Peter Brook – Shakespeare résonance par George Banu

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Peter Brook – Shakespeare résonance par George Banu

Le 4 Mar 2020
Shakespeare Résonance, de Peter Brook @George Banu
Shakespeare Résonance, de Peter Brook @George Banu

A pro­pos de Shake­speare réso­nance — Recherche autour de « La Tem­pête », du 19 au 21 févri­er 2020 au Théâtre des Bouffes du Nord, Paris.

Shake­speare réso­nance, c’est ce par quoi l’inattendu est arrivé ! Le dis­posi­tif est unique, mais égale­ment dan­gereux ! Un grand homme de théâtre, Peter Brook, proche de son 95ème anniver­saire, fait retour dans son lieu, le théâtre des Bouffes du Nord dont, dit –il, « les murs en ruine, en silence, ont réson­né en lui dès sa pre­mière entrée » ! Il nous con­vie non pas à un dernier spec­ta­cle, selon la cou­tume, non, il l’accompagne et témoigne à la pre­mière per­son­ne : en ce sens les trois soirées furent pour nous tous comme des ren­con­tres où l’humain le dis­putait à l’art, ou, plus exacte­ment, ils fai­saient corps com­mun au nom d’une affec­tion jamais con­trar­iée pour Shake­speare, dieu anonyme du théâtre. L’inédit de la propo­si­tion sur­prend, mais bien davan­tage elle émeut.

C’est par la présence de Peter Brook que la soirée devient excep­tion­nelle. Il entre douce­ment, aidé pour rester debout par l’acteur le plus âgé, Mar­cel­lo, le futur Ariel dans le spec­ta­cle à venir,  mais dès qu’il s’assied, au coeur du plateau, sa voix de tou­jours se met à mur­mur­er avec réserve, en alter­nant l’ironie et la grav­ité. Il est là, devant nous, comme jamais ne l’est un met­teur en scène, habituelle­ment voué à l’ombre ! Brook ne présente pas le spec­ta­cle – loin de là – mais égrène des scènes de vie ou de théâtre pour se livr­er le plus sou­vent à un tra­vail de réminis­cence. Il se sou­vient d’un chauf­feur de taxi qui, en con­duisant, ne ces­sait pas de ges­tic­uler et de lancer des rebuf­fades à droite et à gauche. «  A qui vous adressez – vous ? » deman­da Brook. «  A moi – même, répon­dit – il,  et je finis tou­jours par être d’accord. » Cette séquence prélim­i­naire détend et précède le voy­age en Shake­speare auquel nous sommes con­viés – voy­age par bribes qui mar­que les points fer­mes d’un parte­nar­i­at dont Brook n’a jamais sac­ri­fié la fidél­ité ! Shake­speare, son dou­ble… il ne par­le pas des grandes inter­pré­ta­tions, des provo­ca­tions extrêmes ou des réus­sites hors-pair. Non, il cite une réplique « être ou ne pas être », ça va de soi, un mot « lib­erté »  et quelques autres qui se con­stituent en noy­aux secrets dont il a con­sti­tué son pro­pre legs ! Des mots lourds qu’il peut répéter à volon­té, des mots con­servés dans le cof­fre-fort le plus intime… et ils « réson­nent » encore, tou­jours vivants ! Brook  invite les témoins que nous sommes à trou­ver et garder des mots que l’on ne pro­jette pas à l’extérieur, mais que l’on sauve­g­arde en silence, que l’on pro­tège par le silence ! Ils con­stituent une sorte de réserve per­son­nelle dont nous sommes les pos­sesseurs et où nous pou­vons puis­er à l’heure des doutes ou, au con­traire, de la pléni­tude ! Le silence pro­tège le pou­voir des mots qui tan­tôt réson­nent par eux-mêmes tan­tôt sur­gis­sent à tra­vers la voix d’un acteur d’exception… Le mot shake­spearien déposé en soi se con­stitue en « sceau de mémoire ». Et il n’y a pas de meilleur moyen que le silence pour lui assur­er la… réso­nance tacite, men­tale, pro­tec­trice ! Nous por­tons avec nous ces mots « élus », mots publics con­ver­tis en mots per­son­nels ! Grâce à « la réso­nance », pré­cise Brook, se pour­suit la vie des mots qui sur­vivent en nous mais pour cela il faut trou­ver leur « vibra­tion » car c’est elle qui fait réson­ner un mot à l’intérieur. Ce dont par­le Brook c’est « la réminis­cence », certes, mais davan­tage encore une « réminis­cence vivante », une mémoire qui respire et nous habite ! Elle est une énergie qui agit — non pas un dépôt mné­monique sta­tique !

Brook par­le des êtres, de nous, jeunes et vieux, sans jamais oubli­er le théâtre ! L’acteur qui, en jouant, s’appuie sur « la réso­nance » des mots pour la faire enten­dre et la partager à l’extérieur avec le pub­lic. A la réso­nance du dedans qui est pro­pre aux amoureux des mots shake­speariens s’en ajoute, chez lui, une autre, sec­onde, la réso­nance dirigée vers le dehors ! Les grands acteurs « lais­sent vivre la réso­nance pour partager l’art » car c’est ce gise­ment per­son­nel qu’ils décou­vrent, qui se trou­ve à l’origine de l’impact pro­duit par les grands comé­di­ens. Et Brook évoque « la réso­nance » du fameux « Nev­er, nev­er, nev­er, nev­er » de Lear que Paul Scofield, son Lear de légende, ne dis­ait jamais de la même manière. Mais, chaque fois, nous enten­dions l’écho de sa réso­nance pro­pre que la voix dévoilait ! Et, aujourd’hui encore, je me sou­viens de la réplique enten­due il y a plus d’une demi-siè­cle à Bucarest : « Main­tenant je sais faire la dif­férence entre un être vivant et un être mort », con­clu­sion de l’égarement de Lear que Scofield mur­mu­rait en se pen­chant sur Diana Rigg, sa Cordélia d’alors. Réso­nance qui se réver­bère encore dans le spec­ta­teur que suis encore. Non pas une image, mais une voix. Voix que Brook érige ces temps-ci en noy­au irra­di­ant de son « théâtre pour l’oreille » auquel il con­sacre son dernier ouvrage… le filet d’une voix qui ne meurt pas ! Il survit à l’ombre du silence !

Brook con­tin­ue à faire con­fi­ance au théâtre comme occa­sion « d’être ensem­ble », évoque, en citant Picas­so, ce qui l’a séduit depuis tou­jours, « le mou­ve­ment qui engen­dre le mou­ve­ment », pour con­clure son pro­pos par dire que le suc­cès véri­ta­ble  d’un spec­ta­cle se mesure non pas tant par les applaud­isse­ments, mais par ” le silence vibrant, le silence qui résonne «  de la salle toute entière. 

En douceur, il répond aux inter­ro­ga­tions for­mulées par des spec­ta­teurs pour se taire ensuite et con­clure avec un de ces con­seils que seuls les maîtres dis­pensent : « Apprenez à pos­er des ques­tions, mais sans tou­jours chercher des répons­es. Gardez en vous-mêmes une ques­tion, défini­tive­ment, une ques­tion en attente de réponse ! » Indis­sol­u­ble, énigme irré­solue, inou­bli­able ! Et alors je me rap­pelle le titre de son dernier spec­ta­cle, réal­isé avec Marie-Hélène Esti­enne, « Why », « Pourquoi ? ». « This is the ques­tion » me dis-je en me sou­venant les mots du prince danois !

Puis, il se lève et, de nou­veau aidé, prend place au pre­mier rang de ce théâtre mag­ique, les Bouffes du Nord, et, par­mi nous, il assiste à « la réso­nance de la Tem­pête », texte qui l’a accom­pa­g­né toute une vie ! A ses débuts en Angleterre, puis à l’époque de l’errance en 68 et lors de l’installation dans les ruines des Bouffes, pour y faire retour dans les années 😯 où son grand parte­naire d’alors Sotiguy Kouy­até jouait un Prospéro africain plus à même de se livr­er à des opéra­tions de magie qu’un acteur occi­den­tal ! Aujourd’hui sur le plateau nous iden­ti­fions des traces épars­es du par­cours comme sur le chemin d’un con­te réputé : le petit bateau rouge dont jadis l’ancien Ariel était paré, un tapis usé qui ren­voie à la Ceri­saie et à la Con­férence des oiseaux, les bâtons de bam­bou, alliés du pre­mier jour…, je les regarde et je me sou­viens ! Du coin de l’œil je remar­que Peter et Marie-Hélène assis, l’un à côté de l’autre, qui avan­cent ensem­ble sur la voie du théâtre, tels Œdipe et Antigone !

Cette Tem­pête est un con­den­sé de l’esthétique brook­i­enne con­sti­tuée à tra­vers le temps aux Bouffes… loin de Strat­ford ! Ici on retrou­ve la présence du « naïf » qui illu­mine l’art de Peter et séduit un pub­lic « enchan­té », pub­lic auquel le théâtre offre la ver­sion con­cen­trée, non pas amputée, de la dernière pièce de Shake­speare. « On peut abréger pour mieux rap­pel­er la pièce », con­clut Brook en légiti­mant les réduc­tions opérées. Le plaisir  du jeu et la per­sis­tance de l’enfance sont là. Bran­cusi dis­ait : « quand on a cessé d’être enfant on a cessé d’être artiste ». Au terme de ces soirées uniques, je me sou­viens d’une ren­con­tre avec Peter qui, à pro­pos du « théâtre tes­ta­men­taire », me répondait : « Il faut que le tes­ta­ment soit gai » ! Sans pose, ni rhé­torique ! Et à la fin, entouré des acteurs, com­mu­nauté pluri­eth­nique, pareille au vol des oiseaux qui dans la Con­férence… se dirigeait vers l’horizon ultime, le Simorg, Brook se lève et recro­quevil­lé, en com­pag­nie de Marie-Hélène, quitte la scène, les Bouffes ! Quel effort avait-il con­sen­ti pour nous ! Quel apaise­ment a‑t-il engen­dré ! Et, en sor­tant, nous savons qu’une pareille soirée « réson­nera » longtemps en nous, ses témoins qui, comme le demandait Tchekhov, « souri­ent à tra­vers les larmes ».

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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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