Begin the Beguine, Jan Lauwers avec son mentor

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Critique

Begin the Beguine, Jan Lauwers avec son mentor

Le 8 Fév 2019
Photo Marc Ginot.
Photo Marc Ginot.

En 1987, John Cas­savetes écrit le Begin the Beguine pour ses acteurs fétich­es – des acteurs de la troupe per­ma­nente du théâtre humain TROP humain (hTh) (Gon­za­lo Cunill et Juan Navar­ro), le CDN de Mont­pel­li­er, pro­duc­teur de cette ver­sion alors qu’il était encore dirigé par Rodri­go Gar­cía au moment de la créa­tion (2017). Ben Gaz­zara et Peter Falk, déjà réu­nis en 1970 dans Hus­bands. Mais la mort du cinéaste en 1989 met fin au pro­jet, et le texte ne sera pas mon­té. Vingt-cinq ans plus tard, l’édi­teur alle­mand S. Fis­ch­er Ver­lag pro­pose à Jan Lauw­ers de le met­tre en scène.

Après une pre­mière pro­duc­tion en 2014 en col­lab­o­ra­tion avec le Burgth­e­ater de Vienne, il en offre ici une nou­velle ver­sion conçue pour des mem­bres de Need­com­pa­ny (Romy Louise Lauw­ers et Inge Van Bruys­tegem) et des acteurs de la troupe per­ma­nente du théâtre humain TROP humain (hTh) — CDN Mont­pel­li­er (Gon­za­lo Cunill et Juan Navar­ro).

On ne sait pas bien quel âge ont Gito et Mor­ris, les pro­tag­o­nistes, mais on perçoit dès le début que ces deux vieux amis sont au bout de quelque chose – ou plutôt, après quelque chose. Comme si la pièce venait les saisir après que leurs tra­jec­toires, jamais pré­cisées mais que l’on devine chao­tiques, les ont placés hors de la vie et du monde, seuls, à l’écart de leurs pro­pres passés comme de pro­jets futurs. Tout ce qu’on sait d’eux, ou presque, c’est qu’ils ont atter­ri là : dans une ville de bord de mer, quelque part en Europe, et surtout dans l’espace clos d’un apparte­ment une cham­bre, dont on ne sor­ti­ra pas. Habités par un vide exis­ten­tiel à la Beck­ett, Gito et Mor­ris trompent l’ennui en invi­tant des pros­ti­tuées, le pre­mier claire­ment déprimé, le sec­ond s’efforçant de croire encore à la légèreté, au plaisir et au sim­u­lacre d’amour que ces ren­con­tres lui offrent. On passera deux heures dans ce no man’s land avec eux et les duos féminins qui se suc­cè­dent – tou­jours inter­prétés par les mêmes comé­di­ennes pour, explique Jan Lauw­ers, réa­juster le déséquili­bre entre per­son­nages féminins et mas­culins dans cette pièce très cen­trée sur des (anti)héros mâles quin­quagé­naires. Deux heures où l’ennui guette, où les con­ver­sa­tions s’enlisent, où la dépres­sion anesthésie les désirs, où l’on paye pour avoir quelque chose qui ne se donne jamais. Le trag­ique se loge dans la banal­ité des con­ver­sa­tions, dans les regrets, les man­ques et la douleur essaimés dans les règle­ments de compte et les agace­ments d’une ami­tié vieil­lie. On retrou­ve les grands motifs de Cas­savetes : l’usure, l’isolement, le besoin d’affection et, d’autant plus beaux qu’ils sont fugaces, les « tor­rents d’amour » (Love Streams, un de ces derniers films, est éblouis­sant). Ici, ils sur­gis­sent dans les bribes d’attachement qui se nouent entre les deux amis et cer­taines des pros­ti­tuées qu’ils ren­con­trent, mais surtout dans le lien de Gito et Mar­ris, com­pagnons du déclin, se sou­tenant pour essay­er encore de faire quelque chose avec leurs vies. Par­fois, au détour de pau­vres échanges et de moments ratés, sur­gis­sent entre tous ces per­son­nages au bord de l’effondrement des éclats de rire, de douceur et d’exubérance qui les apaisent et les mag­ni­fient, et où affleure toute l’humanité de Cas­savetes.

L’humanité de Cas­savetes : voilà notam­ment ce qu’admire Jan Lauw­ers chez le cinéaste, qu’il recon­naît comme « un de ses rares men­tors ». La manière dont il tra­vail­lait avec ses acteurs, en par­ti­c­uli­er, a été une source d’inspiration pour Need­com­pa­ny : des acteurs qui inter­prè­tent des per­son­nages, certes, mais sans se dépar­tir de leurs sin­gu­lar­ités, de leurs rugosités, de leurs fêlures, qui tou­jours, affleurent. De fait, les rela­tions qui se nouent sur scène dans Begin the Beguine reflè­tent par­fois cette porosité, don­nant des moments de grande spon­tanéité et d’une vive inten­sité. Inge Van Bruys­tegem en par­ti­c­uli­er, tour à tour sèche et folle, et qui n’est pas sans rap­pel­er Gena Row­lands, est par­ti­c­ulière­ment cap­ti­vante. Cepen­dant, l’atmosphère de huis-clos finit par devenir pesante. Même si Jan Lauw­ers a coupé dans le texte, on s’ennuie par­fois face à l’interminable log­or­rhée de Mor­ris, aux énièmes ren­dez-vous… et, par­fois, au jeu répéti­tif des comé­di­ens. Certes, l’engourdissement, l’inefficacité de l’action et l’ennui font en par­tie la force des films de Cas­savetes. Mais le ciné­ma offre des con­tre­points à l’intarissable flot de parole, don­nant à voir la mélan­col­ie et l’intimité à tra­vers le tra­vail sur l’image, la diver­sité des points de vue et des angles de caméra. Ici, le décor est min­i­mal et les seules res­pi­ra­tions reposent sur la vidéo, qui lais­sent devin­er comme autant de tran­si­tions les ébats dans la cham­bre, der­rière le rideau. Mais le procédé ne parvient sou­vent qu’à étir­er les longueurs de cette pièce à la richesse iné­gale. Les per­son­nages sem­blent le plus sou­vent flot­ter dans un monde dés­in­car­né, assez sta­tique, alors que la beauté des films de Cas­savetes réside dans leur car­ac­tère incar­né et dans les vari­a­tions sur les rythmes, explosifs ou lanci­nants, des êtres et des rela­tions. Certes, on est recon­nais­sant à Jan Lauw­ers d’avoir porté sur scène les tour­ments de Gito et Mor­ris, tournoy­ant autour du vide, mais il n’empêche : on aurait voulu voir Begin the Beguine en film. Par John Cas­savetes.

Begin the Beguine, Jan Lauwers & Needcompany
Pho­to Marc Ginot.
Vu au Kaaitheater (Bruxelles).
Texte John Cassavetes | direction Jan Lauwers | avec Gonzalo Cunill, Juan Navarro, Romy Louise Lauwers & Inge Van Bruystegem | production humain trop humain – CDN Montpellier | recréation à partir d'une production du Burgtheater & Needcompany, Mars 2014 | support the Flemish authorities
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Emilie Garcia Guillen
Emilie Garcia Guillen dérive vers le nord depuis environ quinze ans. Suite à une première...Plus d'info
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