Produire en collectif. Enjeux et méthodes en construction.

Théâtre
Portrait

Produire en collectif. Enjeux et méthodes en construction.

Le 30 Nov 2020
Collectif Greta Koetz, Nicolas Payet, Marie Alié, Sami Dubot, Léa Romagny et Antoine Herbulot. Photo prise par Thomas Dubot en juin 2020 à Salayrac.
Collectif Greta Koetz, Nicolas Payet, Marie Alié, Sami Dubot, Léa Romagny et Antoine Herbulot. Photo prise par Thomas Dubot en juin 2020 à Salayrac.
Collectif Greta Koetz, Nicolas Payet, Marie Alié, Sami Dubot, Léa Romagny et Antoine Herbulot. Photo prise par Thomas Dubot en juin 2020 à Salayrac.
Collectif Greta Koetz, Nicolas Payet, Marie Alié, Sami Dubot, Léa Romagny et Antoine Herbulot. Photo prise par Thomas Dubot en juin 2020 à Salayrac.

Marthe et Gre­ta Koetz. Deux col­lec­tifs de part et d’autre de la fron­tière fran­co-belge. Deux par­cours de jeunes acteur·ice·s sorti·e·s d’écoles d’art dra­ma­tique il y a quelques années (École de la Comédie de Saint-Eti­enne et ESACT à Liège). Deux noms fic­tifs : une fig­ure tutélaire de sor­cière, per­son­nage cen­tral de leur pre­mière créa­tion a inspiré le sien au col­lec­tif Marthe, quand Gre­ta Koetz est une pure inven­tion nour­rie des légen­des de chacun·e.

Qu’est-ce qui est à l’œuvre dans leur démarche ? Qui porte quel pro­jet et com­ment ?

Alors que la direc­tion artis­tique de com­pag­nie est sou­vent assurée aujourd’hui par un·e metteur·euse en scène en lien avec un·e administrateur·rice, les col­lec­tifs se don­nent l’objectif de partager ce rôle à plusieurs. La méthodolo­gie de tra­vail y est donc une ques­tion per­ma­nente. Non seule­ment pour créer ensem­ble et écrire au plateau, mais aus­si dans la manière de gér­er les affaires courantes, de com­mu­ni­quer en interne, de se présen­ter à la pro­fes­sion et de pro­duire ensem­ble. Ce sont ces derniers aspects qui m’intéressent plus par­ti­c­ulière­ment à la place que j’occupe, dans le cadre de l’accompagnement en pro­duc­tion, struc­tura­tion et dif­fu­sion que nous pro­posons avec Prémiss­es* , et à celui que je mène en par­al­lèle avec d’autres com­pag­nies. Nom­bre d’articles ont été rédigés au sujet des écri­t­ures de plateau, et de la recherche artis­tique des col­lec­tifs* . Il s’agit ici de pro­pos­er un autre point de vue, une réflex­ion située en fonc­tion de mon expéri­ence pro­fes­sion­nelle. Je col­la­bore avec le col­lec­tif Marthe* depuis plus d’un an et demie, nous avons créé ensem­ble leur asso­ci­a­tion et je les suis à l’administration de leur com­pag­nie à l’issue de leurs trois années au sein de Prémiss­es. La ren­con­tre avec le col­lec­tif Gre­ta Koetz* , lauréat·e·s belges 2020 de Prémiss­es, est plus récente et la col­lab­o­ra­tion se fera dif­férem­ment puisqu’iels ont main­tenant leur pro­pre struc­ture et admin­is­tra­trice. En côtoy­ant les un·e·s comme les autres, je con­state que cette forme par­ti­c­ulière de tra­vail avec elleux inter­roge les enjeux de développe­ment des com­pag­nies et les tem­po­ral­ités de pro­duc­tion, tout en bous­cu­lant joyeuse­ment les notions d’ego, d’image et les proces­sus déci­sion­nels habituels.

• Pourquoi le col­lec­tif ? De la vig­i­lance face aux automa­tismes.

Si le milieu théâ­tral en a un peu l’habitude, se réu­nir en col­lec­tif n’est pas si anodin, à une époque où chacun·e aurait ten­dance à se vouloir plus indépendant·e qu’interdépendant·e, à con­sid­ér­er que le sum­mum de l’engagement se situe dans des impérat­ifs indi­vidu­els (con­som­mer moins de viande, acheter bio), voire à rêver d’autosuffisance.

Il est presque devenu un lieu com­mun de proclamer les lim­ites de ces organ­i­sa­tions égal­i­taires, sous pré­texte qu’on fini­rait tou­jours par voir une forte tête sor­tir du lot et emmen­er le groupe der­rière elle. Cela traduit une cer­taine réal­ité : il n’est pas sim­ple de tra­vailler réelle­ment ensem­ble, de se soumet­tre au con­trôle des autres pour chaque déci­sion, de trou­ver un ter­rain d’entente à plusieurs et de tenir cette posi­tion com­mune sur la durée. Le risque du déséquili­bre est con­stant et chacun·e reste donc vigilant·e à ce que la petite voix de l’orgueil per­son­nel ne débor­de pas la recherche col­lec­tive. (« On essaie de met­tre de côté les enjeux égo­tiques, de dépis­ter les sys­té­ma­tismes des rap­ports de force et automa­tismes de genre », dis­ent les mem­bres du col­lec­tif Gre­ta Koetz cf. entre­tien réal­isé par Alter­na­tives théâ­trales en jan­vi­er 2020* ).

Collectif Marthe : Aurélia Lüscher, Guillaume Cayet, Marie-Ange Gagnaux, Clara Bonnet, Maybie Vareilles, Itto Mehdaoui et le chien Mousse. Photo prise par Matthieu Aron en août 2019 à Paris.
Col­lec­tif Marthe : Aurélia Lüsch­er, Guil­laume Cayet, Marie-Ange Gag­naux, Clara Bon­net, May­bie Vareilles, Itto Mehdaoui et le chien Mousse. Pho­to prise par Matthieu Aron en août 2019 à Paris.

Con­traire­ment à ce qu’une con­cep­tion naïve pour­rait laiss­er croire, il n’y a là rien de naturel ni d’évident. Ce sont affaires de méthodolo­gie, d’expérience et d’attentions respec­tives. Cette vig­i­lance à l’œuvre a des simil­i­tudes avec celle qu’on s’applique à soi-même quand on fait l’effort, par exem­ple, de démas­quer les clichés sex­istes et racistes où ils se nichent. Il s’agit dans les deux cas de faire un pas de côté par rap­port à une idéolo­gie dom­i­nante dans laque­lle nous baignons tou·te·s, qu’on le veuille ou non. Une idéolo­gie qui tendrait notam­ment à nous faire croire que réus­sir c’est con­cur­rencer, monop­o­lis­er, accu­muler du prof­it, et que nous sommes avant tout des indi­vidus con­som­ma­teurs. Chez Gre­ta Koetz comme chez Marthe, il y a une volon­té assumée de tra­vailler à un mod­èle dif­férent, même à très petite échelle, d’expérimenter d’autres rap­ports (« cha­cune s’essayant à toutes les posi­tions à tour de rôle, sans hiérar­chie aucune » a l’habitude d’écrire le col­lec­tif Marthe dans ses textes de présen­ta­tion).

Ce qu’iels pro­posent au pub­lic, par déf­i­ni­tion, n’est pas l’expression de la sen­si­bil­ité d’un·e seul·e. Mais une con­struc­tion plurielle avec un axe cri­tique sur une thé­ma­tique actuelle, sou­vent adossée aux lec­tures qui ont nour­ri des débats féconds au sein du col­lec­tif. Sylvia Fed­eri­ci, Elsa Dor­lin chez Marthe, Jacques Ran­cière, Max Weber chez Gre­ta – entre autres pen­sées fon­da­tri­ces pour elleux. Et dans le geste qui donne chair à ces pen­sées, il y a ce pré­sup­posé fon­da­men­tal : la dis­cus­sion, la mul­ti­plic­ité voire les oppo­si­tions de points de vue, sont définies comme procédés priv­ilégiés pour “fab­ri­quer² du théâtre. C’est croire qu’ensemble on est plus solides. La force d’une déci­sion prise à plusieurs est plus longue à venir mais, une fois émergée et validée, il y a un groupe pour la défendre. Ces bases de tra­vail ont leur effet au plateau pen­dant la créa­tion, mais aus­si au quo­ti­di­en dans la manière de gér­er les activ­ités et d’interagir avec l’extérieur.

• Administrateur·rice et artistes en col­lec­tif

A chaque stade du par­cours des com­pag­nies se man­i­fes­tent des enjeux spé­ci­fiques à affron­ter. Le tra­vail de pro­duc­tion auprès de différent·e·s artistes con­duit à dévelop­per une vision trans­ver­sale à cet endroit. Quand des com­pag­nies déjà bien ancrées dans le paysage théâ­tral se préoc­cu­pent, par exem­ple, d’assoir un fonc­tion­nement effi­cace à plusieurs collaborateur·rice·s en pro­duc­tion et admin­is­tra­tion, voire de for­muler un pro­jet de direc­tion de théâtre, les jeunes com­pag­nies ont avant tout à affer­mir­le désir de se pro­jeter à plus longue échéance que lesseuls pre­miers pro­jets de créa­tion. « C’est un peu plus “long-ter­mis­te² », dis­ait Gre­ta Koetz à pro­pos de l’idée de tra­vailler un jour avec un·e adminitrateur·rice ; et de con­clure : « L’essentiel dans l’immédiat, c’est les spec­ta­cles qu’on veut créer »* . En effet, la place et le rôle de l’administrateur·rice sont intime­ment liés à l’élaboration de cette vision de long terme, au-delà des urgences et néces­sités du moment. Elle va de pair avec la con­science que les jeunes artistes sont amené·e·s en chemin à ren­con­tr­er des impérat­ifs mul­ti­ples : affirmer une ligne claire, se faire iden­ti­fi­er dans le réseau, con­solid­er et diver­si­fi­er des parte­nar­i­ats avec dif­férentes struc­tures cul­turelles (théâtres et autres lieux cul­turels, tutelles insti­tu­tion­nelles, etc.), penser les liens avec des publics locaux en pro­posant des ate­liers et actions cul­turelles. Par ailleurs, iels ren­con­trent par­fois des défis plus insi­dieux, comme celui de par­venir à con­stru­ire des fon­da­tions capa­bles de dépass­er les effets de mode. Car il arrive que se con­stitue autour des jeunes col­lec­tifs une sorte de “bulle spécu­la­tive², où toute l’attention des professionnel·e·s se focalise jusqu’à une cer­taine forme d’emballement. Quand ce phénomène se pro­duit, c’est évidem­ment une chance inouïe pour les jeunes artistes. Mais pour béné­fici­er de ses effetssur la durée, on doit d’abord sta­bilis­er la démarche artis­tique et la struc­tura­tion pro­fes­sion­nelle de la com­pag­nie. Certain·e·s parte­naires sont conscient·e·s de cet enjeu et con­nais­sent l’importance d’accompagner le geste de jeunes créateur·rice·s sur plusieurs années, mais ce n’est pas tou­jours le cas.

Cet exer­ci­ce de lucid­ité et les straté­gies cor­re­spon­dantes s’élaborent en dia­logue rap­proché entre artistes et administrateur·rice de pro­duc­tion. Il s’agit de met­tre en place un espace de parole et d’invention spé­ci­fique entre ces deux pôles, en par­al­lèle de la créa­tion des spec­ta­cles. Pour assur­er des pro­duc­tions et un développe­ment solides, il faut en effet adapter à chaque pro­jet les moyens mis en œuvre, les parte­nar­i­ats recher­chés, les dis­posi­tifs dans lesquels s’inscrire pour respecter la logique de chaque com­pag­nie. Ce n’est pas tou­jours sim­ple, car le temps con­sacré aux affaires quo­ti­di­ennes et à la coor­di­na­tion des infor­ma­tions entre tou·te·s est par­fois envahissant. Et il a pu arriv­er dans le tra­vail en col­lec­tif que je me sente para­doxale­ment seule face à ces objec­tifs et démarch­es de pro­duc­tion. Le recul m’a fait com­pren­dre que c’était en par­tie ma mis­sion de pouss­er au dia­logue sur ces points. A par­tir de là, j’ai pu observ­er que les proces­sus de tra­vail évolu­aient con­tin­uelle­ment avec les équipes.

Il est vrai que les mem­bres d’un col­lec­tif n’ont pas tou·te·s le même rap­port à ces prob­lé­ma­tiques. Certain·e·s n’y ont jamais été confronté·e·s, d’autres y sont déjà plus habitué·e·s. Cette plu­ral­ité de points de vue, si elle com­plex­i­fie le dialogue,s’avère par­foistrès sal­va­trice. Le con­tre­point qu’elle offre à chaque nou­velle dis­cus­sion, la mémoire qui se tisse col­lec­tive­ment des procédés fonc­tion­nels ou non, et l’expérience de chacun·e dans d’autres pro­jets peu­vent per­me­t­tre d’arriver pro­gres­sive­ment à abor­der plus sere­ine­ment la ques­tion de la respon­s­abil­ité vis-à-vis de la com­pag­nie. Car celle-ci se pose de manière par­ti­c­ulière­ment aigue en col­lec­tif. Et avant qu’elle soit traitée, il s’agit d’abord de la sig­naler et de rester vigilant·e·s à ce qu’elle ne soit pas per­due de vue. A ma posi­tion, je pour­rais en effet con­sid­ér­er que je défends les créa­tions de col­lec­tifs unique­ment parce que j’aime leur démarche artis­tique, que pour cela j’accepte de porter davan­tage de respon­s­abil­ités et de subir une forme de soli­tude déci­sion­nelle qui n’existe pas en com­pag­nie à une tête où le dia­logue est per­ma­nent. Mais cela ne me sem­ble pas en accord avec la logique du col­lec­tif, ni même intéres­sant. C’est juste­ment à l’endroit de la gou­ver­nance que s’expérimentent des méth­odes et out­ils nova­teurs et por­teurs, même à plus grande échelle que la sim­ple com­pag­nie.

• Qui sont Marthe et Gre­ta ? Qu’est-ce que diriger une com­pag­nie à plusieurs ?

Il n’y a pas de réponse uni­voque à cette dernière ques­tion. Chacun·e développe sa pro­pre con­cep­tion des inter­ac­tions et des sys­tèmes de délé­ga­tion. Chez Gre­ta Koetz, il arrive que le groupe s’en remette à un·e seul·e mem­bre, alors désigné·e comme “porteur·euse de pro­jet². Mais cela ne va jamais sans entour­er toute affir­ma­tion publique de cette déci­sion de périphrases, visant à pré­cis­er qu’il n’y a pas là “prise de pou­voir² mar­quante ni durable. Chez Marthe, on reste sur un proces­sus col­lé­gial, avec comme défi per­ma­nent de con­stru­ire une manière d’être por­teuse col­lec­tive de pro­jet, au-delà du rôle fon­da­teur de la comé­di­enne-autrice-met­teuse en scène qui écrit au plateau avec les autres. Il s’agit pour chacun·e de se sen­tir respon­s­able des éner­gies mis­es en œuvre pour une pro­duc­tion, de la via­bil­ité du tra­vail mené et de sa péren­nité. Chaque créa­tion mobilise en effet une équipe con­séquente (nom­bre de per­son­nes au plateau, régisseur·euse·s, créateur·rice·s son, lumière, scéno­gra­phie, regards extérieur, dra­maturges éventuel·le·s). Elle sol­licite leur temps, leur envie, leur imag­i­na­tion, audelà même de la ques­tion des salaires investis. Et on se doit donc d’offrir au pro­duit de ces engage­ments une vis­i­bil­ité aus­si belle et large que pos­si­ble, ce qui néces­site pour chacun·e de s’en laiss­er la pos­si­bil­ité et donc de pri­oris­er par moment ce pro­jet vis-à-vis d’autres. Cette néces­sité de porter son regard à longue échéance, de penser en tant qu’“employeur·euse” et de pren­dre garde à ce que les forces ne se dis­persent pas, ne vient pas tou­jours d’elle-même. C’est une con­cep­tion qui se forge au fur et à mesure, tout comme le réflexe de penser ensem­ble les choix qui seront les bons pour la com­pag­nie. Pour avancer, nous devons donc faire l’effort de for­muler sans cesse nos ques­tion­nements, de pren­dre ce temps-là, au-delà des urgences. C’est un besoin qui con­cerne toute com­pag­nie, mais dans un col­lec­tif il devient rapi­de­ment cri­ant.

Là encore, l’une des grandes forces du col­lec­tif dans la réso­lu­tion de ce type de prob­lème réside dans sa capac­ité d’évolution, cette impos­si­bil­ité pour chacun·e de rester fixe sur ses posi­tions. En effet, chaque déci­sion étant soumise à la val­i­da­tion des autres, c’est sou­vent à l’intersection de toutes qu’on trou­ve une réponse juste. Dans un rap­port hiérar­chique clair, faire valid­er une déci­sion sig­ni­fie la soumet­tre à un·e supérieur·e qui aura le dernier mot. Cela n’a évidem­ment pas la même valeur en col­lec­tif. Toute val­i­da­tion décharge en par­tie du poids de pren­dre une déci­sion seul·e, à con­di­tion d’accepter que l’issue d’une dis­cus­sion ne soit peut-être pas celle voulue au départ, tout en restant investi·e dans l’échange. Chacun·e est donc confronté·e à la néces­sité d’allier détache­ment indi­vidu­el et respon­s­abil­i­sa­tion per­son­nelle dans cette dynamique de groupe.

Pour favoris­er ces cir­con­stances, on met en place des march­es à suiv­re, avec des fonc­tions spé­ci­fiques par per­son­ne, qui peu­vent être tour­nantes. Thomas, Itto, qui ont joué dans tel spec­ta­cle, vont assumer le rôle de regard extérieur ou de metteur·se en scène pour tel autre. Clara, Marie-Ange, s’alterneront à la coor­di­na­tion auprès des autres des sujets liés à la pro­duc­tion que nous traitons ensem­ble. Aurélia tra­vaillera plus spé­ci­fique­ment avec moi sur la dif­fu­sion. Et nous organ­isons des réu­nions régulières pour “accorder nos dia­pa­son­s², observ­er nos méth­odes de tra­vail afin de les amélior­er et d’apprendre de nos erreurs.

La ques­tion de la flu­id­ité des échanges se pose égale­ment vis-à-vis des professionnel·le·s du milieu théâ­tral. Car nos activ­ités reposent beau­coup sur des rela­tions humaines entre directeur·rice·s de struc­tures et com­pag­nies. Et pour un·e programmateur·rice, le col­lec­tif n’offre pas d’emblée un·e interlocuteur·rice claire avec qui tiss­er une ami­tié pro­fes­sion­nelle ou dis­cuter de théâtre. Il peut paraître assez sur­prenant, en effet, de se trou­ver face à un groupe qui tente de ne pas laiss­er la voix d’un·e seul·e débor­der celle des autres avant toute déci­sion col­lec­tive. Le col­lec­tif Marthe, en par­ti­c­uli­er, fait très atten­tion à cet aspect.

Certain·e·s programmateur·rice·s peu­vent être légère­ment troublé·e·s. Iels pensent : jeune col­lec­tif, esprit fron­deur et impros qui “décoif­f­ent”. Ils ne s’attendent pas à devoir patien­ter jusqu’à la prochaine con­sul­ta­tion com­mune avant d’obtenir une réponse. Cela impose une cer­taine dis­tance vis-à-vis de tout affect et tisse des formes de rap­ports humains peu com­muns aujourd’hui. Pour les com­pren­dre, il faut avoir en tête l’intégrité que chacun·e essaie de s’appliquer à lui/elle-même pour ne pas plac­er les autres devant un fait accom­pli. Mais cela n’est pas tou­jours lis­i­ble de prime abord. Et nous auri­ons cer­taine­ment intérêt à l’affirmer, voire à l’expliquer davan­tage à l’amorce de toute ren­con­tre. En tout cas, cette forme de com­mu­ni­ca­tion un peu diver­gente a le mérite de soulever une nou­velle inter­ro­ga­tion : si ces proces­sus col­lé­giaux fai­saient loi, y com­pris dans les gestes de pro­gram­ma­tion – après tout, il s’agit bien dans nos secteurs de redis­tribuer de l’argent pub­lic – si nous y étions tou·te·s habitué·e·s, ces réac­tions seraient-elles les mêmes ?

• Cela mérite qu’on s’y arrête. Quelle tem­po­ral­ité pour quels choix ?

La démarche col­lec­tive me sem­ble donc inter­roger ce que veut dire aujourd’hui trac­er et défendre des par­cours de créateur·rice·s, tout comme les tem­po­ral­ités dans lesquelles nous évolu­ons. Il s’agit à chaque instant d’inventer des méth­odes d’action et de réflex­ion col­lec­tive plus effi­cientes, pour avancer dans la con­struc­tion de la jeune com­pag­nie et de son développe­ment. Ce n’est jamais don­né et ce qui se trame ici n’est qu’un état de la réflex­ion, bien sûr voué à être dépassé. Quoi qu’il en soit, le fonc­tion­nement col­lec­tif se per­met une lib­erté qui me sem­ble essen­tielle, même à plus large échelle pour nous tou·te·s sociale­ment : pren­dre le temps de la réflex­ion avant d’exécuter, penser pour mieux agir à plusieurs. Trois mois de créa­tion pour Tiens ta garde (dernier spec­ta­cle du col­lec­tif Marthe), deux mois et demie pour L’Evangile de Camaret (créa­tion à venir du col­lec­tif Gre­ta Koetz). « Le plateau est un out­il com­mun où nos recherch­es s’élaborent, dans une tem­po­ral­ité longue, avec ce que la créa­tion implique d’achoppements, de ful­gu­rances, de piétine­ments et de joie », affirme le col­lec­tif Marthe. On ne revient pas sur l’écriture de plateau et le temps qu’elle néces­site. Cela se situe hors des cadres courants et les moyens néces­saires en pro­duc­tion sont con­séquents. Si le résul­tat est joyeux, le proces­sus n’est pas de tout repos, car il déplace bon nom­bre de cer­ti­tudes (« Ce n’est pas reposant, ça remet en ques­tion nos manières d’agir » dit le col­lec­tif Gre­ta Koetz ). Mais, à la marge de la créa­tion, il fait émerg­er une pos­si­bil­ité : s’arrêter et pos­er claire­ment chaque sujet de réflex­ion à plusieurs. Le con­texte d’urgence san­i­taire actuel nous met par­ti­c­ulière­ment à l’épreuve sur ce point. Avec le col­lec­tif Marthe, par exem­ple, nous avons dû reporter à cet automne les dates du spec­ta­cle Tiens ta garde prévues au print­emps dernier. Récem­ment, les théâtres nous ont pro­posé d’adapter les horaires de ces mêmes­représen­ta­tions au cou­vre-feu, ce qui nous a paru à tou·te·s une des meilleures solu­tions pour pou­voir enfin présen­ter le spec­ta­cle. Depuis quelques semaines, nous devons à nou­veau reporter ces dates à cause de l’annonce de recon­fine­ment. Cette tem­po­ral­ité à très courte échéance nous pèse, elle nous pèse col­lec­tive­ment, même au-delà des Marthes ou de Gre­ta Koetz. Que se passerait-il si on soumet­tait la sit­u­a­tion à exa­m­en col­lec­tif, com­pag­nies et théâtres ensem­ble ? Déciderait-on ain­si de tiss­er et défaire sans cesse cette infinie toile de Péné­lope ? Nos éner­gies pour­raient peut-être servir un autre pro­jet col­lec­tif dans ce temps par­ti­c­uli­er où le virus remet en cause nos pra­tiques. Et à plus large échelle : que se passerait-il si les entre­pris­es, si les fonds publics, les prob­lé­ma­tiques sociales, poli­tiques et envi­ron­nemen­tales étaient gérées col­lec­tive­ment ? Aurait-on choisi d’attribuer des mil­liards de crédit d’impôts aux sociétés qui main­ti­en­nent le verse­ment de div­i­den­des tout en licen­ciant mas­sive­ment ? de con­tin­uer à inve­stir dans les éner­gies fos­siles ? Aurait-on validé la sup­pres­sion con­tin­uelle des postes et des moyens dans les hôpi­taux publics depuis plus de dix ans ? Les ques­tions restent ouvertes. La pos­si­bil­ité du col­lec­tif ne va pas d’elle-même. Elle implique de définir des méth­odes de tra­vail et d’interactions aux­quelles rien ne nous pré­pare. Mais c’est une expéri­men­ta­tion qui vaut d’être menée. Aujourd’hui plus que jamais, alors que nous sommes fragmenté·e·s par le con­fine­ment, le partage de nos expéri­ences du col­lec­tif appa­raît cru­cial. Car il y a fort à pari­er qu’une fois les out­ils néces­saires mis en place, l’issue des débats y est plus démoc­ra­tique.

Théâtre
Greta Koetz
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Collectif Marthe
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Florence Verney
Après une classe préparatoire littéraire et un Master en Arts de la scène à l’Ecole...Plus d'info
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