Hommages à Ludwik Flaszen

Hommage

Hommages à Ludwik Flaszen

Le 8 Déc 2020
Jerzy Grotowski et Ludwik Flaszen, Opole (1960). Photo Leonard Olejnik (Arch. L'Institut Grotowski)
Jerzy Grotowski et Ludwik Flaszen, Opole (1960). Photo Leonard Olejnik (Arch. L'Institut Grotowski)
Jerzy Grotowski et Ludwik Flaszen, Opole (1960). Photo Leonard Olejnik (Arch. L'Institut Grotowski)
Jerzy Grotowski et Ludwik Flaszen, Opole (1960). Photo Leonard Olejnik (Arch. L'Institut Grotowski)
Ludwik Flaszen: Farewell to a Totem

Ludwik Flaszen, one of the founders of the theatre awareness in our times, died in Paris yesterday, Saturday 24 October 2020. In 1959, this courageous and renowned critic was nominated literary director of the small provincial Teatr 13 Rzedów in Opole, Poland. He chose as artistic partner an unknown 26-year-old director who had still not finished theatre school: Jerzy Grotowski. Together, in a few years, they changed the essence of theatre through their practice and writing.
Ludwik Flaszen believed in a “theatrical” theatre and was the first to write about a “poor theatre” in reference to Grotowski’s performance Akropolis. Most of all he was a free, defiant spirit. Grotowski liked to call him his “devil’s advocate”. When Grotowski left Poland in 1981, Ludwik continued the activity of the theatre in Wroclaw until its closure in 1984. Then, he moved to Paris, continuing to collaborate with the Grotowski Institute in Wroclaw at regular intervals.
Ludwik has been a mentor and a guide for many actors and directors in many parts of the world. Until recently, in the encounters with the younger generations, he was a captivating speaker, stimulating curiosity and questions. For me, who met him daily from 1961 to 1964 and often until a few months ago, he was more than an inspiration. I called him “rabbi”, the wise who knows the worth of the Word and Action.
Now Ludwik is together with his accomplice Jerzy. Both continue to live in my heart.

Eugenio Barba
Au Théâtre Lab­o­ra­toire Wro­claw, Lud­wik Flaszen, l’actrice de l’Odin teatre Else-Marie et Georges Banu.

Lud­wik Flaszen : la dis­pari­tion d’un Socrate du théâtre

Lud­wik Flaszen se trou­ve à l’origine d’une des plus rad­i­cales aven­tures de la scène européenne, l’aventure du Théâtre Lab­o­ra­toire de Wro­claw dont il assura la direc­tion avec Jerzy Gro­tows­ki. Il en fut même l’initiateur car, homme de let­tres réputé en Pologne de même que cri­tique, on lui accor­da la respon­s­abil­ité de diriger un théâtre dans la petite ville d’Opole pour le met­tre à l’écart de Varso­vie « la cap­i­tale offi­cielle » et de Cra­covie, « la cap­i­tale intel­lectuelle ». Flaszen, sen­si­ble à la valeur pas encore révélée de Jerzy Gro­tows­ki, déci­da de le con­vi­er et de lui laiss­er sa place. Geste fon­da­teur, geste exem­plaire pour l’homme qui, délibéré­ment, a ouvert la voie d’un mou­ve­ment qui révo­lu­tion­na l’art du théâtre et dont il a su rester l’accompagnateur vig­i­lant. Ne dis­ait –on pas qu’il était le Méphistophéles qui cul­tive sans relâche l’esprit cri­tique et œuvre à la nais­sance de l’ « oeu­vre » com­mune en dis­ant sem­piter­nelle­ment  « non » ? Il entendait ain­si ne pas se bercer d’ illu­sions, ne pas se laiss­er tromper par des décou­vertes rapi­des, et il aidait son grand ami en l’accompagnant avec une affec­tion non sen­ti­men­tale. L’accomplissement du Théâtre Lab­o­ra­toire est dû à cette alliance fondée sur le dou­ble con­sti­tué par Jerzy et Lud­wik. Et com­ment ne pas rap­pel­er à l’heure du deuil que le terme réputé de « théâtre pau­vre » qui a fait la gloire de Gro­tows­ki a été d’abord for­mulé par son parte­naire de choix, Lud­wik ? Ils ont été deux !

Lud­wik vient de par­tir après de longues années passées dans l’anonymat parisien, de temps en temps sur­mon­té par des sor­ties publiques ayant un écho réel par­mi les fidèles du Théâtre Lab­o­ra­toire et de Gro­tows­ki. Il restait entouré de sa femme,  de quelques grands amis dont l’exceptionnel tra­duc­teur Erik Veaux, et de temps en temps retour­nait en Pologne d’où il reti­rait des éner­gies indis­pens­ables à sa survie : là-bas on l’honorait et on lui vouait du respect, alors qu’ici on l’ignorait ! Lud­wik a été un maître de la parole, un penseur oral et c’est ain­si qu’il a exer­cé son impact en se con­sti­tu­ant, comme il m’a tou­jours sem­blé, en une sorte de Socrate mod­erne. Il par­lait sans dis­penser des ver­dicts mais en restant exigeant et souri­ant. Le sourire d’un scep­tique à même de for­muler des affir­ma­tions  tou­jours sur le mode de la dis­tance sans cesse con­servée. Sa parole, mod­este­ment enten­due en France, con­nut une vraie dif­fu­sion dans le monde : de Rio de Janeiro à Bucarest ou Milan, il fut assim­ilé à un Saint Jean de Gro­tows­ki. Et ce n’est pas peu ! 

Com­ment, à cette heure – ci, ne pas évo­quer la soirée, en Sicile, où Euge­nio Bar­ba présen­tait un de ses plus impor­tants spec­ta­cles, Cen­dres, con­sacré à Brecht au terme duquel il nous aban­don­na pour se livr­er à un échange avec Lud­wik, et tels des péri­pathéti­ciens appar­en­tés ils se sont promenés longtemps dans le jardin en nous oubliant tous. Quelle con­fi­ance réciproque, me dis­ais – je ! Mais des années plus tard j’ai con­nu une pareille excur­sion intel­lectuelle dans les rues de Wro­claw pen­dant la nuit, car, comme Gro­tows­ki, Lud­wik s’épanouissait dans l’obscurité, à l’abri de la lumière. Alors que c’est un tel défi de briller ! J’ai partagé avec Lud­wik, Krista et Monique, ma femme, des instants d’affection ami­cale lorsqu’il ouvrait par­fois la porte fer­mée des sou­venirs du Théâtre Lab­o­ra­toire, car dans une telle réu­nion il nous dévoila le livre secret, paru en Russie, dont Gro­tows­ki s’est inspiré pour son théâtre des sources ou évo­qua les ami­tiés élec­tives qui ont con­sti­tué le socle du tra­vail accom­pli dans le refuge stratégique­ment con­stru­it à Wro­claw. Suite au départ de Gro­tows­ki du Théâtre Lab­o­ra­toire, Lud­wik Flaszen a assuré une brève direc­tion intéri­maire, après quoi il s’est con­sacré à des ate­liers pra­tiques focal­isés surtout autour de la voix. Nom­breux sont ceux qui les ont suiv­is et appré­ciés ! Par­fois il s’est essayé à la mise en scène et, il y a trente ans, je me suis ren­du à Amiens pour assis­ter à son essai sur les Frères Kara­ma­zov et, en ren­trant à l’hôtel, j’ai appris la chute de Ceauces­cu ! Sou­venir inoubliable…l’histoire et l’amitié se rejoignaient dans un instant unique, défini­tif. Une vie est faite non seule­ment des œuvres mais aus­si des sou­venirs « essen­tiels » — oh, le mot mau­dit aujourd’hui ! Des années plus tard, pour fêter les dix ans depuis l’événement, je lui ai apporté une bouteille de la cave de Ceauces­cu afin de respecter la pen­sée de Marx selon laque­lle il faut se sépar­er de l’histoire en riant… Et nous avons ri !

En homme ayant  la propen­sion pour l’exercice de l’oral, Lud­wik dévelop­pait des dis­cours bril­lants et éru­dits, citait des auteurs oubliés, des phras­es inouïes, mais, surtout, dans l’exil parisien, il sem­blait crain­dre l’écrit, le repouss­er, le retarder, s’en méfi­er.  Cela explique sans doute la longue ges­ta­tion de son livre tant atten­du sur le tra­vail de Wro­claw et le passé mythique du Théâtre Lab­o­ra­toire. Ironique­ment il a choisi comme titre Gro­tows­ki & Comp , livre arbores­cent, avec des détours et des rap­pels, mais aus­si livre de l’évitement. En le lisant je me suis rap­pelé d’une dame à Venise qui, étant restau­ra­trice comme son père, m’a mon­tré sa plaque de démon­stra­tion en ajoutant dépitée « Il est par­ti avec ses secrets ». Lud­wik aus­si et, dans ce sens – là, il a respec­té l’esprit de Jerzy : savoir garder des secrets. Ne pas les dis­pers­er, con­serv­er à jamais leur force ; il fut leur dernier gar­di­en.

Lud­wik fait par­tie de ces per­son­nages en retrait, loin de l’exposition médi­a­tique, mais puis­sants par l’influence qu’ils exer­cent mal­gré leur écart cul­tivé. Il a priv­ilégié la parole et a évité l’endoctrinement, il a par­ticipé et nour­ri le tra­vail de Gro­tows­ki, il lui a été proche et a souf­fert par l’éloignement que celui – ci lui imposa durant une péri­ode. Finale­ment ils se sont retrou­vés… Il a été au courant de la pen­sée sym­bol­ique et her­mé­tique de même que de la poli­tique courante perçue sou­vent avec indif­férence. Un jour, quand il avait l’esprit légère­ment égaré, Lud­wik avoua implicite­ment son scep­ti­cisme lorsque Erik Veaux lui offrit un jour­nal polon­ais récent et, en le feuil­letant, il l’interrogea : « Pourquoi me l’apportes- tu, je l’ai déjà lu hier ». Toute sa dis­tance à l’égard du con­tem­po­rain sur­git dans cet éton­nement !

Je ne l’ai pas vu ces derniers temps par crainte de me con­fron­ter à son déclin. Et grâce à cette stratégie coupable son sourire per­dure, sa intel­li­gence n’a rien per­du de son éclat et je laisse tomber avec mélan­col­ie le rideau sur le Théâtre Lab­o­ra­toire et ses com­pères. Une aven­ture col­lec­tive s’achève avec son sec­ond fon­da­teur dis­paru ! Mais préser­vons leur mémoire com­mune… de même que la pos­ture adop­tée par ce Socrate de notre théâtre qui a mar­qué une époque et a ressus­cité un espoir !

Un hom­mage du Col­lège de France à Jerzy Gro­tows­ki, avec Lud­wik Flaszen et Marc Fumaroli est disponible ici 

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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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