Bavardages et poésie, entretien avec le metteur-en-scène Silvio Palomo

Entretien
Théâtre

Bavardages et poésie, entretien avec le metteur-en-scène Silvio Palomo

Le 7 Mai 2021
Photo Silvio Palomo_répétitions d'Abri au centre d'art Montévidéo Marseille en mars 2020 avec Manon Joannotéguy et Aurélien Dubreuil-Lachaud
Photo Silvio Palomo_répétitions d'Abri au centre d'art Montévidéo Marseille en mars 2020 avec Manon Joannotéguy et Aurélien Dubreuil-Lachaud

Cet entre­tien est né d’une coquille, une mal­heureuse erreur de légende dans le numéro 142 d’Alternatives théâ­tralesBrux­elles, ce qui s’y trame, que j’ai codirigé avec Mylène Lau­zon. Mal­gré des heures et des heures de relec­ture, une petite faute per­fide s’est dérobée à notre atten­tion et s’est glis­sée par­mi les mil­liers de détails qui font un numéro. Elle nous a fait met­tre le nom de Jean LeP­elti­er là où aurait dû se trou­ver celui de Sil­vio Palo­mo. Il s’agit de cette pho­to, pages 24 – 25 :

Pho­to de Hichem Dah­es, avec de gauche à droite Aurélien Dubreuil-Lachaud, Manon Joan­notéguy et Léonard Cornevin.

Le spec­ta­cle représen­té ici n’est pas Les Loups de Jean LeP­elti­er, mais Ørig­ine, de Sil­vio Palo­mo et du Comité des fêtes, crée en octo­bre 2018 à la Bal­samine.

Car­o­line Godart : Bon­jour Sil­vio et mer­ci d’avoir accep­té cet entre­tien. Et surtout, encore par­don pour cette erreur ! J’en suis absol­u­ment navrée…

Sil­vio Palo­mo : C’est sûr que c’était une sur­prise, d’autant qu’il s’agit d’une grande pho­to en dou­ble page (rires) ! En tout cas, ça a relancé l’idée d’une col­lab­o­ra­tion avec Jean LeP­elti­er : on se con­naît et on se dit sou­vent qu’on veut tra­vailler ensem­ble. Après cette erreur, on s’est appelés et on en a rigolé. Pour le moment nos plan­nings ne nous per­me­t­tent pas de lancer un pro­jet con­cret mais l’envie est là, alors ça pour­rait bien se faire prochaine­ment. 

Car­o­line Godart : Mer­ci pour ton indul­gence. Début avril, tu as présen­té une étape de tra­vail de ton prochain spec­ta­cle, Abri, au Théâtre Nation­al Wal­lonie-Bru­elles devant un pub­lic de professionnel.le.s. Peux-tu nous en dire plus sur ce spec­ta­cle ? Quelle est sa genèse, que veux-tu y racon­ter, vers où veux-tu l’emmener ?  

Sil­vio Palo­mo : C’est un pro­jet qui a com­mencé il y a deux ans. Je tra­vaille tou­jours avec le même groupe de per­son­nes ; cer­taines sont par­ties et d’autres arrivées, mais ça reste le même noy­au. Nos spec­ta­cles se con­stru­isent tou­jours en écho au précé­dent et à la fin d’Ørig­ine, les pro­tag­o­nistes se réfu­giaient dans un abri pour  échap­per à la fin du monde. On est parti.e.s de ces ques­tions : qu’est-ce que ce serait de décor­ti­quer les com­porte­ments de cette petite com­mu­nauté qui s’est réfugiée dans un abri ? Com­ment arrivent-iels à vivre ensem­ble ? Le spec­ta­cle précé­dent s’arrêtait à la ren­con­tre avec l’autre — on y voy­ait de la gen­til­lesse, de la politesse, des rap­ports de sur­face. On voulait réin­ter­roger ça, mais cette fois dans un lieu avec des per­son­nes qui seraient con­traintes de vivre ensem­ble dans un espace clos. On a com­mencé à tra­vailler à Mon­te­v­ideo, à Mar­seille, puis le pre­mier con­fine­ment est arrivé, et il a bous­culé ce sur quoi on tra­vail­lait car c’est devenu la réal­ité de tout le monde. On est très attaché.e.s à l’idée de s’inspirer du réel mais il impor­tant pour nous de le décaler…

On voulait inter­roger cette idée de « vivre ensem­ble », con­cept qu’on entend beau­coup, et racon­ter ce que peut être un groupe, et com­ment l’effet de groupe peut nous amen­er à des sit­u­a­tions absur­des voire dan­gereuses. Je me suis doc­u­men­té sur la tyran­nie des petites déci­sions et  le para­doxe d’Abilene, du soci­o­logue Jer­ry B. Har­vey, qui explique qu’un groupe peut pren­dre col­lec­tive­ment une déci­sion que cha­cun de ses mem­bres déplore secrète­ment. Petit à petit on s’est ren­du compte qu’on voulait aus­si amen­er un rap­port au lan­gage un peu dif­férent, par des fig­ures de rhé­torique et la langue de bois. On s’amuse à  don­ner l’illusion qu’on est en train de con­stru­ire une pen­sée alors qu’on est juste en train de brass­er de l’air. Enfin, le spec­ta­cle racon­te com­ment dans un groupe, mal­gré toute la bien­veil­lance, mal­gré la volon­té des pro­tag­o­nistes elleux-mêmes, il y a for­cé­ment des rap­ports de force et de dom­i­na­tion qui s’installent. 

Pho­to Sil­vio Palo­mo, répéti­tions d’Abri au cen­tre d’art Mon­tévidéo (Mar­seille) en mars 2020. Avec Aurélien Dubreuil-Lachaud et Léonard Cornevin

Car­o­line Godart : Est-ce qu’il s’agit-là d’une réflex­ion sur votre pro­pre tra­vail de groupe ? 

Sil­vio Palo­mo : Oui, ça part vrai­ment de notre rap­port au tra­vail et de com­ment on le donne à voir dans un spec­ta­cle. Mais il y a aus­si un décalage, et les acteur.rice.s s’en amusent beau­coup sur le plateau. Con­crète­ment, on tra­vaille sur base de con­traintes, tou­jours assez sim­ples à la base : par exem­ple, l’interdiction de dire « non ». On voit que si on ne peut jamais dire non dans une con­ver­sa­tion on arrive à une impasse et ça crée des sit­u­a­tions absur­des.

Car­o­line Godart : Peux-tu en dire plus sur ce tra­vail de la con­trainte ? 

Sil­vio Palo­mo : La pre­mière, c’est d’habitude la scéno­gra­phie, qu’on imag­ine avec mon frère Itzel Palo­mo. C’est cet espace-là que les acteur.rice.s doivent habiter. On écrit avec le décor qui est un vrai parte­naire de jeu. Mon tra­vail est de faire dia­loguer l’atelier du plas­ti­cien et le plateau de théâtre. Deux­ième­ment, il y a les con­traintes de lan­gage et les con­traintes cor­porelles. Par exem­ple, on a décidé qu’on n’avait jamais le droit d’entrer en con­flit, ce qui va à l’encontre de règles fon­da­men­tales au théâtre puisqu’il n’est habituelle­ment fait que de con­flits. Dès lors, on se demande ce qu’on peut racon­ter si le con­flit n’arrive jamais, et ce que ça nous racon­te des êtres humains. On a d’autres con­traintes aus­si : avoir les bras le long du corps, ne jamais être dans la néga­tive, ne jamais se touch­er, ne jamais crier, tou­jours main­tenir présente une cer­taine douceur. Ces con­traintes-là sont strictes, mais para­doxale­ment elles per­me­t­tent aux acteur.rice.s qui tra­vail­lent avec ces règles de s’en libér­er en les habi­tant com­plète­ment. Cela me fascine de les regarder : iels arrivent à ren­dre avec pré­ci­sion toutes les imper­fec­tions des êtres humains. On veut garder cette fragilité-là et l’écrire de la manière la plus pré­cise pos­si­ble. Tout notre tra­vail tient dans cet équili­bre entrele fait d’honorer cette vul­néra­bil­ité humaine et le risque de se cass­er la fig­ure. 

Car­o­line Godart : Peux-tu en dire plus sur la manière dont est positionné.e le spectateur.rice ? 

Sil­vio Palo­mo : Dans nos spec­ta­cles, on donne à voir des rap­ports de force au sein de groupes : com­ment on peut repren­dre la main dans une con­ver­sa­tion, com­ment on essaie de se plac­er dans un groupe dans une dis­cus­sion, etc. On cherche à créer une grosse loupe pour le spectateur.rice pour qu’iel puisse décel­er ces mécan­ismes et rap­ports de force. On a donc une cer­taine exi­gence vis-à-vis du spectateur.rice, qui se retrou­ve aus­si dans la forme. Par exem­ple, le vol­ume sonore faible fait par­tie des con­traintes d’écriture : l’absence de micro oblige le spectateur.rice à ten­dre l’oreille et à rester en ten­sion avec la scène. C’est dans ce sens la qu’on lui demande une impli­ca­tion : on ne l’oblige à rien, il ou elle peut rester en retrait, mais nos spec­ta­cles deman­dent un investisse­ment de sa part. Les spectateur.rice.s doivent se posi­tion­ner face à ce qu’iels voient en tant qu’individus et en tant que groupe. Nos représen­ta­tions sont sou­vent très dif­férentes car tout dépend de la manière dont la salle déci­dent d’intéragir avec la scène. De notre côté, on leur laisse cette lib­erté de choisir, d’anticiper (ou non) ce qui pour­rait advenir en leur offrant un rythme assez lent, en leur lais­sant le choix d’habiter le spec­ta­cle à leur façon. Ce désir d’impliquer le pub­lic est très fort dans la con­struc­tion, et c’est aus­si le cas pour les acteur.rice.s : même s’il y a un 4e mur, iels restent en per­ma­nence très à l’écoute de la salle et toutes leur con­ver­sa­tions sont une invi­ta­tion pour la spectateur.rice : notre but est qu’iels assis­tent à des con­ver­sa­tion en ayant l’impression qu’iels pour­raient presque lever la main et ajouter quelque chose. 

On veut aus­si laiss­er la pos­si­bil­ité de juger les per­son­nages, qui tien­nent sou­vent des pro­pos un peu dérangeants. Ça fait écho à des expéri­ences qu’on a régulière­ment dans la vie et qui nous met­tent mal à l’aise, comme des con­ver­sa­tions avec des gens qui ont l’air assez aimables avant de bas­culer dans des pro­pos plus que dou­teux : homophe, raciste ou sex­iste. 

Les acteur.rice.s for­ment aus­si un groupe con­noté sociale­ment, des jeunes gens blanc.hes. Leur présence est donc aus­si mar­quée par tout le non-ver­bal, tout ce qui les dépasse en tant que per­son­nages, y com­pris leurs hési­ta­tions, la manière dont iels se com­por­tent les un.e.s vis-à-vis des autres. C’est là toute une grille de lec­ture pos­si­ble pour le spectateur.rice, et ce sera dif­férent pour chacun.e.

Car­o­line Godart : Le texte est pré­cis, doux-amer, ter­ri­ble­ment effi­cace à la fois dans sa dénon­ci­a­tion de l’aliénation, et ten­dre dans ce qu’il révèle de l’indémontable human­ité des per­son­nages, mal­gré l’absurdité des injonc­tions à sans cesse pro­duire et repro­duire. Voudrais-tu en dire plus sur la place du texte pour toi ? Et com­ment se con­stru­it-il ?

Sil­vio Palo­mo : Je n’écris jamais à l’avance et je ne con­stru­is pas un spec­ta­cle à par­tir d’un texte. Celui-ci se con­stru­it de manière col­lec­tive au plateau et fait par­tie d’un tout : les gestes des acteur.rice.s sur scène en racon­tent autant que lui et je prends beau­coup de temps à choréo­gra­phi­er leurs mou­ve­ments et déplace­ments. Le texte c’est une des par­ties du spec­ta­cle, une des manières de racon­ter le spec­ta­cle ; ce qui compte pour nous est surtout de met­tre en avant les con­tra­dic­tions entre ce que l’on dit et ce que l’on fait. Le texte se base sur des bribes de conversationsqu’on a enten­dues, des anec­dotes, des sou­venirs de vacances, que l’on trans­forme en texte à par­tir d’improvisations très longues qui durent 1h à 1h30. On fait des heures de con­ver­sa­tions avant de sélec­tion­ner ce qui va être dit sur scène, ce qui demande beau­coup de con­cen­tra­tion, d’implication et de patience pour les acteur.rice.s et pour moi. 

Car­o­line Godart : Ton tra­vail porte large­ment sur le quo­ti­di­en, qui est sou­vent vu comme ennuyeux, rou­tinier, répéti­tif, et ce dernier aspect est par­ti­c­ulière­ment mis en avant dans tes spec­ta­cles. Tu écris sur ton site qu’il « est pos­si­ble que la répéti­tion de nos actions cache un sens nou­veau ». Quel est ce sens qui naît de la repro­duc­tion ?

Sil­vio Palo­mo : Mon tra­vail revêt un aspect cri­tique, mais il est aus­si habité par un amour pour nos imper­fec­tions et tout ce qui nous rend humains et nous touche dans les plus petites choses de la vie. L’humour et la joie d’être ensem­ble sont très présent.e.s dans nos pro­jets. Comme dit l’idiot de Dos­toïevs­ki « c’est bien aus­si d’être comique, c’est plus facile de se com­pren­dre les uns les autres et de faire la paix ». Quand je par­le du rap­port de la scène et à la salle, c’est une con­fronta­tion joyeuse ; il y a cette soif d’étonnement, de s’émerveiller de la moin­dre chose. C’est ce qu’on essaie de faire en déce­lant toutes ces petites choses du quo­ti­di­en : se réap­pro­prier le quo­ti­di­en, le dérisoire et les ren­dre vis­i­bles au plateau. C’est par la répéti­tion de ces bavardages et ges­tic­u­la­tions qu’on essaie de leur insuf­fler de la poésie et voir ce quelles racon­tent de notre société.

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Caroline Godart
Caroline Godart est dramaturge, autrice et enseignante. Elle accompagne des artistes de la scène tout...Plus d'info
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