La Quadriennale de Prague : Empreintes.

Compte rendu
Théâtre

La Quadriennale de Prague : Empreintes.

Le 16 Juil 2019

Le sou­venir dis­pose d’une résis­tance moin­dre à l’oubli que l’empreinte qui, elle, finit par se con­stituer en mon­ade de la mémoire, en trace ancrée en soi avec une con­sis­tance supérieure. L’empreinte fixe plutôt un événe­ment fort, trié et isolé, tan­dis que les sou­venirs s’inscrivent plus ou moins dans un flot qui les emporte et entraîne, ensuite, vers un efface­ment accéléré. A pro­pos de la Quadri­en­nale de Prague, panora­ma plané­taire de la scéno­gra­phie actuelle, je préfère cette fois – ci évo­quer les empreintes plutôt que les souvenirs…en essayant de restituer l’expérience vécue et con­serv­er son impact.

La Quadri­en­nale c’est la plus impor­tante présen­ta­tion du tra­vail scéno­graphique du monde à un moment pré­cis de l’histoire et cette année davan­tage encore car il s’agissait d’une édi­tion anniver­saire, le 50 – ème. La Quadri­en­nale a résisté un demi-siè­cle con­tre vents et marées. A l’origine, son émer­gence est liée à l’initiative d’un artiste nova­teur, unique à l’époque, Josef Svo­bo­da, dont le nom de famille en tchèque est sym­bol­ique — « lib­erté » — et il a voulu réu­nir les propo­si­tions scéno­graphiques de son époque en prof­i­tant de la grande mou­vance lib­er­taire des années 68.  Sous le sceau de 68 fut ini­tiale­ment placée la Quadri­en­nale. Ensuite, au fur et à mesure, la chape de l’occupation sovié­tique étouf­fa la société et bon nom­bre d’artistes de l’ancien Est qui, pour­tant, ont livré des com­bats de résis­tance. Le monde avait changé…. Mais la Quadri­en­nale sub­sista et, mal­gré des pra­tiques d’instrumentalisation poli­tique, sa présence res­ta un événe­ment bien que par­fois con­testé, pour­tant glob­ale­ment respec­té. Aller à Prague aujourd’hui prend le sens d’un hom­mage à ce que la Quadri­en­nale fut à ses débuts de même qu’aux efforts qui lui ont assuré la survie. Elle a été men­acée, ses locaux ont brûlé mais la voilà encore debout. Panora­ma ouvert sur le paysage de la scéno­gra­phie du monde.

J’ai été le com­mis­saire – terme hor­ri­ble qui ren­voie aux « com­mis­saires du peu­ple » exerçant la ter­reur sur les artistes sovié­tiques – du pavil­lon roumain. Un hon­neur par­ti­c­uli­er me per­me­t­tant de présen­ter un artiste, Dra­gos Buha­giar, habité par des motifs visuels placés sous le signe d’un univers étrange, onirique ou fan­tas­tique, un artiste qui, sur ma propo­si­tion, a réu­ni ce que l’on a appelé « les ruines du théâtre », à savoir des frag­ments de décors qui, dis­per­sés, avaient survécu dans des mag­a­sins sur­chargés comme des fourre tout d’un art qui brûle ses vais­seaux. Ces « ruines » de Buha­giar je les ai regardées avec l’émotion pro­duite par un naufrage d’une suite des navires qui, ramenés à la sur­face, com­po­saient une œuvre nou­velle, hétéro­clite et hétérogène, œuvre déroutante où les élé­ments sem­blaient être asso­ciés selon la logique du rêve. Le labyrinthe des sou­venirs se con­sti­tu­ait en fig­ure dis­lo­quée d’un passé effon­dré mais, par mir­a­cle, recon­sti­tué non pas au nom des exi­gences immé­di­ates de la scène, mais de l’artiste affranchi de ses impérat­ifs. Oui, une œuvre… de mémoire ! Réal­isé grâce à l’implication de l’Institut Cul­turel Roumain (ICR)  et de sa prési­dente, Lil­iana Tur­oiu, ain­si que de ICR Prague ( directeur Ionut Munteanu)  le pavil­lon roumain a apporté la preuve d’une iden­tité d’artiste à part entière.

Ce que je souhaite rap­pel­er ici ce sont des propo­si­tions qui, ensem­ble, con­stituent une sorte de pal­marès per­son­nel issu des éton­nements et des révéla­tions pro­pres. Le jury a fait d’autres choix, loin de moi l’envie de les com­menter ou con­tester, mais je me vois obligé de recon­naître l’écart qui s’est man­i­festé. En dehors de la France, aucune de mes options ne s’est trou­vée récom­pen­sée car, je pense, ce qui fut priv­ilégié c’est la dimen­sion con­crète, claire, pra­tique des solu­tions exposées comme par exem­ple le pavil­lon hon­grois d’une pré­ci­sion indis­cutable, dis­posi­tif blanc pour un spec­ta­cle à venir…

L’empreinte, pour moi, reste tout d’abord la propo­si­tion de Chypre, instal­la­tion forte et poé­tique dans le sens pro­fond du terme. Des chais­es min­istériels, dis­posées au cordeau, qui sem­blent être prêtes pour une réu­nion de cab­i­net ou d’un con­seil d’administration…tout indique l’ordre strict, préal­able à l’assemblée con­viée. Deux rangées face – à face tan­dis qu’au milieu bour­donne inlass­able­ment un courant d’eau, agitée et fraîche. Il évoque la vie, imprévis­i­ble, étrangère à la dis­po­si­tion stérile des emplace­ments d’apparat. La vie au cœur d’une assem­blée de tech­nocrates !

A l’opposé une autre instal­la­tion, celle de l’Estonie, m’a séduit car, cette fois — ci, s’imposait sous mes yeux un univers famil­ial, funèbre, univers issu presque d’un spec­ta­cle de Kan­tor. Il réu­nis­sait les dif­férents âges de l’homme grâce à des per­son­nages vieux ou adultes, sur­pris en plein mou­ve­ment, mais immo­bil­isés, presque sur le seuil entre la vie et la mort. L’installation évo­quait cer­tains tableaux nordiques de la fin du XIX – ème siè­cle avec scènes de famille placées sous le signe de la fin immo­bile, de l’arrêt de vie. De retour à Paris, l’installation estoni­enne trou­vait un éco dans la toile admirable du pein­tre danois, Ham­mer­shoi, les Trois femmes. Comme les Trois sœurs…Tchekhov état là.

Philippe Quesne a pro­posé une instal­la­tion ciné­tique où les élé­ments réu­nis tan­tôt restaient immo­biles, tan­tôt se met­taient à bouger lente­ment pour sus­citer un cli­mat presque hyp­no­tique de lenteur qui asso­cie les états de veille et de som­meil. Longtemps j’ai suivi ce mou­ve­ment qui ren­voy­ait aux alter­nances des rythmes biologiques, rythmes car­diaques. Leur pul­sion reste encore présente dans la mémoire du vis­i­teur séduit que j’ai été.

On peut égale­ment évo­quer le pavil­lon israélien place sous le signe du deuil à pre­mière vue car une enfilade de plaques tombales en mar­bre ren­voie plutôt à un cimetière mil­i­taire, organ­isé et strict, mais, par-delà cette sen­sa­tion funèbre se dégage un brin d’espoir grâce à une branche qui pousse et annonce la per­sis­tance de la vie. La vie comme vic­toire sur la mort…

D’autres propo­si­tions m’ont agacé, comme le pavil­lon alle­mand, délibéré­ment réduit à un cyclo­rama dressé à l’aide d’un tis­su de mate­las sur lequel on pro­je­tait des scènes de vie quotidienne…le théâtre au « ras » du banal ! Ou une instal­la­tion, à l’opposé, instal­la­tion « poé­tique », où, à par­tir d’un vieux mécan­isme de boîte à musique, le plateau tour­nait tan­dis que des vis­i­teurs allongés se lais­saient gag­nés par la mélan­col­ie des temps jadis ! Nos­tal­gie bon marché !

La logique de la mémoire fait que l’on con­serve les réus­sites con­ver­ties en « empreintes » mais égale­ment les décep­tions mémorables comme la maque­tte d’un salon de théâtre de boule­vard des années 30 avec des meubles dorés et des fau­teuils rouges d’un des pays du Golfe ! Comme si le temps s’était arrêté ….

Il y a eu aus­si d’admirables pro­jets signés par les écoles de scéno­gra­phie car la dimen­sion péd­a­gogique fut à l’honneur, légitime­ment.

La Quadri­en­nale enchante, séduit, déçoit, mais elle est vivante. Aujourd’hui encore. Et demain nous allons feuil­leter son cat­a­logue qui fait l’inventaire strict des propo­si­tions sans que cela nous empêche de choisir et de con­serv­er avec soin « les empreintes » que cha­cun porte avec soi.

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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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