Plasticité des corps masqués

Théâtre
Critique
Réflexion

Plasticité des corps masqués

Le 2 Déc 2020
©Darek Szuster. 40° Sous Zéro, création le 5 mars 2019 à la Filature de Mulhouse Louis Arene, Olivia Dalric, Sophie Botte, Lionel Lingelser, François Praud, Delphine Cottu, Alexandre Éthève
©Darek Szuster. 40° Sous Zéro, création le 5 mars 2019 à la Filature de Mulhouse Louis Arene, Olivia Dalric, Sophie Botte, Lionel Lingelser, François Praud, Delphine Cottu, Alexandre Éthève
©Darek Szuster. 40° Sous Zéro, création le 5 mars 2019 à la Filature de Mulhouse Louis Arene, Olivia Dalric, Sophie Botte, Lionel Lingelser, François Praud, Delphine Cottu, Alexandre Éthève
©Darek Szuster. 40° Sous Zéro, création le 5 mars 2019 à la Filature de Mulhouse Louis Arene, Olivia Dalric, Sophie Botte, Lionel Lingelser, François Praud, Delphine Cottu, Alexandre Éthève

En créant un dip­tyque autour de deux oeu­vres de Copi qu’il nomme 40 degrés sous zéro, d’après une réplique d’une des deux pièces, Louis Arène utilise le masque afin de révéler l’organicité des corps qui, comme sou­vent chez l’auteur argentin, dyna­mite les codes bour­geois et théâ­traux de la bien-pen­sance biologique et sex­uelle. Le queer chez Copi et l’outil du masque chez Louis Arène sont ici les armes de résis­tance ultime face à une société rigide­ment hétéropa­tri­ar­cale qui investit et con­trôle les corps. Ceux des per­son­nages ici, pour la plu­part trans­sex­uels ou trav­es­tis, se heur­tent à un monde extérieur hos­tile et menaçant, dans le froid de la Sibérie (« L’Homosexuel ou la dif­fi­culté de s’exprimer ») et de l’Alaska (« Les Qua­tre Jumelles »). Et les nom­breuses couch­es de man­teaux qu’ils por­tent sur scène devi­en­nent la métonymie des masques qu’un corps social peut revêtir, et lorsqu’ils tombent ils sont prêts à nous révéler le corps dans ce qu’il a de plus pri­maire et d’organique. Ce sont aux per­son­nages de « L’Homosexuel ou la dif­fi­culté de s’exprimer », la pre­mière pièce du dip­tyque, que j’aimerais m’intéresser ici, au croise­ment avec le tra­vail du masque pro­posé ici.

©Darek Szuster : 40° Sous Zéro, création le 5 mars 2019 à la Filature de Mulhouse Olivia Dalric, François Praud, Louis Arene
©Darek Szuster : 40° Sous Zéro, créa­tion le 5 mars 2019 à la Fila­ture de Mul­house Olivia Dal­ric, François Praud, Louis Arene

Louis Arène m’explique que « [l]e masque per­met tous les change­ments d’âge, de sexe, de con­di­tions, met l’artifice au pre­mier plan et, para­doxale­ment, ren­force la sincérité. (…) Le tra­vail était plutôt axé sur ce qu’il enlève au vis­age de l’acteur plutôt que ce qu’il pro­pose de nou­veau. C’est un tra­vail d’effacement, cela rend le jeu plus poreux, plus sub­til1 ». En enl­e­vant la sin­gu­lar­ité du vis­age de l’acteur, il force notre regard à porter atten­tion à son corps, ses mou­ve­ments, sa démarche, ses vête­ments. Porter l’attention sur le corps est une démarche qui a tou­jours accom­pa­g­né le pro­jet, avec des séances de yoga et d’entraînements physiques débu­tant chaque répéti­tion et représen­ta­tion pour toute l’équipe. Le masque est non pas l’artifice dif­féren­tiel, expli­catif et sym­bol­ique du per­son­nage (puisque tous les comédien.ne.s por­tent le même masque couleur chair, un type de « casque » qui englobe le vis­age par le crâne), mais la dis­sim­u­la­tion et l’effacement de l’identification de l’acteur au prof­it de son corps organique, devenu « poreux ». La polar­ité de l’organicité con­tre l’intellect, de la sincérité con­tre l’artifice, appa­raît alors. « Je tra­vaille avec un dra­maturge, Copi, [il] ne faut pas trop analyser, pas de raison­nements psy­chologiques. Il tra­vaille sur la vacuité. C’est poli­tique, c’est se recon­necter à une joie pri­maire, pri­male. C’est une matière très organique, et il ne faut pas la ressor­tir intel­lectuelle­ment » con­tin­ue-t-il. Le regard intel­lectuel porté sur le corps organique sem­ble l’éloigner de lui-même, dans un rap­port de force psy­chologique donc. C’est une des grandes thé­ma­tiques de l’oeuvre de Copi d’ailleurs, et l’outil du masque « per­met de tra­vailler les oppo­si­tions très fortes, comme l’angoisse et le comique, le sacré et le pro­fane. Chez Copi, le débile côtoie l’angoisse » pré­cise-t-il. Le fait du masque est ici intéres­sant, puisqu’il per­met l’assertion suiv­ante : réduire volon­taire­ment l’accès du regard au vis­age de l’acteur.ice révèle com­ment ce dernier con­tient de manière inhérente le proces­sus de psy­chol­o­gi­sa­tion et d’intellectualisation des iden­tités, et donc in exten­so, des corps biologiques2.

©Maëliss le Bricon : 40° Sous Zéro, création le 5 mars 2019 à la Filature de Mulhouse François Praud
©Maëliss le Bricon : 40° Sous Zéro, créa­tion le 5 mars 2019 à la Fila­ture de Mul­house François Praud

La pièce s’ouvre sur la révéla­tion de la grossesse d’Irina et les nom­breuses ques­tions de sa mère pour con­naître qui est le père (selon Iri­na, c’est d’ailleurs elle, sa mère, qui serait le père parce qu’elles ont « baisé » il y a 3 mois dans un train), avant l’avortement/fausse couche sur la table de la cui­sine. Grâce à une mécanique gestuelle et cor­porelle pré­cise et tra­vail­lée, les corps par­lent tout autant que les mots chez Louis Arène, met­tant en valeur le regard qu’on y pose. Ain­si, lorsqu’Irina et sa mère regar­dent le foe­tus mort sur la table pen­dant quelques instants, puis qu’elles relèvent la tête simul­tané­ment, dans la même énergie et presque dans le même geste, pour se regarder longue­ment, nous com­prenons aus­sitôt ce qui les ani­ment : un mélange d’étonnement et d’interdit. C’est dans le dynamisme du mou­ve­ment de leur corps en asso­ci­a­tion avec le con­texte dans lequel ils se situent, que ces infor­ma­tions peu­vent être déchiffrables par celui.celle qui les regarde. Mais comme le con­texte d’une sit­u­a­tion est créé et provo­qué par les corps présents, ceux-ci devi­en­nent même la sur­face sur laque­lle s’inscrit à la fois l’émotion, le sen­ti­ment, et la sit­u­a­tion, ain­si que la sur­face matérielle de l’empathie qui lie deux corps entre eux (entre Iri­na et sa mère, mais égale­ment entre les per­son­nages et le pub­lic). Les réac­tions du pub­lic regar­dant le corps d’Irina « chi­er l’enfant » comme elle le dit, faites de rires un peu dégoûtés, mon­trent le rap­port de force qui investit le regard lors de cette empathie. Ici, l’image de l’enfant mort-né d’un inces­te prob­a­ble qui se « crache » à la fig­ure du « père/mère3 » pos­sède en elle la force de l’indicible des corps soumis à leurs fonc­tion­nal­ités repro­duc­tri­ces, et dont tout corps est issu. Copi met à dis­tance toute notion de sex­u­al­ité repro­duc­trice des indi­vidus engen­drant d’autres indi­vidus (avec tous les tabous et pro­hi­bi­tions que cela implique), pour ne garder que des corps engen­drant d’autres corps. Et par la vision du foe­tus mort gisant flasque­ment sur la table sous le regard des deux par­ents, le tout sous le regard mi amusé mi dégoûté du pub­lic, et qui fini­ra non seule­ment à la poubelle, mais ensuite dans l’estomac du chien, c’est tout le corps qui revêt ici une dou­ble dimen­sion biologique, du flu­ide vivant au déchet organique, pou­vant même être ré-ingéré par un autre corps. Copi et Louis Arène nous rap­pel­lent qu’avant d’être « recon­nus » en tant que sujets au sein du monde social, nous sommes avant tout des flu­ides soumis aux regards et aux corps des autres. « Il y a une telle folie, une telle désex­u­al­i­sa­tion telle­ment les per­son­nages ont changé de sexe… Iri­na est comme une coquille vide, impos­si­ble de l’accrocher à un genre, ça se jouait ailleurs » pré­cise le met­teur en scène.

Arrive ensuite Mme Gar­bo, la pro­fesseure de piano qui donne les leçons aux­quelles Iri­na ne se présente plus, préférant pass­er son temps « dans les steppes infestées de loups, par 40 degrés sous zéro, (…) à se faire sauter dans les toi­lettes de la gare par tous les cosaques » écrit Copi. Tout au long de cette scène qui con­stitue le véri­ta­ble corps du spec­ta­cle, de mul­ti­ples rela­tions ani­ment les per­son­nages et leurs corps entre eux, entre amour et haine, bour­geoisie et pro­lé­tari­at. Il s’agirait même finale­ment de l’enfant de Mme Gar­bo, elle aus­si trans­sex­uelle opérée à Casablan­ca. Pour avoir ensuite avorté, son père, pour la punir, lui a regr­ef­fé un sexe d’homme. La plas­tic­ité des corps et des sex­es est à son comble, et le sexe biologique de nais­sance de chaque per­son­nage est dif­fi­cile à cern­er. « Je n’ai pas voulu ‘tra­vailler’ le queer néces­saire­ment en mon­tant cette pièce, ce n’était pas la moti­va­tion pre­mière, mais le terme queer nous a rat­trapé, le tra­vail sur le mys­tère, les fig­ures mon­strueuses. Copi bous­cule l’hétéropatriarcat, c’est là où ça rejoint la poli­tique. [Mais] le queer est une pen­sée, on peut être hétéro et queer » con­tin­ue Louis Arène. Judith But­ler explique que « [p]our Fou­cault tout comme pour Niet­zsche, on peut dire que les valeurs cul­turelles résul­tent d’une inscrip­tion sur le corps, enten­du au sens de sim­ple véhicule, voire de page blanche ; pour que cette inscrip­tion ait un sens, il faut toute­fois que ce moyen soit lui-même détru­it — c’est-à-dire trans­val­ué [révisé rad­i­cale­ment, ndlr] de part en part en un domaine sub­limé de valeurs4 ». La destruc­tion sac­ri­fi­cielle du corps au prof­it d’une inscrip­tion des sig­nifi­ants et des valeurs cul­turelles est ce que mon­tre Copi, lorsqu’il brouille les pistes des iden­tités de genre, de sexe et de fil­i­a­tion, en les réin­scrivant sur les corps selon des lois qui échap­pent à l’entendement biologique, cor­porel et socié­tal. Et selon lui, ces inscrip­tions cul­turelles ten­dent à dra­ma­tique­ment boule­vers­er la « sta­bil­ité5 » de la mécanique du corps bio-organique. En réin­scrivant ce mécan­isme de la « page blanche » dans notre regard, il nous mon­tre le pou­voir per­for­matif de notre regard sur le corps, de l’autre comme du nôtre, regard dans lequel s’inscrit la sig­ni­fi­ca­tion de ces valeurs. C’est par la réac­tion du corps regar­dant (ici le.la spectateur.ice) sur le corps regardé (le.la comédien.ne) que l’inscription se con­stru­it, se fige et se per­pétue. De plus, Louis Arène choisit égale­ment de ne pas don­ner le corps de ses comédien.ne.s à voir entière­ment nu, mais sous des sous-vête­ments couleur chair (bras­sières et slips), qui devi­en­nent égale­ment le sup­port des pro­thès­es de hanch­es ou de seins qui mod­i­fie et « genre » leur sil­hou­ette. Et lorsqu’ils.elles sont « nu.e.s », nous apercevons des par­ties de leur corps « civ­il », comme le bas-ven­tre, la pro­tubérance des sex­es mas­culins, les tors­es sur lesquels deux petites pro­thès­es de seins sont col­lées aux bras­sières. Nous pou­vons égale­ment voir qu’ils.elles por­tent des genouil­lères et des coudières couleur chair, mon­trant à la fois par son arti­fice théâ­tral, la mécanique du corps à l’oeuvre, ses rouages et points de mobil­ités, tout comme ses points physiques de con­tact d’où une poten­tielle souf­france peut advenir du choc de la ren­con­tre de ce mem­bre avec le sol lorsque les corps se débat­tent et s’agitent sur scène. Louis Arène con­clut alors sur ces mots : « Il faut être au clair que c’est du faux, et c’est là que l’acte théâ­tral appa­raît. On affirme le théâtre. ‘Regardez, on est ensem­ble, c’est un faux zizi, etc…’. La con­ven­tion que c’est du faux, c’est pour ça que je fais ce méti­er. Car para­doxale­ment, ça acte des émo­tions uniques, ça se rap­porte au réel. Il faut avoir le souci du spec­ta­teur, être à égal­ité, ‘on joue ensem­ble’, on recherche la com­mu­nion ».


  1. Entre­tien avec Louis Arène mené le 24 avril 2020. ↩︎
  2. Écrit pen­dant la pandémie de Covid-19 qui a frap­pé une très large par­tie du monde, et pen­dant laque­lle le port du masque cou­vrant la par­tie basse du vis­age, à l’inverse, était recom­mandé voire oblig­a­toire, il est intéres­sant de not­er ici com­ment cela affecte nos rap­ports soci­aux de base : le sourire, la mou­vance du vis­age, la dis­tan­ci­a­tion. Para­doxale­ment à cette réflex­ion, il a mis en valeur le regard, seul « reste » du vis­age disponible à la vue lors d’un échange entre deux ou plusieurs indi­vidus. ↩︎
  3. La pièce four­mille de trucage et arti­fices théâ­traux car­toonesque, par­tic­i­pant à cette impor­tante lec­ture visuelle de la pièce. Ici, il s’agit d’un jet rougeâtre et visqueux qui jail­lit de l’entrejambe d’Irina sur le vis­age de La mère lors de l’accouchement/fausse couche. ↩︎
  4. BUTLER, Judith, Trou­ble dans le genre – Le fémin­isme
    et la sub­ver­sion de l’i­den­tité
    , [trad. de Cyn­thia Kraus], Paris, La Découverte/Poche, 2005 [1990], p.250. ↩︎
  5. Ibi­dem. ↩︎
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