Première expérience jeune public : transmutation d’un cabinet de curiosités

Théâtre
Parole d’artiste

Première expérience jeune public : transmutation d’un cabinet de curiosités

Le 23 Déc 2020
7 Merveilles, photo de répétition © CCBL'A
7 Merveilles, photo de répétition © CCBL'A
7 Merveilles, photo de répétition © CCBL'A
7 Merveilles, photo de répétition © CCBL'A

Sylvie Mar­tin-Lah­mani et Car­o­line Godart, codi­rec­tri­ces d’Alternatives théâ­trales, m’ont pro­posé de relater sur le blog de la revue ma pre­mière expéri­ence de spec­ta­cle pour le jeune pub­lic, en l’occurrence la créa­tion d’un cab­i­net de curiosités pour enfants à par­tir de ceux que j’ai conçus pour un pub­lic adulte. Cette créa­tion, qui devait avoir lieu fin novem­bre au Théâtre La mon­tagne mag­ique à Brux­elles, a été reportée. D’autres dates sont prévues au Cen­tre cul­turel de Braine‑l’Alleud début févri­er – si les théâtres rou­vrent…

Le compte ren­du de mon expéri­ence ne portera donc que sur l’amont ; l’aval vien­dra en son temps !

Pri­ma mate­ria

Ancêtre des musées, le cab­i­net de curiosités, apparu au 16e siè­cle, est sou­vent perçu comme un caphar­naüm de bizarreries hétéro­clites. Il est pour­tant un petit théâtre du monde, qui réu­nit des élé­ments de la nature (nat­u­ralia) et de la fab­ri­ca­tion humaine (arti­fi­cialia) selon un principe d’émerveillement – c’est‑à dire non seule­ment la fas­ci­na­tion pour la pièce rare, inso­lite ou pré­cieuse, l’émotion provo­quée par la sur­prise, la beauté ou l’étrangeté, mais aus­si l’é­ton­nement devant la diver­sité sin­gulière des êtres et des choses et le ques­tion­nement inci­tant à les con­naître.

Depuis bien­tôt 15 ans, je revis­ite le principe du cab­i­net de curiosités sous la forme de con­férences scéniques pour partager, à tra­vers un assem­blage per­son­nel de spéci­mens et d’objets sin­guliers, du gai savoir sur des sujets qui me tien­nent à cœur : le baroque, le monde naturel, et l’histoire de ces Wun­derkam­mern « cham­bres des mer­veilles » qui ressur­gis­sent aujourd’hui comme dis­posi­tifs de trans­ver­sal­ité entre arts et sci­ences.

Au cœur de ma démarche : val­oris­er l’émerveillement qui nous rend plus attentif.ve.s et plus attentionné.e.s à l’égard de ce avec quoi et ceux.celles avec qui nous faisons monde. Le mot « curiosité » vient d’ailleurs de cura : l’attention, le soin prodigué…

Par­mi les spectateurs.trice.s adultes aux­quels s’adressent ces cab­i­nets, il y eut quelque­fois des enfants, dont l’écoute et l’intérêt me sur­pre­naient, compte tenu de la den­sité de mon pro­pos… Dans l’échange qui s’ensuivait, ils m’en appre­naient aus­si, sur tel oiseau, tel fos­sile ou telle plante car­ni­vore ! A plusieurs repris­es, on m’a pro­posé de venir à l’école en « adap­tant » mes présen­ta­tions au jeune pub­lic. Mais je craig­nais la sim­pli­fi­ca­tion, la réduc­tion oblig­ées pour ren­dre acces­si­ble ce the­atrum mun­di qu’est le cab­i­net de curiosités, où la mul­ti­plic­ité et la diver­sité des domaines abor­dés répon­dent à la pro­fu­sion et à l’hétérogénéité des objets ; sans compter que ce qui sus­cite la curiosité chez les adultes ne repose pas néces­saire­ment sur les mêmes ressorts que chez les enfants – la sur­prise sur­gis­sant sou­vent d’un écart par rap­port à des référents partagés…

Ma réflex­ion en est restée là, jusqu’au jour où j’en ai par­lé à Sofia Betz, créa­trice de spec­ta­cles dont le jeune pub­lic est fan : du Petit Chap­er­on rouge à L’Odyssée ou à Roméo et Juli­ette, elle donne à ces his­toires anci­ennes et con­nues un souf­fle neuf et déca­pant. Elle m’a dit : « Allons voir Cali Kroo­nen, la direc­trice du Théâtre La mon­tagne mag­ique. » La ren­con­tre fut… mag­ique. D’abord, Cali a ôté mes craintes : « Ne pense pas trop ‘jeune pub­lic’, l’important est de com­mu­ni­quer aux enfants ton pro­pre émer­veille­ment, alors ils te suiv­ront et auront envie d’en savoir plus. » Ensuite, plutôt que d’envisager une petite forme pour les écoles, elle m’a pro­posé de déploy­er une grande forme dans son théâtre et d’y inviter des class­es entre 8 et 12 ans. Dans un sec­ond temps, je pour­rais envis­ager de réalis­er des cab­i­nets à l’école avec les enfants, en par­tant de leurs curiosités, recherch­es et décou­vertes. Quelle belle propo­si­tion ! Je n’en reve­nais pas d’être soutenue d’emblée dans ce pro­jet, avec une telle con­fi­ance et un tel engage­ment.

Grâce à un petit bud­get octroyé par La mon­tagne mag­ique et l’asbl Pierre de Lune (le Cen­tre scénique jeunes publics de Brux­elles dont le directeur, Chris­t­ian Machiels, a lui aus­si spon­tané­ment souscrit au pro­jet), j’ai pu com­mencer à tra­vailler. Sofia Betz — à qui j’avais demandé de met­tre en scène ce cab­i­net – m’a ouvert les portes d’autres lieux prêts à accueil­lir des représen­ta­tions et à offrir des rési­dences. J’ai décou­vert là un réseau extrême­ment dynamique et sol­idaire, habitué à jon­gler entre les plan­nings des artistes, des écoles et des salles, ain­si qu’à gér­er les nom­breuses représen­ta­tions sco­laires – car dans le jeune pub­lic, les spec­ta­cles tour­nent beau­coup, avec sou­vent 2 représen­ta­tions par jour, par­fois dans une seule mat­inée ! Rien à voir avec la dif­fu­sion, sou­vent laborieuse, des spec­ta­cles de théâtre pour adultes…

C’est ain­si qu’a démar­ré le pro­jet 7 Mer­veilles, en rési­dence à La mon­tagne mag­ique puis au Cen­tre cul­turel de Braine‑l’Alleud, entre sep­tem­bre et novem­bre. Dans les deux lieux, les con­di­tions de répéti­tion étaient idéales, et les équipes très investies mal­gré les con­traintes et les incer­ti­tudes liées au Covid. A tout prob­lème, une solu­tion à chercher, quitte à l’inventer… L’énergie créa­trice n’était pas que du côté des artistes ! Eliz De Wolf, respon­s­able de la pro­gram­ma­tion jeune pub­lic à Braine‑l’Alleud, a égale­ment œuvré active­ment pour met­tre en place un « ate­lier de curiosités » avec deux class­es de 4e pri­maire que j’accompagnerais dans la foulée des représen­ta­tions. Et mal­gré l’annulation de la créa­tion de novem­bre, nous avons pu pour­suiv­re et même pro­longer nos répéti­tions, avec l’aide des for­mi­da­ble régis­seurs du cen­tre cul­turel, prêts à relever tous les défis tech­niques qui leur étaient posés.

Spectacle Isabelle Dumont_Le cabinet des curiosités_Crocodile
7 Mer­veilles, pho­to de répéti­tion © ID

Trans­mu­ta­tion

Le titre du pro­jet, 7 Mer­veilles, ren­voie évidem­ment aux Sept Mer­veilles du monde, de la nature, etc. C’est qu’au départ, j’avais l’idée d’un cab­i­net lim­ité à 7 objets pour aller dans les écoles et inviter les enfants à se deman­der quelles seraient leurs 7 mer­veilles… Dans le con­texte théâ­tral qui m’était offert, bien d’autres curiosités se sont ajoutées, pour con­stituer un cab­i­net tou­jours cen­tré sur le gai savoir mais soutenu par un canevas fic­tion­nel, à la fois pour per­son­nalis­er ma présence en scène et fournir un fil nar­ratif au partage de con­nais­sances et d’histoires que j’allais pro­pos­er.

Tel est donc le « scé­nario » qui en a résulté : à par­tir d’une pre­mière mer­veille — une libel­lule — reçue pour ses 7 ans, la petite Isabelle développe sa curiosité et décou­vre en gran­dis­sant un cab­i­net du passé dont les mul­ti­ples mer­veilles ani­males, végé­tales, minérales (y com­pris des chimères…) ren­voient pro­gres­sive­ment au présent, s’ouvrent sur l’infiniment petit — les bac­téries — et l’infiniment grand — les galax­ies — pour l’interpeller sur le devenir de la Terre et du vivant.

Pas ques­tion pour autant de jouer à l’enfant ou de com­pos­er un per­son­nage de savante folle dans son caphar­naüm. Je tenais à con­serv­er une adresse sim­ple et directe comme pour mes cab­i­nets des­tinés aux adultes, tout en util­isant mes ressources d’actrice et les out­ils de la scène. Ceci dit, au fil du tra­vail avec Sofia Betz, un per­son­nage est apparu en guise d’amorce à ce qui était tout de même un spec­ta­cle, pas un cours de sci­ences naturelles…Transmettre des con­tenus sci­en­tifiques, his­toriques, écologiques et autres, les trans­muer pour les ren­dre com­préhen­si­bles aux enfants sans tomber dans le didac­tisme, c’était en effet un proces­sus déli­cat.

« Tante Viviane » est donc arrivée à la rescousse. C’est moi qui inter­prète cette tante curieuse de tout, dans un jeu de dédou­ble­ment qui injecte une théâ­tral­ité joyeuse au début du spec­ta­cle, et qui revient en clin d’œil à la fin. Entre les deux, je suis plutôt en mode nar­ratif pour dévoil­er le cab­i­net d’un savant ital­ien du 16e siè­cle, dont la col­lec­tion d’animaux, de plantes, de pier­res et d’instruments d’observation dit quelque chose de son temps mais aus­si du nôtre : ain­si les coraux par exem­ple, qui fig­urent dans toutes les cham­bres des mer­veilles d’autrefois en tant qu’énigmes sci­en­tifiques et joy­aux esthé­tiques aux ver­tus cura­tives, sont aujourd’hui en voie de dis­pari­tion alors qu’on les sait essen­tiels à la vie océanique. Le téle­scope et le micro­scope assurent la tran­si­tion du passé vers le présent pour ouvrir le regard sur des mer­veilles d’autres dimen­sions, au cœur des matières cel­lu­laire et stel­laire. Et puis soudain arrivent un poulpe avec ses 9 cerveaux, une lap­ine flu­o­res­cente trans­génique et un robot qui ne veut pas aller sur Mars. Trois « curiosités con­tem­po­raines » qui posent ques­tion sur l’évolution de la Terre et l’intelligence du vivant, sur le rôle des sci­ences et des tech­nolo­gies, et qui posent lit­térale­ment des ques­tions… car on entend en off la voix du poulpe, de la lap­ine et du robot qui s’interrogent sur leur devenir et m’interpellent. Le spec­ta­cle se clôt ain­si de manière onirique mais aus­si poli­tique puisque tous les êtres et objets du cab­i­net se met­tent à par­ler et à revendi­quer l’émerveillement comme néces­sité pour savoir quel monde défendre.  

Tout cela se déroule dans un dis­posi­tif scéno­graphique sim­ple de 4 tables à roulettes : celle  qui sert aux scènes du début et de la fin avec « tante Viviane », celle de la régie, et les deux autres assem­blées sur lequelles s’empilent des caiss­es de bois de récup lumineuses, munies de volets qui s’ouvrent et dévoilent au fur et à mesure les curiosités, pour ménag­er la sur­prise et renou­vel­er l’attention. C’est Fil­i­pa Car­doso, présente avec moi sur scène, qui assure ces manip­u­la­tions, en plus de la régie image et son. Fil­i­pa accom­pa­gne mes cab­i­nets de curiosités depuis le début, mais c’est la pre­mière fois que nous évolu­ons ensem­ble sur le plateau. La met­teuse en scène lui a don­né ce rôle pour que ma présen­ta­tion soit totale­ment flu­ide et que tous les « effets » du spec­ta­cle arrivent à point nom­mé, tout en étant vis­i­bles. L’idée étant de mon­tr­er la théâ­tral­ité « arti­sanale » mise en œuvre pour créer la magie du cab­i­net – allumer un pro­jecteur sur le croc­o­dile quand il arrive, fab­ri­quer des bulles de savon géantes quand il est ques­tion d’iridescence, amen­er une télévi­sion pour lancer une vidéo sur le per­ro­quet chanteur, envahir peu à peu le cab­i­net de plantes…  Cette par­ti­tion de déplace­ments et d’actions muettes qua­si choré­graphiée main­tient ain­si l’espace scénique en mou­ve­ment – un espace épuré qui se rem­plit jusqu’au foi­son­nement.

Cette option de mise en scène – que je n’avais jamais expéri­men­tée dans mes cab­i­nets précé­dents où c’était moi qui manip­u­lais les pièces présen­tées sans effets par­ti­c­uliers, sauf adjonc­tion éventuelle d’image ou de musique – m’a d’abord désta­bil­isée, mais elle s’est révélée très per­ti­nente et m’a per­mis de me con­cen­tr­er sur mon texte et son inter­pré­ta­tion. Car j’ai mis du temps à trans­former ce que je racon­tais depuis tant d’années aux adultes en un dis­cours acces­si­ble aux plus jeunes sans renon­cer à la com­plex­ité des sujets abor­dés, tout en cher­chant un ton juste, naturel, spon­tané, capa­ble aus­si de vari­er de rythme et de tonal­ité… Les ambiances musi­cales m’y ont aidée, et Lio Van­cauwen­berghe, qui com­pose les musiques de tous les spec­ta­cles de Sofia Betz, a su créer des nappes sonores assez dis­crètes pour ne pas cou­vrir ma parole et assez présentes pour mod­i­fi­er l’atmosphère d’une séquence à l’autre.  

Reste à voir main­tenant si cette alchimie de trans­mu­ta­tion théâ­trale sera opérante… Durant les péri­odes de rési­dence, aucune per­son­ne extérieure n’était autorisée à assis­ter aux répéti­tions. Nous n’avons donc encore eu aucune réac­tion d’enfants à nos 7 Mer­veilles… Je suis très curieuse d’en recevoir !

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Isabelle Dumont
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Écrit par Isabelle Dumont
Actrice, créatrice de spec­ta­cles et de conférences scéniques, chercheuse curieuse, Isabelle Dumont a été interprète notam­ment des spec­ta­cles...Plus d'info
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