Un spectateur répond avec cœur à Ariane Ascaride

Théâtre
Réflexion

Un spectateur répond avec cœur à Ariane Ascaride

Parce que le théâtre est essentiel.

Le 26 Nov 2020
Théâtre de tréteaux, dispositif théâtral itinérant, existant à partir du XVe siècle (BnF/Gallica)
Théâtre de tréteaux, dispositif théâtral itinérant, existant à partir du XVe siècle (BnF/Gallica)
Théâtre de tréteaux, dispositif théâtral itinérant, existant à partir du XVe siècle (BnF/Gallica)
Théâtre de tréteaux, dispositif théâtral itinérant, existant à partir du XVe siècle (BnF/Gallica)

Let­tre d’un spec­ta­teur, 12 Novem­bre 2020

Chère Ari­ane Ascaride,

Je crois qu’on oublie trop sou­vent que la lib­erté du théâtre n’a été proclamée que trois ans après la Révo­lu­tion française, ce qui à l’échelle de notre his­toire est encore récent. Aupar­a­vant et durant des siè­cles, les artistes de théâtre, tout comme les acro­bates et les mar­i­on­net­tistes, ont été dure­ment réprimés par les autorités catholiques qui se fai­saient fort de châti­er les pas­sions jugées immorales. Ils pou­vaient être pas­si­bles d’amendes, de saisies d’accessoires ou de recettes, de réten­tion au cachot ou de sup­plices au pilori. Tout au long de son his­toire, le théâtre a subi les dif­férents car­cans avec lesquels on a bridé la lib­erté d’expression. Et les régimes poli­tiques qui ont suivi — empires, républiques — ont pu encore jusqu’au début du XXe siè­cle : cen­sur­er des pièces, émet­tre des amendes, sus­pendre des représen­ta­tions au motif de trou­ble à l’ordre pub­lic, pour­suiv­re des auteurs, fer­mer des théâtres et des castelets, ou même les ras­er. Y com­pris à Paris en ce début de XXIe siè­cle, on a vu d’honorables théâtres dis­paraître. Mais jusqu’ici le lieu théâ­tral n’avait pas été pro­scrit pour rai­son san­i­taire. Depuis une semaine, les théâtres sont à nou­veau fer­més pour cause de con­fine­ment. Je devais aller voir Clarisse Caplan et Thomas Armand dans Joséphine B à La Scène parisi­enne. Je ne sais plus où aller. Les bib­lio­thèques et les musées sont égale­ment fer­més. Je n’ai d’ailleurs plus le droit de sor­tir comme je veux. Alors à la nuit tombée j’écris mon amour du théâtre. Je pense à vous et je retrou­ve de vieilles pho­tos.

Bergamo, città alta, Italia, enseigne publique, Février 2013
Berg­amo, cit­tà alta, Italia, enseigne publique, Févri­er 2013

Je veux pou­voir con­tin­uer à faire mes allers-retours enchanteurs du théâtre au ciné­ma, vivre encore et tou­jours ces petits moments de joie qui ponctuent secrète­ment ma vie, toutes ces fois où je me laisse entraîn­er avec bon­heur par tant d’interprètes dont les tal­ents nous hon­orent, telle que vous bien sûr, chère Ari­ane Ascaride ! Mais aus­si… le fab­uleux Lau­rent Lafitte, la génialis­sime Cather­ine Frot, l’incroyable Simon Abkar­i­an, la tal­entueuse Mari­na Foïs, l’unique Michel Fau, l’excellente Isabelle Hup­pert, le sub­lime Denis Poda­ly­dès, la gra­cieuse Camille Chamoux, le déli­cieux Pierre Niney, la sul­fureuse Camille Cot­tin… et tant d’autres qu’il faudrait citer ! (puissiez-vous seule­ment leur faire suiv­re ma let­tre) Je ne veux que rien ni per­son­ne ne puisse jamais nous sépar­er. Parce que l’amour du théâtre est un sen­ti­ment ful­gu­rant et sans cesse renou­velé. Parce que cette scène où Rox­ane se pâme à l’écoute d’alexandrins, ce ravisse­ment de l’être que pro­curent les arts de la scène et la poésie, est tou­jours de ce monde. Et puis je dois pou­voir con­tin­uer à deman­der un verre d’eau au bar du théâtre avant la représen­ta­tion. Je crois que c’est à tra­vers la quête du verre d’eau qu’on appré­cie le mieux la chaleur de ces lieux, parce que le théâtre est hos­pi­tal­ité.

Au théâtre, il y a aus­si toutes ces rela­tions entretenues de longue date avec des per­son­nages célèbres, dont cer­tains sont très anciens. Ceux qui, lorsqu’ils s’incarnent à nou­veau sur scène, ignorent tout de ce qu’il leur advien­dra, alors que nous le savons : ce qui sera infligé à Iphigénie, le des­tin que con­naîtront Roméo et Juli­ette, l’affront que devra soutenir Elmire pour ouvrir les yeux de son mari, le jeu dont Églé et Azor seront les cobayes, la démence qui gag­n­era Woyzeck, l’irréversible amour de Leonar­do et La Novia, Claire qui boira le tilleul empoi­son­né de Madame, la fuite de Madame Gar­bo sur un traîneau tiré par des chi­huahuas… Dans tous ces cas, l’art du théâtre con­siste à nous sur­pren­dre en nous entraî­nant dans ce jeu poé­tique et frag­ile où on se ren­con­tre à nou­veau comme pour la pre­mière fois, parce que le théâtre est mag­ique.

Lisboa, Bairro Alto, Portugal, affichage mural, Mars 2013
Lis­boa, Bair­ro Alto, Por­tu­gal, affichage mur­al, Mars 2013

A bien des égards, le théâtre a été pour moi jusqu’à ce jour le lieu de divers­es « pre­mières fois ». En 1996, c’est sur le plateau du Théâtre Nation­al de la Colline que j’ai vu Lucie Aubrac, résis­tante française à l’occupation alle­mande et au régime de Vichy durant la Sec­onde guerre mon­di­ale. C’était lors d’une réu­nion publique à l’appel des pro­fes­sion­nels de la cul­ture, en réac­tion à l’alliance de la droite avec l’extrême droite au sec­ond tour des élec­tions régionales qui allait avoir lieu. Lucie Aubrac s’est lev­ée et avancée en expli­quant qu’elle ne nous voy­ait pas et que cela ne lui con­ve­nait pas. La lumière s’est faite dans la salle et l’écoute a totale­ment changé. J’avais vingt-sept ans et j’entendais pour la pre­mière fois une per­son­ne de cette généra­tion décrire ce qu’avaient été les man­i­fes­ta­tions fas­cistes de févri­er 1934 à Paris, nous expli­quant com­ment ils s’étaient appro­prié le dra­peau tri­col­ore, un geste qu’elle qual­i­fi­ait de vol, avant de pour­suiv­re par une dénon­ci­a­tion méthodique de l’extrême droite française.

Théâtre en plein air (P. Chemetov, J. Deroche, R. Allio), Hammamet, Tunisie, Janvier 2009
Théâtre en plein air (P. Cheme­tov, J. Deroche, R. Allio), Ham­mamet, Tunisie, Jan­vi­er 2009

C’est égale­ment au théâtre que j’ai mieux com­pris de quoi sont faits les obscu­ran­tistes, parce que le théâtre est incar­na­tion. Donc Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, bien sûr, mais pas n’importe lequel : celui qui se jouait au cœur d’une famille quelque part en Méditer­ranée… car nulle part ailleurs aupar­a­vant on ne vit jamais paraître sur scène une telle Madame Per­nelle (Théâtre du Soleil, Ari­ane Mnouchkine, 1995). Mais aus­si et surtout La Religieuse par Anne Théron, dans sa toute pre­mière ver­sion de 1997 au Théâtre du Chau­dron : cette jeune sœur au teint pâle, la tête nue et le cheveu rasé court, vêtue d’une immense bure de lin ne décou­vrant que sa tête et ses bras, tan­dis que le vête­ment flot­tant est fixé, comme cloué, sur les qua­tre bor­ds d’un grand planch­er car­ré ; le cos­tume se faisant camisole de force à mesure du réc­it de l’entrée dans les ordres, visions d’un être féminin qui donne voix à Diderot et qui se débat dans une suc­ces­sion d’éclairages bla­fards : le théâtre per­met d’ouvrir les yeux. D’ailleurs, c’est aus­si au théâtre que j’ai vu une inter­prète chang­er de couleur de peau sans user d’aucun maquil­lage, unique­ment par la force intérieure avec laque­lle était incar­née cette dame rwandaise, assise sur une chaise, à l’avant-scène d’un plateau vide, se ten­ant dans un cer­cle d’éclairages zénithaux en clair-obscur : Isabelle Lafon dans Igis­hanga (2002).

Nous avons cette chance, en France, que le théâtre se soit éman­cipé des édi­fices dans lesquels on pen­sait le con­tenir. Nous en sommes main­tenant à plusieurs généra­tions d’artistes ayant opté pour l’abri théâ­tral comme solu­tion durable. Et une grande part du pub­lic sait très bien que nom­bre de ces lieux ont été en par­tie façon­nés par les artistes euxmêmes, pour pal­li­er aux absences de moyens. Le théâtre a ain­si pris place dans mille lieux de toute nature, qui sont autant de déli­cats abris pour la frag­ile expres­sion de nos vies : parce que le théâtre est proche de nous. Juste avant le con­fine­ment de mars, l’un des derniers spec­ta­cles aux­quels j’avais assisté était Les Dimanch­es de Mon­sieur Déz­ert par Lionel Dray. Je n’avais plus vu depuis fort longtemps une telle ingéniosité poé­tique par un artiste seul en scène : un per­son­nage attachant et cru­el, fardé d’un masque de fac­ture lunaire, s’exprimant avec un bel accent mar­seil­lais, dia­loguant avec la salle mais surtout avec des objets aux­quels il insuf­fle la vie, dans un petit espace scénique dont la poé­tique naît des égare­ments de son corps. En clair Dada sem­blait de retour et je m’étais levé pour applaudir lors du rap­pel, parce que le théâtre est jeu.

Théâtre de l’Aquarium, mur du foyer, collage, Bruit théâtre et musique, Cartoucherie, Paris, Janvier 2020
Théâtre de l’Aquarium, mur du foy­er, col­lage, Bruit théâtre et musique, Car­toucherie, Paris, Jan­vi­er 2020

La sor­tie au théâtre est un désir, un plaisir, une sur­prise, un amuse­ment, un apprête­ment, un enchante­ment, un enrichisse­ment, un charme, un cadeau… Les avis y sont pas­sions et il est bon d’en débat­tre, ain­si le théâtre offre chaque fois l’occasion de défendre ce que l’on aime, parce que le théâtre est un art. D’ailleurs, c’est en sor­tant d’un théâtre que, pour la pre­mière fois de ma vie, j’ai osé embrass­er publique­ment quelqu’un qui m’accompagnait et à qui je déclarais ain­si que je l’aimais, parce que le théâtre donne du courage. Il aide aus­si à se remet­tre des souf­frances subies au tra­vail et à rompre la soli­tude, parce que le théâtre fait par­tie inté­grante de la vie. Il donne et redonne encore et tou­jours de belles raisons de sor­tir de chez soi et de rester éveil­lé le soir. On dit d’ailleurs cer­taines fois que le théâtre est un lieu de méta­mor­phoses, ce qui est vrai. Mais ce con­stat vaut aus­si pour le pub­lic entraîné par cet art, parce que le théâtre est évo­lu­tion.

Shimbashi Enbujō, billetterie, Ginza, Tōkyō, Japon, 14 Mai 2011
Shim­bashi Enbu­jō, bil­let­terie, Gin­za, Tōkyō, Japon, 14 Mai 2011

Le théâtre provoque des regroupe­ments éphémères d’êtres humains qui sont de toute nature, qui reçoivent ensem­ble un art mul­ti­ple et mil­lé­naire, dans un ailleurs non quo­ti­di­en, con­cret et imag­i­naire, qui ne peut pren­dre forme qu’en étant partagé. C’est de cette façon que le théâtre invite aus­si à la civil­ité, à l’amabilité, à l’érudition, à l’éveil, à l’écoute, au plaisir : par le partage d’un temps, d’un moment, d’un monde. Il en va de même pour le béné­fice humain de tout ce qui, au théâtre, entoure la représen­ta­tion théâ­trale, parce que le théâtre est une mai­son partagée.

Lorsque nous nous ren­dons au théâtre, notre joie de vivre est notre dig­nité. Nous habil­lons notre cœur de mille feux ardents, et nous nous drapons cer­taines fois de mille scin­tille­ments, pour ren­con­tr­er ces artistes vêtus de lumière : parce que le théâtre est éblouisse­ment.

Exposition Théâtre de la Huchette, Molière d’honneur (2000),  Bibliothèque nationale de France, Paris, Mars 2012 (photo E. Nguyen Ngoc, DR)
Expo­si­tion Théâtre de la Huchette, Molière d’honneur (2000), Bib­lio­thèque nationale de France, Paris, Mars 2012 (pho­to E. Nguyen Ngoc, DR)

Et puis le théâtre… quel qu’il soit et où il qu’il soit, ne nous craint jamais en tant que foule. Il aime lorsque nous don­nons libre cours à notre spon­tanéité sen­ti­men­tale : rires, excla­ma­tions, soupirs, ébahisse­ments, san­glots, applaud­isse­ments, rap­pels, applaud­isse­ments molto ale­gro, moult sif­flets, rap­pels presto et cer­taines fois, aus­si, des fleurs… parce que le théâtre est une fête de la vie.

Hommage public à Federico García Lorca, Fundacíon 26 de Deciembre, plaza Santa Ana, barrio de Las Letras, Madrid, España, 2 Juillet 2016
Hom­mage pub­lic à Fed­eri­co Gar­cía Lor­ca, Fun­dacíon 26 de Deciem­bre, plaza San­ta Ana, bar­rio de Las Letras, Madrid, España, 2 Juil­let 2016

La nuit s’achève alors que je vous écris encore. Les heures se sont écoulées et je réalise que de vous con­fi­er mon amour du théâtre est aus­si doux que de con­tem­pler les nuages.

Alors à très bien­tôt, Cher Cœur, n’hésitez pas à partager cette let­tre.

Joël Crames­nil

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Ariane Ascaride
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