Immanence de la pierre, évanescence du fantôme

Portrait

Immanence de la pierre, évanescence du fantôme

Le 5 Nov 2020
Spilliaert Léon (1881-1946). Etats-Unis, New-York (NY), The Metropolitan Museum of Art. 1980.208.
Spilliaert Léon (1881-1946). Etats-Unis, New-York (NY), The Metropolitan Museum of Art. 1980.208.

A lire : Monique Borie, Le fan­tôme ou le théâtre qui doute, Actes Sud, 1999.

Deux expo­si­tions ren­voient à une pen­sée du théâtre et à l’écartèlement qui le définit entre « ce qui dure » et « ce qui s’évanouit » : Ruines de Josef Koudel­ka à la Bib­lio­thèque Nationale de France et Léon Spilli­aert Lumière et soli­tude au Musée d’Orsay. Il n’y a pas de ten­sion plus ardue qu’entre ces deux propo­si­tions antin­o­miques. Con­tra­dic­tion irré­solue et vivante du théâtre écartelé entre les pôles opposés.

Koudel­ka, je l’ai ren­con­tré et con­nu grâce à une inou­bli­able pho­to des Trois sœurs mythiques du grand Otomar Kre­j­ca mon­tées en 68 à Prague, après l’invasion russe. Témoignage de la vio­lence inouïe des rela­tions entre les exilées tchekhovi­ennes, vio­lence que la pel­licule avait enreg­istrée en procu­rant un effet de prox­im­ité. L’image m’a boulever­sé avant même de voir, des années plus tard, ce spec­ta­cle qui révélait avec une inten­sité incon­nue les déchire­ments de ces femmes chas­sées de Moscou, leur « par­adis » per­du à rela­tion ami­cale avec la plus dis­crète et digne fig­ure de la dis­si­dence, Donia Cornea. Dans son ate­lier d’Ivry où il m’a con­vié, les vit­res con­ser­vent la pous­sière depuis des années tan­dis que les tirages jonchent en désor­dre partout. Par con­traste, dans ses Ruines de la BNF l’ordre règne et de la nuit savam­ment éclairée se détachent les frag­ments dis­parates saisies par Koudel­ka lors de ses voy­ages, plusieurs années durant, autour de Mare Nos­trum.

Spilliaert_Clair de lune et lumières_Visuel Musee Orsay 2020
Spilliaert_Clair de lune et lumières_Visuel Musee Orsay 2020

Koudel­ka rejette l’évocation sen­ti­men­tale des ruines ! Elles appa­rais­sent dans la dureté de la matière brisée, et pour­tant résis­tante, elles four­nissent les repères des tem­ples et des théâtres aujourd’hui frac­turés, blessés, et pour­tant chargés encore d’une forte puis­sance mné­monique. Mémoire qui ne baigne pas dans la nos­tal­gie du passé et dont témoignent les pier­res seules dépourvues de tout autre parte­naire, naturel ou humain. Entassées, elles dressent ensem­ble un pays de pierre ! Pays d’où émane une indompt­able force de résis­tance  nulle­ment imprégnée par l’élégie des dis­pari­tions.

Voilà des ruines… sans com­plices et, la plu­part du temps, dans l’absence même de la nature. Koudel­ka opte pour cette con­fronta­tion avec la matière qui, par ses blessures fla­grantes, appelle l’imaginaire afin de recon­stru­ire men­tale­ment les archi­tec­tures  rav­agées par le temps. Pour nous, seuls, à l’abri de tout, la ruine est un défi ! Cet empire de pierre dis­lo­qué affiche avec force la sur­vivance des tem­ples écroulés ou des palais effon­drés. Mal­gré tout, ils tien­nent debout. Et, cela ras­sure.

Les théâtres sont là, creusés dans la mon­tagne, épou­sant le relief, des lieux d’accueil… pour des œuvres qui, elles aus­si, ont per­duré. A Epi­dau­re j’ai éprou­vé la présence du théâtre non pas lors des spec­ta­cles, mais, une fois, lorsque je me suis retrou­vé dans l’immense coquille avec un groupe restreint d’amis ! Assis sur un gradin, le regard soit léchait ten­drement la pierre soit se per­dait au loin, tan­dis que les mots d’Antigone ressus­ci­taient en moi. A Delphes, avec Euge­nio Bar­ba, Monique Borie et Julia Var­ley nous avons ressen­ti ensem­ble, à l’écart, l’impact du lieu ! Nous nous con­fron­tons à ce qui reste quand les acteurs dis­parais­sent : un texte et un théâtre. Koudel­ka décou­vre ici le théâtre sans ses alliés, le pub­lic, les comé­di­ens, un édi­fice austère hors d’usage… à nous de l’habiter. Je plonge dans le cœur de ces théâtres comme dans des refuges mémoriels.

Koudel­ka affirme l’immanence de la pierre sur laque­lle, par­fois, se pro­jet­tent des ombres dont il aime saisir dif­fi­cile­ment le pas­sage car, dit-il, pour le pho­tographe de paysage « le soleil c’est le vrai patron ». Les pier­res ne se lais­sent caressées que par la lumière de la Méditer­ranée et se détachent comme des blocs noirs et blancs dans le noir des Ruines à la BNF.

Si c’est dans  l’immanence des pier­res  que le théâtre antique s’affiche en pleine lumière, à l’opposé, dans la pein­ture du fla­mand Leon Spilli­aert, il sur­git dans le noir, ombre fugi­tive, à peine vis­i­ble. Un autre théâtre, non pas celui de l’acte et du jeu, du cri et de la pas­sion qui résonne sur les gradins grecs, mais un théâtre du rêve, au bord de la dis­pari­tion ! Spilli­aert accom­plit sur papi­er ce dont rêvait Maeter­linck à qui rebute l’acteur immé­di­ate­ment présent, la matière, l’histoire. L’envers du théâtre antique… car théâtre men­tal du repli sur soi. Théâtre qui épouse les mou­ve­ments de l’esprit sous la pro­tec­tion du quo­ti­di­en et de ses portes, de ses fenêtres, clô­ture où la matière n’a pas droit d’entrée et où la soli­tude règne.

Les impres­sion­nistes se sont livrés corps et âme au plein air, aux fris­sons de l’instant et au ray­on­nement du soleil, les pein­tres nordiques, en revanche, se sont repliés, dans des intérieurs sécurisés, et Ham­mer­shoi ou Khnopff, en présence de rares êtres chers,  y ont trou­vé  le calme ! Point d’air frais, point de sor­tie… Chez eux la lumière, pour­tant, per­siste. Tel un apaise­ment privé. Spilli­aert, au con­traire, va quit­ter l’intérieur pour s’attarder sur les plages d’Ostende, la ville dont il res­ta le pris­on­nier amoureux,  aux heures du soir, dans la nuit qui tombe, lorsque le noir l’emporte  inéluctable­ment. Il est un impres­sion­niste attiré par l’obscurité qui atténue les bruits et dématéri­alise les con­tours. Si chez Renoir ou Mon­et les reflets de l’eau sus­ci­tent un plaisir ras­sur­ant, chez lui l’eau, som­bre, éten­due menaçante pro­cure crainte et inquié­tude ! Eau qui appelle presque à la dis­pari­tion, à l’oubli ! Au plaisir du bord de l’eau des impres­sion­nistes répond l’attrait de la chute chez Spilli­aert. C’est ce par quoi sem­ble être habitées ces femmes qui se penchent vers l’eau qui les attirent, som­bre piège ! Elles se trou­vent chaque fois sur « le seuil », tran­si­tion entre vie et mort, solu­tion sus­pendue, mais con­stam­ment envis­agée. Les per­son­nages de Spilli­aert con­for­tent la con­vic­tion de Maeter­linck : « je plains l’homme qui n’a pas de ténèbres en lui ». 

Monique Borie dans un bel essai con­sacré à Maeter­linck résume son pro­jet grâce à une cita­tion essen­tielle selon laque­lle le sujet du théâtre c’est « les larmes des hommes… larmes dev­enues silen­cieuses, invis­i­bles et presque spir­ituelles »1.Spilli­aert fascine parce qu’il parvient à restituer l’esprit de l’auteur grâce aux dessins et cro­quis qui illus­trent ses trois vol­umes de Théâtre. On y voit ce dont Maeter­linck a rêvé et que le théâtre ne pou­vait pas obtenir entière­ment. Spilli­aert est le pre­mier met­teur en scène du théâtre de Maeter­linck ! Il a ouvert la voie qui va de Mey­er­hold à Claude Régy !

Des femmes – seule­ment elles – sur­gis­sent, soli­taires et tou­jours endeuil­lées. Elles ne sont pas comme, par erreur, on le pense des per­son­ni­fi­ca­tions de la mort, mais, au con­traire des êtres qui por­tent le deuil de la vie. Ses veuves défini­tives ! Silen­cieuses et immo­biles, elles s’avancent jusqu’au bord de la vie pour se pencher vers les eaux de la mort à l’heure où les lumières s’éteignent et les bruits cessent. Théâtre du silence placé sous le sceau de l’attente… dont par­le par ailleurs Car­men Musat. Une attente sans issue !

Spillaert_Femme au bord de l’eau_Musee d’Or­say 2020

Spilli­aert écarte les détails, détache les con­tours et les sil­hou­ettes se dessi­nent avec une net­teté extrême, emprun­tée au goût pour la ligne pra­tiquée par les Nabis, mais en révélant, plus que eux, ce que cela com­porte comme esseule­ment des femmes. Femmes placées sous le signe d’un noir funèbre ! Femmes qui sur­gis­sent sur les pages du livre, par­mi les mots de Maeter­linck et sem­blent répon­dre à leur attente. Rarement le dia­logue entre la page comme scène et le dessin comme jeu con­nut un pareil accom­plisse­ment. Un théâtre immatériel et pour­tant théâtre… vis­i­ble ! Théâtre polémique en con­flit avec « les quartiers de viande » réclamés par André Antoine pour enracin­er la scène dans un réel que Maeter­linck voulait fuir. Dans son esprit Spilli­aert s’est asso­cié à cet évite­ment intran­sigeant. Par con­tre, ici ou là, se laisse devin­er la par­en­té avec les grands réno­va­teurs de l’image que furent Gor­don Craig ou Adolphe Appia, eux aus­si des per­sé­cu­teurs de la matière. Tous con­stituent la famille des artistes rétifs au réal­isme et épris du froisse­ment pas­sager que pro­duit l’esprit !

Sur les pages du livre – théâtre de Maeter­linck – Spilli­aert se détache des femmes en noir, présences muettes et sil­hou­ettes élé­gantes ! Elles sur­gis­sent de la nuit des esprits inqui­ets, êtres résignés à se dis­soudre et à s’évanouir. Et ain­si à l’immanence de la pierre répond l’évanescence des fan­tômes. Le théâtre n’est-il pas écartelé entre la durée et l’éphémère ? Les pier­res des ruines ou les fan­tômes du livre. Tan­tôt on se recon­naît dans l’un, tan­tôt dans l’autre. L’amour du théâtre n’a rien de com­mode et cer­tain ! Il appelle sans cesse des révi­sions et de nou­velles options pour le spec­ta­teur sans pro­gramme que je suis. La pierre ou le fan­tôme ?


  1. In Mau­rice Maeter­linck, Ed. Ides et cal­en­des, Lau­sanne, 2018, p. 34. ↩︎
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Josef Koudelka
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Écrit par Georges Banu
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