On s’en va… un soir de solitude

Théâtre
Critique

On s’en va… un soir de solitude

Le 13 Nov 2020
Wyjezdzamy 26_Crédit Magda Hueckel
Wyjezdzamy 26_Crédit Magda Hueckel
Wyjezdzamy 26_Crédit Magda Hueckel
Wyjezdzamy 26_Crédit Magda Hueckel
  • Mise en scène de Krzysztof War­likows­ki

J’ai appris, avant de voir le spec­ta­cle, la mort de Lud­wik Flaszen, et je me suis rap­pelé Akropo­lis où tous les per­son­nages vont à la mort « avec le sourire aux lèvres » comme m’a dit un jour Jerzy : « Le sourire ? Pourquoi ? parce qu’ils veu­lent dire : com­ment ce n’est que ça ? »…

Et puis je suis par­ti avec On s’en va…, une vie et les morts qui se suc­cè­dent, pour des raisons biologiques, par acci­dent, par excès éro­tiques. Ici ce n’est pas un groupe dans son inté­gral­ité qui est voué à la mort, mais un groupe qui se défait par les morts, une mort à laque­lle per­son­ne n’échappe. Elle est inéluctable ! Mais per­son­ne ne la craint, cha­cun la subit et le groupe se réduit tout en se réu­nis­sant pour la céré­monie des adieux où les dis­cours échouent invari­able­ment : per­son­ne ne parvient à apais­er par la parole.

Wyjezdzamy 29_Crédit Magda Hueckel
Wyjezdza­my 29_Crédit Mag­da Hueck­el

Parole pau­vre, parole détournée, parole accusatrice.

La sépa­ra­tion com­porte chaque fois, pour les témoins réu­nis, le même sen­ti­ment de pau­vreté, d’impossible apaise­ment ! Ici les gens cul­tivent des rela­tions d’une diver­sité extrême, ils se dis­putent, s’agressent, mais sur un fond d’affection souter­raine, nappe phréa­tique qui coag­ule la com­mu­nauté. Et com­ment ne pas évo­quer le fils, can­di­dat per­pétuel au départ pour la Suisse, qui arrache le sac à sa mère sur son lit de mort pour faire ensuite le con­stat émou­vant selon lequel il partage avec elle ses rêves ? Affec­tion qui relie les êtres au plus pro­fond d’eux –mêmes ! Et ce même fils, placé entre ses deux par­ents défunts, n’avoue-t-il pas : « désor­mais rien ne me sépare plus de la mort ». Quand les par­ents sont par­tis, il est temps de s’en aller !

Au sein du groupe les con­flits sont liés à des fric­tions con­tin­gentes, à des heurts pas­sagers mais il n’y a guère de haine ! Il y a la vie sans fard, ni sen­ti­men­tale, ni gorgée de ressen­ti­ments. Une vie où l’affection n’évite pas la déri­sion, où l’amitié n’est jamais con­trar­iée, mais une vie habitée par des avatars quo­ti­di­ens, tan­tôt ludiques, tan­tôt « lyriques ».

Wyjezdzamy 22_Crédit Magda
Wyjezdza­my 22_Crédit Mag­da

Le spec­ta­cle fascine par la diver­sité des couleurs, des corps, ridicule­ment allongés ou mod­este­ment vieil­lis, des corps qui recon­stituent la var­iété des êtres au cœur de la com­mu­nauté qui les réu­nit. Mais n’est-ce pas la déf­i­ni­tion même de la choral­ité dans le sens noble du terme : que l’identité soit préservée au cœur de l’ensemble ! Ici le groupe se forme sans anéan­tir les présences sin­gulières. Ain­si s’instaure le jeu entre appar­te­nance et diver­gence.

Nous assis­tons à un éche­veau de liens dynamiques, sans cesse renou­velés, mais tou­jours sur fond de fidél­ité au cer­cle qui réu­nit ces per­son­nages, seule­ment en apparence dis­parates. Ils for­ment une famille agitée… tan­tôt chaleureuse, tan­tôt comique, tou­jours en mou­ve­ment ! Mais le spec­ta­cle ne vire jamais au cynisme, il s’en méfie et le refuse. Non, le spec­ta­cle se dérobe à tout juge­ment et n’adopte jamais une pos­ture de supéri­or­ité. Il ne traite pas les êtres comme des minables, des moins que rien : ils sont sim­ple­ment humains ! Et de là provient l’émotion, de ce traite­ment intran­sigeant, mais dépourvu de juge­ment accusa­teur, d’imprécation adressée sur fond de hau­teur adop­tée par la mise en scène à l’égard de ces com­porte­ments var­iés, dif­férents, mais jamais minés par… le mal !

Le texte comme le spec­ta­cle cul­tive la répéti­tion du rit­uel de la mort… il s’inscrit dans la fil­i­a­tion de la mise en scène admirable signée par Krzysztof War­likows­ki d’une autre pièce de Levin, Kroum ! Les deux placées sous le signe de la mort… ici, solu­tion scéno­graphique inou­bli­able de Mal­go­rza­ta Szczes­ni­ak, les per­son­nages appa­rais­sent chaque fois alignés der­rière une vit­re, de dos, tournés vers le four de cré­ma­tion. Ils vivent avec les yeux tournés vers la mort qui, à tour de rôle, frappe et raré­fie la com­mu­nauté. Une dernière image choque en mon­trant l’incinération dans sa réal­ité physique, dévas­ta­trice ! Sur le plateau, presque rien, que des aires de jeu pour désign­er les places des familles, du bor­del, de la salle du bridge, mais der­rière, présence immo­bile, le mur où les cer­cueils s’enfoncent de manière plus ou moins neu­tre. Car sou­vent un détail inter­vient pour mar­quer la rela­tion per­son­nelle qu’un des per­son­nages a eue avec le dis­paru !

Les per­for­mances des acteurs sur­pren­nent par la var­iété des voix, la diver­sité des pos­tures, la per­spi­cac­ité des gestes qui vari­ent de la ten­dresse dis­crète à l’érotisme affiché. Un monde qui se con­stitue et bouge sans retenue ni pudeur, mais un monde jamais déval­orisé. On l’aime juste­ment pour cela ! N’est-ce pas un des plus extra­or­di­naires mérites du spec­ta­cle d’assumer le jeu dans sa théâ­tral­ité sans pour autant sac­ri­fi­er l’effet d’empathie avec ces per­son­nages voués, l’un après l’autre, à la mort ? Le théâtre, soumis à cette épreuve, ne fait pas fail­lite, mais il s’assume en reliant l’authenticité des affects avec l’excès du jeu ! Et cela selon une alter­nance qui inter­dit à l’un ou l’autre terme de s’imposer, de l’emporter. Car, seule­ment chez Felli­ni, sa Gel­som­i­na parvient à une émo­tion pareille à la scène finale de la grand-mère qui, parée d’une robe poly­chrome, boit un dernier verre, fait quelques pas de danse et s’étale en douceur sur le planch­er !

Wyjezdzamy 25_Crédit Magda Hueckel
Wyjezdza­my 25_Crédit Mag­da Hueck­el

Com­ment ne pas évo­quer la douleur finale de la touriste améri­caine qui foule la terre d’Israël pour racheter le refus infligé par sa famille de juifs qui, en plein cœur des Etats-Unis, lui a intimé l’ordre d’oublier ses racines. Et l’ultime image à tra­vers Tel Aviv, son vis­age grave s’impose comme la preuve la plus dra­ma­tique qui soit de l’expérience tra­ver­sée.

Ce spec­ta­cle traite la vie comme vie vers la mort avec vérité et lib­erté, sans com­plai­sance ni vaine per­spec­tive de rachat. Mais au-delà de ce con­sen­te­ment, ce qui le rend unique, c’est qu’il y parvient par le biais d’un théâtre échap­pant aux griefs qu’on lui fait sou­vent. Un théâtre du réel qui ne se résume pas à le copi­er, mais le trans­fig­ure sans le défig­ur­er !

Et com­ment oubli­er la musique, ce parte­naire d’une justesse inouïe qui accom­pa­gne, de près ou de loin, ce chemin vers la mort ?

 La puis­sance de ce spec­ta­cle redonne une énergie dont nous sommes nom­breux à éprou­ver le manque par ces temps d’anesthésie général­isée.

DISTRIBUTION

Mise en scène Krzysztof War­likows­ki
Adap­ta­tion Krzysztof War­likows­ki, Piotr Gruszczyńs­ki
Scéno­gra­phie et cos­tumes Mał­gorza­ta Szczęś­ni­ak
Musique Paweł Myki­etyn
Lumières Felice Ross
Mou­ve­ment Claude Bar­douil
Ani­ma­tions et vidéo Kamil Polak
Dra­maturgie Piotr Gruszczyńs­ki
Tra­duc­tion en polon­ais Jacek Poniedzi­ałek
Tra­duc­tion en français Mar­got Car­li­er
Assis­tants à la mise en scène Katarzy­na Luszczyk, Adam Kas­ja­niuk

AVEC Aga­ta Buzek, Andrzej Chyra, Mag­dale­na Cielec­ka, Ewa
Dałkows­ka, Bar­tosz Gel­ner, Maciej G
ąsiu Gośniows­ki, Mał­gorza­ta
Hajew­s­ka-Krzysztofik, Jad­wiga Jankows­ka-Cie slak, Woj­ciech Kalarus, Marek
Kali­ta, Doro­ta Kolak, Rafał Ma
ćkowiak / Maciej Stuhr, Zyg­munt
Malanow­icz, Moni­ka Niem­czyk, Maja Ostaszews­ka, Jaśmi­na Polak, Piotr Polak,
Jacek Poniedzi­ałek, Mag­dale­na Popławska

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Critique
Krzysztof Warlikowski
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Écrit par Georges Banu
Écrivain, essay­iste et uni­ver­si­taire, Georges Banu a pub­lié de nom­breux ouvrages sur le théâtre, dont récemment La porte...Plus d'info
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