“Un masque ou une marionnette, c’est comme un kayak”, seconde conversation entre Michel Laubu et Brigitte Prost.

Entretien
Théâtre
Marionnettes

“Un masque ou une marionnette, c’est comme un kayak”, seconde conversation entre Michel Laubu et Brigitte Prost.

Le 18 Mai 2020
Une cArMen en Turakie © Romain Etienne.
Une cArMen en Turakie © Romain Etienne.

La semaine dernière nous avons pub­lié un pre­mier entre­tien suivi d’un Apo­logue du Maître de la Turaquie. Voici une sec­onde con­ver­sa­tion entre Michel Laubu et Brigitte Prost.

On vous pro­pose de con­tin­uer à avancer masqués avec trois textes qui font écho aux Enjeux du masque sur la scène con­tem­po­raine.

Michel Laubu : Les objets étaient là. Moi, au départ, je suis plutôt bricoleur. Je m’ennuyais au lycée. Je brico­lais des choses et j’ai mon­té un pre­mier spec­ta­cle que j’ai joué en jeune pub­lic, dans les écoles. J’avais dix-sept ans. Et en fin de compte, je n’ai jamais fait du théâtre autrement, qu’avec de vieux bouts de trucs et cette poésie de bricol­er. Tout part de là.

Brigitte Prost : Com­ment le masque est-il apparu dans vos créa­tions ?

M. L. : J’ai beau­coup de mal à avoir du recul sur ma pra­tique du masque. D’autant plus que je ne fais pas vrai­ment la dif­férence entre le masque et les mar­i­on­nettes, les formes ani­mées. Il y a un terme que j’aime bien qui vient des pays du Nord, de l’Allemagne, c’est « le théâtre de Fig­ur ». C’est intéres­sant… : c’est un objet sur lequel on s’appuie, avec lequel on peut avancer. Cela a été ma manière à moi d’approcher le théâtre.

B. P. : Avez-vous eu l’occasion de jouer avec des acteurs issus de d’autres univers que celui du théâtre d’objet ?

M. L. : On m’a par­fois fait des propo­si­tions, soit de jouer pour un court-métrage, soit de par­ticiper à un spec­ta­cle — ce fut le cas notam­ment avec Jacques Nichet (pour un duo très alléchant avec le clown Gacon Bonaven­ture). Et j’ai tou­jours trou­vé ces propo­si­tions tout à fait incon­grues, car je ne sais pas faire autre chose que ce que je fais, du Turak, c’est-à-dire de l’arnaque archéologique. Moi, je suis comme un char­la­tan qui présente des objets, qui essaie de faire par­ler des objets. C’est comme si je me cachais der­rière un arbre et par­lais de l’arbre — c’est une blague avec mon chien. Quand j’étais petit, je fai­sais déjà cela : je me cachais der­rière un arbre dans la pénom­bre ; je fai­sais des voix et ma chi­enne était très inquiète…

B. P. : Com­ment définiriez-vous cette illu­sion ou « arnaque » qui est au cœur de votre pra­tique ?

M. L. : J’ai l’impression d’être entré dans la cour du théâtre par effrac­tion. Quand j’étais au col­lège et au Lycée, avec un sty­lo et un élas­tique, je fab­ri­quais un hydroglis­seur — ce qui me valait des heures de colles. Main­tenant, c’est mon méti­er de racon­ter des his­toires… J’aime bien cette image d’effraction, d’arnaque de char­la­tan : c’est un peu cela que nous faisons. Nous essayons de faire rêver à quelque chose. Nous ne ven­dons rien. Du temps. Voilà. La ques­tion de ma place dans la société est impor­tante pour moi. Qu’est-ce que j’échange ? Qu’est-ce que je mets dans la bal­ance.

B. P. : Quand avez-vous souhaité « essay­er de faire rêver à quelque chose » ?

M. L. : La pre­mière fois que je me suis vrai­ment posé la ques­tion de faire un spec­ta­cle et de jouer, c’est quand il y a eu des inon­da­tions en Moselle dans les années 1980 — Je vivais à Creutzwald. Les gens allaient se réfugi­er dans les gym­nas­es, dans des vil­lages. Je me suis alors dit que c’était là-bas qu’il fal­lait aller, racon­ter des his­toires avec un bateau, avec une bar­que. Que c’était le plus impor­tant, le plus pré­cieux. J’avais dix-sept ans.

B. P. : C’était une rêver­ie, mais éprou­vé comme une néces­sité…

M. L. : À un moment, j’ai fail­li chang­er de méti­er. La pre­mière fois que nous avons joué à Paris sur une longue péri­ode, au Théâtre de la Cité inter­na­tionale, avec Deux Pier­res, 2 PI R en 1999, sur cinq semaines. La pre­mière semaine était celle des invi­ta­tions, des pro­fes­sion­nels. Je ne com­pre­nais pas ce que cette moitié de salle fai­sait là, à nous applaudir à la fin du bout des doigts, tan­dis que der­rière nous avions un pub­lic heureux. Heureuse­ment un mois plus tard, nous par­tions au Laos dans les petits vil­lages de mon­tagne. On arrivait sur le lieu de vie des gens, on pous­sait un peu ce qu’il y a sur la table. On posait deux objets et on essayait de racon­ter une his­toire. Autre épisode : alors que nous par­tions en rési­dence en Indonésie, en 2006, quinze jours avant notre départ, un grand trem­ble­ment de terre se pro­duit à Java : le min­istère des Affaires étrangères nous demande ce que nous souhaitons faire, la plu­part des lieux où nous devions aller étant sin­istrés. Notre réponse fut que, pré­cisé­ment pour cette rai­son, nous souhaitions y aller pour être utiles sur place. C’est ain­si que nous avons tra­vail­lé sur place avec des O.N.G. : nous avons été accueil­lis de façon incroy­able. Des gens qui n’avaient plus de mai­son, avaient bricolé un petit four pour nous faire des gâteaux avec quelques briques. Nous avons joué notre spec­ta­cle sur les décom­bres, mais des gens ont décoré l’espace dans lequel nous allions jouer en faisant des sortes d’origami avec des feuilles de cocotiers. C’était désar­mant de gen­til­lesse et de générosité. Ils n’avaient plus rien, mais trou­vaient encore le moyen de nous offrir quelque chose…

B. P. : Vous retrou­viez une nou­velle fois l’essence du théâtre d’objets, de mar­i­on­nettes, du théâtre de Fig­ur…

M. L. : Oui.  Faire marcher un bout de pain ; pren­dre une planche avec deux trous et racon­ter ce que l’on voit à tra­vers ces deux trous. L’on crée sim­ple­ment un autre endroit, d’où regarder le monde, à tra­vers les trous d’une planche, au reflet d’une lampe de poche, dont on mon­tre com­ment elle peut racon­ter ce qu’elle éclaire, ce qu’elle voit.

B. P. : Et le masque ?

M. L. : Un masque ou une mar­i­on­nette, c’est comme un kayak : c’est se gliss­er dans un kayak, regarder tout un paysage, d’un autre endroit. Je me suis amusé à faire du kayak à Lyon. C’est très drôle, on regarde la ville com­plète­ment autrement. On est en décalage ryth­mique­ment, mais on a un autre point de vue, physique­ment. On ne tra­verse pas. On se laisse emporter. Le kayak, ce n’est pas un véhicule qu’on actionne. Je fais du kayak d’eau vive. On ne pagaie pas pour avancer, mais pour se main­tenir à la sur­face. C’est le courant qui nous emmène. On tra­verse la ville, des paysages, la vie.

B. P. : Vous entrez déjà en Turakie…

M. L. : La Turakie a à voir avec le masque et la mar­i­on­nette. On est un ailleurs, on est un autre, on est un étranger, un étrange. Et ce qu’on va vous racon­ter est étrange, par la manière dont on vous pro­pose de regarder le monde. Ce décalage m’intéresse vrai­ment. Ce décalage du théâtre avec la réal­ité m’intéresse. C’est comme un papi­er calque. Il nous per­met de décaler le quo­ti­di­en, de le décal­quer en décalant le papi­er calque : la poésie existe dans cet espace-là et dans le détourne­ment de l’objet…

B. P. : Avez-vous aus­si une manière détournée d’utiliser le masque ?

M. L. : Quand nous util­isons le masque, nous l’utilisons sur le crâne plutôt, à la fois parce que cela donne con­crète­ment une autre sil­hou­ette, mais aus­si parce que c’est une Fig­ur, c’est une sculp­ture qu’on promène au milieu des gens. On ne se masque pas le vis­age. Je n’y pense jamais. On joue du masque posé sur une épaule. L’acteur qui le porte, voit par en dessous, quelque fois par la bouche… Cela dépend de l’objet : nous nous lais­sons vrai­ment guidé par les objets. Quand on fab­rique un masque, on fab­rique un objet et ensuite l’on voit, où on va le met­tre.

B. P. : Ce n’est jamais arrivé que le masque soit sur la face du vis­age ?

M. L. : Non, je ne crois pas. Pour Incer­tain Mon­sieur Tok­bar, il y en a un qui est ouvert au niveau des ailettes du nez. Il y a deux petits trous pour voir un petit peu. J’ai tra­vail­lé aus­si le théâtre Nô… Le masque dans le Théâtre Nô est posé sur le vis­age avec des tout petits trous. Il n’englobe pas. Ce n’est pas une sec­onde peau. Il faut peut-être que nous essayions cela dans le prochain spec­ta­cle, une planche avec deux trous ! Je trou­vais cela très beau, ce masque du Nô (beau­coup trop petit d’ailleurs pour le vis­age), posé et avec de tout petits trous, une aide à la sub­jec­tiv­ité, pour pos­er un regard très pré­cis…

B. P. : …et en même temps qui impliquent un cer­tain état de corps : la petitesse des ori­fices crée une dif­fi­culté à voir et à se déplac­er, d’où la lenteur des avancées de l’acteur du Théâtre Nô. Dans les années 1960, vous avez eu la chance de faire cette école de la mise en scène pro­posée par le Fes­ti­val de Nan­cy, notam­ment avec Euge­nio Bar­ba. Vous avez eu à ce moment votre pre­mier con­tact avec le masque ?

M. L. : Il y a eu, via l’ISTA (l’École d’Eugenio Bar­ba) une ini­ti­a­tion au masque Nô à Nan­cy, mais aus­si au Topeng de Bali.

B. P. : Le port de ces masques indui­sait des états de corps spé­ci­fiques ?

M. L. : Oui, il s’agissait d’utiliser son corps comme un objet, de le trans­former. On tra­ver­sait l’espace sur le Topeng, le Nô et le Kathakali… Avec ces théâtres de masques, aug­men­tés d’ajouts, de pos­tich­es, les épaules sont cepen­dant aus­si con­traintes. Le corps devient une Fig­ur. Dans le fait de con­train­dre, on retrou­ve la ques­tion du regard. La con­trainte ouvre. Le fait de lever les épaules ouvrait les artic­u­la­tions des poignets pour le Topeng. Avec le masque Nô, le fait de n’avoir que de petites ouver­tures indui­sait une nou­velle manière de se déplac­er, de bouger et d’appréhender le monde qu’on allait tra­vers­er.

B. P. : Don­nez-vous des noms (hypocoris­tiques ?) à vos per­son­nages faits d’objets et de masques… ?

M. L. : Je ne suis pas du tout respectueux… Je ne suis pas col­lec­tion­neur… Tous ces objets avec lesquels on tra­vaille traî­nent à l’atelier. Quand ils jouent dans le spec­ta­cle, on en prend soin, parce qu’ils doivent tenir jusqu’au bout. On les met dans des malles, etc. Mais dès qu’ils sor­tent de cette util­ité-là, ils peu­vent traîn­er, nous pou­vons les redé­couper… Les gens me deman­dent com­bi­en nous avons créé de per­son­nages : je suis inca­pable de répon­dre à cette ques­tion. Pour moi, c’est un véhicule. Comme une bicy­clette ou un kayak. C’est quelque chose pour se déplac­er, pour aller vers le spec­ta­teur. C’est quelque chose que nous allons pos­er entre nous, mais cela n’a pas beau­coup d’importance. C’est un sup­port d’échange. Mais cela n’est pas du tout rit­u­al­isé. Nous sommes très loin de ce rap­port que nous pou­vons trou­ver en Asie. Là nous sommes dans une rela­tion ordi­naire, non sacrée. Les matéri­aux avec lesquels on tra­vaille sont aus­si les plus ordi­naires pos­si­bles.

B. P. : Vos per­son­nages sont aus­si pen­sés comme des sculp­tures. Avec quels matéri­aux ? Com­ment vous y prenez-vous pour les fab­ri­quer ?

M. L. : Sou­vent par hasard. Avec les matéri­aux les plus ordi­naires pos­si­bles. Au départ, je sculpte sou­vent des noy­aux d’avocat ou des pommes de terre. Je le fais spon­tané­ment (on pré­pare un gua­camole ; il reste des noy­aux d’avocat : cela me fait de la peine de les jeter et je m’amuse à en sculpter — parce que sou­vent il y a des petits enfants autour de la table). Je fais des petits vis­ages. Or, je me suis aperçu que ces petits vis­ages, en séchant, se trans­for­maient. Et le moin­dre coup de couteau fait pour enlever de la matière réap­pa­raît ensuite. J’ai trou­vé cela très beau. Le vis­age est là. Cette petite tête va per­dre son eau, se ratatin­er, et cela va don­ner un vis­age qui va m’échapper.

B. P. : Vos créa­tions sont le résul­tat de ren­con­tres for­tu­ites avec des objets ?

M. L. : Tous les autres objets que nous util­isons sont des objets usés, des objets que je croise dans la rue. Je ramasse des choses dans la rue tout le temps, mais aus­si chez Emmaüs, dans les dépôts-ventes… Il est très rare que l’on fasse une recherche pour un spec­ta­cle. Nous l’avons fait pour des kayaks. Nous avions déjà tra­vail­lé sur des kayaks, il nous en fal­lait d’autres. Donc, on en a cher­chés. Mais cela est générale­ment une ren­con­tre for­tu­ite. On utilise un vieux morceau de chaise, un bois flot­té. J’ai beau­coup, beau­coup util­isé le bois flot­té — que je ramas­sais en kayak d’ailleurs. J’allais sur le lac de Serre-Ponçon, sur la Durance, ramass­er ce bois flot­té. J’avais l’impression de marcher dans un ossuaire. Il y avait des crânes, des fémurs… C’est très émou­vant. J’ai énor­mé­ment de mal à ne pas tout ramass­er. Je rem­plis la voiture, puis l’équipe me demande de faire le tri…, de ne garder qu’une par­tie et de brûler le reste. Nous avons fait des per­son­nages dont le vis­age était de bois flot­té. Puis, j’ai eu envie d’essayer autre chose, mais on ne trou­ve pas des vis­ages à Emmaüs. J’ai ain­si trou­vé cela : sculpter un vis­age qui va m’échapper (je ne maîtrise pas ce qu’il va don­ner) que je laisse pen­dant deux semaines et qui va se révéler. Nous sélec­tion­nons un vrai vis­age, qui racon­te quelque chose et on va le repro­duire en argile. Cela, je ne sais pas le faire, mais il y a des gens en ate­lier qui vont le faire très très bien.

B. P. : Qui s’occupe de cela ?

M. L. : Emme­line Beaussier, Géral­dine Bon­neton et Audrey Ver­mont. Elles sont plas­ti­ci­ennes. Elles savent repro­duire à la dimen­sion qui nous intéresse. La ride. Le petit pli… On s’aperçoit de toute l’importance du vis­age, que tel petit pli, telle petite ten­sion sur le sour­cil sou­tient toute l’expression du per­son­nage. Une fois qu’on y  arrive, on va le mouler en plâtre, et à l’intérieur, on va repren­dre sa forme en latex, pour ensuite repren­dre l’empreinte en papi­er. En papi­er de soie d’abord. Et quand cela est pos­si­ble, en papi­er de sacs de farine que je récupère chez le boulanger. À la fois cela me plaît bien, parce que ce sont des objets qui traî­nent (je vais chez le boulanger et des sacs à pain sont là), et parce que, en plus, c’est un papi­er qui a une très bonne qual­ité. Il est très absorbant. On va lui met­tre de la colle blanche, de la colle à bois et il va très bien absorber et ensuite, le con­tact avec la main, avec la peau est vrai­ment agréable.

B. P. : Pourquoi l’étape du latex ? On ne peut pas faire directe­ment avec les sacs de farine ?

M. L. : Non, parce que c’est le prob­lème de la con­tre-dépouille. Si on fait un masque sans con­tre-dépouille, il faut faire plusieurs par­ties pour pou­voir le démouler. Le latex, son intérêt, c’est qu’il est sou­ple. On va pou­voir le démouler. On va pou­voir en tir­er plusieurs épreuves pour éventuelle­ment le retra­vailler. C’est comme cela que nous avons trou­vé le deux­ième per­son­nage de Tok­bar… On a une tête en latex ; on va pou­voir pren­dre plusieurs empreintes en papi­er pour éventuelle­ment les retra­vailler. On pour­rait tra­vailler directe­ment sur l’argile, mais nous n’aurions qu’une seule épreuve — et ce n’est pas si sim­ple. Et puis l’idée de pas­sages me plaît bien. On s’éloigne le plus pos­si­ble d’une éventuelle inten­tion que je pour­rais avoir.

B. P. : Ce qui vous plaît bien aus­si, peut-être, c’est la repro­ductibil­ité. Cer­tains de vos per­son­nages sont comme des clones : nous voyons plusieurs Mon­sieur Tok­bar, ou plusieurs fig­ures iden­tiques comme si nous avions une hal­lu­ci­na­tion. Ce ver­tige-là vous intéresse aus­si ?

M. L. : Oui. Je tra­vaille sou­vent là-dessus, sur des per­son­nages qui se ressem­blent, mais ne sont jamais les mêmes non plus. Par exem­ple, les Tok­bar, si nous les regar­dons vrai­ment les uns à côté des autres, ils sont tous dif­férents ; ils sont tous dans un état dif­férent, dans un moment de leur vie dif­férent. J’aime beau­coup cette décli­nai­son. Le sec­ond per­son­nage récur­rent dans Tok­bar, « le gar­di­en de la mémoire », nous l’appelons « Funès », à cause de la nou­velle de Jorge Luis Borgès…

B. P. : … Funès ou la mémoire, une nou­velle pub­liée en 1944 dans le recueil Fic­tions….

M. L. :… Oui. Sa mémoire enreg­istre tout. Il n’arrive pas à oubli­er : il souf­fre d’hypermnésie, une mal­adie inviv­able. Patrick Murys a com­mencé à tra­vailler sur un per­son­nage qu’il appelait « No Funès ». Cela lui fai­sait penser à la fois au Théâtre Nô et à Louis de Funès, alors même que l’on retrou­ve ce per­son­nage de Funès chez Borgès. Il y a par­fois des hasards très taquins. Ce per­son­nage de Funès est né en prenant la tête en latex de Tok­bar et en lui pinçant le nez et la lèvre inférieure. Il avait une bonne bouille. Nous avons instal­lé une pince à l’intérieur et nous l’avons remoulé. Ces choses-là me plaisent bien. Ce sont les hasards de la vie. C’est un peu comme quand on s’entend enreg­istré. On entend notre voix. Qui n’est pour­tant pas notre voix. Ma manière de dessin­er est la même. Quand je fais des dessins à l’encre, je passe un chif­fon avant que l’encre ne soit sèche. Tout se mélange ! Je passe un bout de chif­fon, et il y a un œil qui appa­raît… Si je n’ai pas cette encre, je ne trou­ve pas du tout intéres­sants mes dessins.

B. P. : Ne pas être dans le con­trôle, sim­ple­ment induire, est essen­tiel pour vous ?

M. L. : Je crois que c’est cette préoc­cu­pa­tion con­stante de laiss­er les choses s’écrire. J’aime bien penser que nos spec­ta­cles s’inventent à la manière des rêves, avec très peu de con­trôle, le moins pos­si­ble. Nous faisons couler de l’eau et obser­vons où elle va. Et après, on s’amuse avec cela. Nous retrou­vons le kayak. Avec le kayak, nous ne déci­dons pas de pass­er à gauche ou à droite d’un rocher, sinon on se retourne, parce que le courant va décider autrement. C’est très agréable de se laiss­er aller et de per­me­t­tre à ces ren­con­tres de se pro­duire… Lors d’une pre­mière, je décou­vre vrai­ment le spec­ta­cle, c’est très émou­vant et au fil des représen­ta­tions, c’est très éton­nant… Je me dis : « Ah oui ! que le per­son­nage revi­enne à ce moment-là pour­rait dire cela… ». Alors que ce ne sont pas des choses qui sont du tout prémédité. Cela a été mis en mots. Incon­sciem­ment, je m’invente des pièges pour ne pas préméditer les choses. Rien ne m’ennuierait plus qu’un dessin que je voudrais faire.

B. P. : Ce hasard est devenu une philoso­phie. Il y a une accep­ta­tion heureuse de ce que le hasard vous offre. D’un hasard l’autre, la vie et les spec­ta­cles se sont déroulés… Il y a comme l’acceptation heureuse d’un jeu con­stant avec le hasard, comme si c’était votre parte­naire de vie numéro un.


M. L. : Est-ce que l’on peut faire autrement ?

B. P. : C’est une vraie réflex­ion ! Est-ce que nous con­stru­isons quelque chose de façon volontaire…Est-ce que nous sommes le maître de notre des­tin ? Ou nous allons d’un point A à un point Z et toutes les étapes, nous croyons les maîtris­er, nous pen­sons que nos actions sont un déroulé logique d’une étape à l’autre…,  alors que pas du tout… ?

M. L. : Sans doute est-ce un mélange des deux. Pour moi le kayak a été une vraie décou­verte, une vraie révéla­tion. Avec le kayak, nous ne sommes pas posés sur une planche…

B. P. : Il faut quand même agir…

M. L. : Voilà. Nous avons des pagaies…On fait avec elles. On peut remon­ter à con­tre-courant.

B. P. : Com­ment les objets ont-ils été intro­duits dans vos spec­ta­cles ?

M. L. : Dès mes pre­miers spec­ta­cles, à dix-sept ans, les objets bricolés étaient présents. Ils étaient manip­ulés à dis­tance ou ils pou­vaient être util­isés dans une fac­ture de masque plus tra­di­tion­nelle qui cou­vre et trans­forme le corps.

B. P. : C’était au départ des petites formes sur table.

M. L. : Oui. Dans le tout pre­mier spec­ta­cle par exem­ple que j’ai créé, en 1984, Le Poulailler, j’avais une tête de vis­age qui était fixée sur mon pied. À un moment, j’étais allongé sur le dos et mon pied était habil­lé d’un masque. J’avais été très impres­sion­né par L’énigme de Kas­par Hauser du cinéaste alle­mand Wern­er Her­zog… Le Poulailler racon­tait l’histoire d’un enfant qui avait vécu, gran­di dans un poulailler et qui ne con­nais­sait rien du monde extérieur. J’attachais de petites têtes sur la main, mais aus­si au pied — pas sur le vis­age. La pre­mière fois que je l’ai fait sur le vis­age, ce fut très tardif, pour Lir, un jour la vie d’un jour, choré­gra­phie guer­rière pour douze poucettes et trois lan­daus. Je suis allé voir un fac­teur de masques, à Saint Eti­enne — qui allait nous apporter du cour­ri­er intéres­sant. Je voulais qu’il me fasse les cheva­liers du Roi Lear avec sur le vis­age des cuirass­es ou des armures. Nous avons beau­coup échangé et il m’a mon­tré com­ment il tra­vail­lait, sur un moule en bois. Je trou­vais ces moules en bois mag­nifiques, aus­si lui ai-je demandé s’il pou­vait nous faire qua­tre têtes du Roi Lear qua­si pleines, en bois, très lour­des, qua­si pas creusées que nous allions pos­er sur nos têtes ou sur nos vis­ages, comme des sculp­tures portées. Le spec­ta­cle est devenu comme une veil­lée d’armes : il démar­rait avec un sol­dat du Roi Lear qui racon­tait sa vie depuis sa nais­sance. Lear était mort et ce sol­dat voulait com­mé­mor­er l’anniversaire de sa mort. Les qua­tre empreintes, plus ou moins affinées, allaient mon­tr­er qua­tre âges du Roi Lear. On est dans les années 1980.

B. P. : Le détourne­ment est tout le temps présent : si le masque est présent devant le vis­age, ce sera une sculp­ture en rond de bosse… Vous avez par ailleurs une capac­ité incroy­able à voir les choses étranges cachées dans les mots. Vous avancez masqué…, pas pour faire un mau­vais coup, mais parce que le détourne­ment est dans votre A.D.N.. Vous créez des rap­proche­ments séman­tiques via la phoné­tique. Votre façon d’aborder le mot est tout à fait spé­ci­fique, dans un détourne­ment nour­ri de l’imaginaire. Et le masque est aus­si dans vos prob­lé­ma­tiques de façon métaphorique : c’est comme si vous aviez un fil­tre pour regarder le réel. Der­rière ce que le com­mun des mor­tels voit, vous voyez autre chose, un monde. Et en même temps, vous ne don­nez pas de noms aux objets (bout de bois, pneu…) que vous fréquentez, mais ils sont très human­isés.

M. L. : Ce sont des com­pagnons… Ma manière de faire du théâtre est celle du brico­lage. J’adore les inven­tions. J’adore le jar­dinier qui sait inven­ter un truc pour rat­trap­er les fruits dans son pom­mi­er. Je trou­ve que cela racon­te telle­ment l’humanité. J’ai écrit un tout petit texte qui par­lait de ces objets usés comme d’étoiles déjà mortes : « Les objets sont les étoiles d’un ciel ordi­naire. L’usure des­sine des traces de lumière, elle retient la mémoire du geste déjà mort. »1 Le masque, la mar­i­on­nette, est un objet qui va servir de véhicule, comme on prend un taxi, comme on prend un express côti­er, comme quand on monte dans un avion et qu’on fait con­fi­ance au pilote. Nous n’étions pas là au moment où ont été faites toutes les véri­fi­ca­tions. On fait con­fi­ance.  Je croise un objet — dans tous les sens pos­si­bles, à l’atelier aus­si, à force  de le tor­dre, de le mouler, de le démouler, tout d’un coup je le croise et je me dis que c’est cela. Qu’est-ce que je peux en faire ? Où est-ce qu’il va ? Je ne sais pas si c’est le hasard. Je par­lerais de la volon­té de met­tre le plus de chances pos­si­bles. Notre incon­scient est beau­coup plus fin que ma volon­té. Mes rêves sont beau­coup plus intéres­sants que ce que je peux imag­in­er dans un spec­ta­cle… Donc je peux imag­in­er con­fi­er cela le plus pos­si­ble au hasard. Ce hasard, on ne sait pas trop ce que c’est. C’est comme la potion mag­ique de Panoramix, on ne sait pas trop ce qu’il y a dedans, mais il doit y avoir de l’écriture automa­tique, du hasard fait par l’encre du sty­lo et ce vis­age qui appa­raît à l’atelier est fait du hasard du démoulage (quelque chose s’est accroché à cet endroit-là, a tiré un peu plus le nez ou le sour­cil et lui donne un drôle d’air, d’une pein­ture qui a coulé … Il est là tout à coup, il est fait de toutes ces choses là. Et ensuite, on va le ren­con­tr­er ensem­ble. C’est un peu comme si on allait marcher sur les brais­es au bras de ce vieil ami avec lequel on a déjà partagé beau­coup de choses pen­dant les répéti­tions. Pour pass­er les feux de la rampe… Cela devient un vieux com­pagnon, parce qu’après il fait sa vie. Je n’ai pas envie de le met­tre dans une  boîte avec du feu­tre. Il fait sa vie. En revanche, je le ren­con­tre avec beau­coup de plaisir. On est com­pagnon. On fait le tra­vail ensem­ble. C’est comme un instru­ment de musique. On en prend soin pour pas qu’il s’abîme, pour qu’on puisse con­tin­uer à jouer avec lui. Je ne mets pas d’encens devant un instru­ment de musique. Ou bien, si, si le son devient meilleur… J’aime l’idée d’être au bras d’un vieux com­pagnon. On tra­verse ensem­ble. On tra­verse à gué, ensem­ble.

B. P. : Si l’on revient sur Tok­bar. C’est un per­son­nage que vous endossez. Il y a quelque chose d’une trans­for­ma­tion. On ne voit plus Michel Laubu. Son corps est com­plète­ment trans­for­mé. Il va avoir une atti­tude physique et tra­vers­er le plateau dif­férem­ment de sa façon d’aller dans la vraie vie à la boulan­gerie. Il n’aura pas le même état de corps !

M. L. : Je viens du
tra­vail de Gro­tows­ki, de l’Odin Teatret, où l’on utilise le corps comme une
mécanique vivante. Un per­son­nage est con­traig­nant, par son poids, par ses
attach­es, et c’est ce qui fait, en blo­quant des artic­u­la­tions, que vont se
dessin­er sa sil­hou­ette, sa démarche, sa manière de regarder à droite et à
gauche, en mer. Je ne pense pas que j’« incar­ne » Tok­bar. Entre cet
objet et moi, on va ten­dre un fil. Tok­bar sera un funam­bule ou un état gazeux
entre nous deux. Mon tra­vail est comme celui d’un archéo­logue arnaque­ur qui n’a
pas fait d’archéologie. Je remue la pous­sière et cette pous­sière sert
sim­ple­ment d’écran à la pro­jec­tion de l’imaginaire. Mon tra­vail, c’est
cela : remuer la pous­sière. C’est pour cela que j’utilise des objets usés.
Et c’est l’imaginaire des spec­ta­teurs qui vient se pro­jeter. Oui, j’essaie de don­ner
une qual­ité dif­férente à la pous­sière, lui don­ner cer­taines couleurs. Il y a
des endroits où je vais avoir cer­taines lignes, pour avec le ciel à un moment.
Nous ne sommes pas dans cette préoc­cu­pa­tion d’incarnation. Nous sommes très
con­crets. C’est ce que j’ai aimé dans le tra­vail du théâtre asi­a­tique, tout
l’entraînement du corps comme une mécanique vivante, de le met­tre en mou­ve­ment,
de le laiss­er par­ler, de le laiss­er bouger. J’ai l’impression qu’on est sur ce
théâtre de Fig­ur, un peu comme des con­teurs. On remue cette pous­sière. On agite ces objets de plus ou moins grande taille. Cela peut être des fri­gos dont on peut sor­tir. Mais cela peut-être sur un tout petit espace : je joue un solo depuis vingt ans dans lequel il y a
des dés à coudre…, des vach­es en plas­tique, des sou­venirs de Binic que l’on met
sur la télé quand on a une télé, une ser­pil­lère qui fait la mer. Tout notre
tra­vail, que le plateau fasse un mètre vingt ou quinze-vingt mètres
d’ouverture, c’est la même chose : nous sommes des con­teurs.

Pro­pos de Michel Laubu recueil­lis le lun­di 25 novem­bre 2019 par Brigitte Prost.


  1. Laubu Michel, L’Objet Turak. Ordi­naire de théâtres et archéolo­gies fic­tives, Mon­treuil, Édi­tions de l’œil, p. 13 et p. 17. ↩︎
Entretien
Théâtre
Marionnettes
Michel Laubu
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Brigitte Prost
Entre autres, Maître de Conférences en Études théâtrales du département Arts du Spectacle de l'Université...Plus d'info
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