Cela per­met de mieux cern­er les pos­si­bil­ités fic­tion­nelles du per­son­nage mais aus­si de ren­dre le proces­sus de tra­vail pub­lic. Car ce pro­jet n’est pas seule­ment cen­sé par­ler d’agentivité. Dès les débuts, avec Manon Fau­re, chargée de pro­duc­tion de la com­pag­nie, mon assis­tant Julien Jail­lot, et la vidéaste Valéri­anne Poidevin nous avons mis en place des straté­gies pré­cis­es qui ont pour but de ren­dre le pro­jet « agis­sant » dans des sphères par­fois plus éloignées que le monde du théâtre mais surtout en amont de la créa­tion.

S.M.-L. :Quels sont les per­son­nages exis­tants ?

F.M. : Je suis au début de l’écriture, mais j’ai déjà esquis­sé plusieurs per­son­nages, qui sont sai­sis à un moment pré­cis de leur chemin.
Il y a cet enseignant qui pense qu’un organe n’a pas encore été décou­vert dans le corps humain, je le men­tion­nais tout à l’heure. Un autre per­son­nage est inspiré de Car­la del Ponte, anci­enne pro­cureure générale au Tri­bunal pénal inter­na­tion­al de La Haye, au moment où elle a quit­té la com­mis­sion d’enquête sur la Syrie, avec un con­stat d’échec mon­u­men­tal. C’est une fig­ure pas­sion­nante qui a tou­jours été dans l’action, et qui fait mal­gré tout un bilan dés­espérant dans le domaine de la jus­tice inter­na­tionale.
Il y a un.e employé.e des pom­pes funèbres qui doit suiv­re un stage de com­mu­ni­ca­tion pour appren­dre à par­ler aux familles endeuil­lées. Il y a aus­si une femme pêcheur, un jeune homme mort et un.e travailleus.e du sexe.
Enfin, l’intelligence et la créa­tiv­ité des plantes me pas­sion­nent, il n’est pas impos­si­ble qu’on suive un per­son­nage végé­tal.
La pièce con­tient aus­si des scènes arché­typ­ales, tou­jours com­posées de deux per­son­nes, où l’une engage l’autre à la rejoin­dre dans une action ! Et générale­ment elle n’y va pas. Ce sont des scènes récur­rentes et intem­porelles, des sortes de gim­micks.
Il y aura sept acteurs au plateau. L’un des enjeux c’est de ques­tion­ner l’importance que le spec­ta­teur donne à cha­cun des per­son­nages. Dans la prax­is de la recon­nais­sance de Jean-Claude Métraux, il est ques­tion du cap­i­tal de recon­nais­sance des indi­vidus. Com­ment une parole est recon­nue par ses récep­teurs et quelle valeur lui est don­née ? Nous savons tous, et en Europe par­ti­c­ulière­ment, que les voix de beau­coup de per­son­nes souf­frent de n’être pas recon­nues car les orig­ines ou la pré­car­ité de ces dernières leurs sont reprochées.
Je trou­ve que c’est un bon out­il de tra­vail pour cha­cun des acteurs : com­ment la recon­nais­sance d’un per­son­nage fluctue-t-elle et com­ment les spec­ta­teurs perçoivent ces change­ments durant la pièce ?
J’utilise les réflex­ions de Jean-Claude sur ce sujet mais aus­si celles de la philosophe Judith But­ler, qui tra­vaille prin­ci­pale­ment sur la cri­tique des normes. Je mets en par­al­lèle leurs deux dis­cours sur la notion de valeur don­née à l’être humain.? Peut ‑on se libér­er des notions de per­son­nages prin­ci­paux et sec­ondaires ?

S. M.- L. : La part du texte était très impor­tante dans Sai­son 1…

F. M. : L’écriture de Sai­son 1 tradui­sait l’aspect rhi­zoma­tique et débor­dant de l’imaginaire d’un indi­vidu. Ce n’est pas l’enjeu ici. La forme chorale nous oblige à iden­ti­fi­er tout de suite un per­son­nage et à faire com­pren­dre sa sit­u­a­tion rapi­de­ment. La langue de chaque per­son­nage doit donc être très pré­cise : le ton, le rythme, le vocab­u­laire. La dra­maturge du pro­jet par­le à ce pro­pos du lan­gage-paysage de chaque per­son­nage.
Ensuite, le tra­vail du corps, indi­vidu­el et col­lec­tif, sera essen­tiel pour les acteurs. L’équipe suiv­ra un train­ing dans ce sens.

S. M.- L. : Tu as déjà en tête un dis­posi­tif scénique ?

F. M. En référence, j’ai longtemps eu en tête une œuvre d’Olafur Elias­son « Riverbed » : au pla­fond des néons, au sol des cail­loux et une riv­ière arti­fi­cielle, entre deux des êtres vivants un peu per­dus. Ce que j’aime, c’est qu’on ne sait plus ce qui est naturel ou arti­fi­ciel, ce qui est vivant ou mort.
Avec Simon Sieg­mann, à la scéno­gra­phie, Jan Maertens aux lumières et Marie Szer­snovicz aux cos­tumes nous tra­vail­lons surtout à imag­in­er com­ment faire exis­ter la simul­tanéité des sit­u­a­tions. Ain­si, l’idée n’est pas d’utiliser des décors réal­istes mais plutôt de tra­vailler à l’apparition et à la dis­pari­tion des per­son­nages, aux focales aux co-présences. Le son, créé par Pierre-Alexan­dre Lam­pert, jouera évidem­ment un rôle pri­mor­dial dans l’aspect choral de la nar­ra­tion.

S.M.-L. : Tu ne cherch­es pas à diriger le regard par la mise en scène. Tu ne crains pas de nous per­dre ?

F. M. : Si cer­taines scènes seront simul­tanées et choré­graphiées, cela ne sig­ni­fie pas que tout se passera tou­jours en même temps. Mais le pub­lic sera sol­lic­ité dans sa capac­ité à priv­ilégi­er le réc­it col­lec­tif au réc­it indi­vidu­el. La notion du pas­sage à l’action est très con­di­tion­née par nos peurs. La pièce doit être une douce invi­ta­tion à bouger, fluctuer, s’ouvrir, et à se posi­tion­ner par rap­port à une représen­ta­tion du réel.

UNE FICTION LUCIDE, OPTIMISTE, NON-EXCLUANTE ET TRAGI-COMIQUE
Écri­t­ure et mise en scène : Flo­rence Min­der assistée de : Julien Jail­lot
Avec : Ninon Borseï, Raphaëlle Cor­bisi­er, Brigitte Dedry, Ivan Fatjo, Sophie Séné­caut, Lode Thiery, (en cours)
Dra­maturgie : Emi­lie Maque­st
scéno­gra­phie : Simon Sieg­mann
créa­tion sonore et com­po­si­tion musi­cale : Pierre-Alexan­dre Lam­pert
créa­tion lumière : Jan Maertens
cos­tumes : Marie Szer­snovicz
con­sul­tants : Jean-Claude Métraux, Xile Hu
pro­duc­tion : Venedig Meer –Manon Fau­re
copro­duc­tions : Mars-Mons, Théâtre Varia Brux­elles, Théâtre de Liège, Théâtre Roy­al de Namur, Cen­tre des Arts scénique, L’Ancre Charleroi Scène nationale de Dieppe
avec le sou­tien de la Fédéra­tion Wal­lonie-Brux­elles – Ser­vice du théâtre, La Bel­lone — mai­son du spec­ta­cle

Entretien
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Florence Minder
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Sylvie Martin-Lahmani
Professeure associée à la Sorbonne Nouvelle, Sylvie Martin-Lahmani s’intéresse à toutes les formes scéniques contemporaines....Plus d'info
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