Mémoire et « Chant du cygne »

Théâtre
Réflexion

Mémoire et « Chant du cygne »

Le 6 Jan 2021
Kazuo Ohno dans Argentina_photo de Claude Bricage
Kazuo Ohno dans Argentina_photo de Claude Bricage
Kazuo Ohno dans Argentina_photo de Claude Bricage
Kazuo Ohno dans Argentina_photo de Claude Bricage

Tout artiste est dis­so­cié de son œuvre, à l’exception des artistes du vivant. Ils sont indis­so­cia­bles et, par­fois, ils en souf­frent comme cet acteur anglais… qui avouait son regret de ne pas pou­voir se trou­ver dans le pub­lic pour se voir sur scène alors que le pein­tre peut regarder sa toile ou l’écrivain se refugi­er dans ses apparte­ments avec un de ses livres à la main ! Il y a une souf­france et Max Frisch la con­fir­mait en assim­i­lant l’acteur à un pein­tre aveu­gle qui ne parvient pas à voir son œuvre. Il l’engendre et elle lui échappe, ou s’enfuie, dit-on, mais cer­tains la con­ser­vent telle une sec­onde vie dont le corps se sou­vient et qui, de manière imprévue, s’éveille ou s’anime un instant. Ils ne sont pas nom­breux mais bien que rares ils con­fir­ment cette per­sis­tance mné­monique déposée par bribes dans le cof­fret de la mémoire la plus secrète, mais jamais per­due ! Cette con­vic­tion s’est réac­tivée un soir lorsqu’une amie chère, Mag­da Stavis­chi, m’a envoyé un petit extrait de vidéo que j’ai regardé sans cesse, « à tra­vers les larmes » comme le dis­ait Tchekhov…

Tout débute par l’image d’une très vieille dame en fau­teuil roulant et équipée avec des casques sur les oreilles tan­dis qu’un jeune aide-soignant, tout près, déclenche les pre­miers accords du Lac des cygnes dont, on l’apprend par un rapi­de insert, elle était la danseuse étoile à l’Opéra de New-York. La tête de Mar­ta Gon­za­lez, la nonagé­naire d’aujourd’hui, baisse d’emblée et elle sem­ble se retir­er dans le désert du temps jadis… une défaite, une résig­na­tion. Mais quand le jeune homme lui prend la main et l’embrasse elle se res­saisit car cette affec­tion sem­ble la ras­sur­er – il faut le remerci­er, lui aus­si, car le voy­age s’engage sous le dou­ble impact de la musique autant que de la caresse ! Les deux… et alors ses bras s’ouvrent pareils à des ailes qui retrou­vent les mou­ve­ments d’autrefois, la tête ploie sous l’effet de la souf­france revécue main­tenant, la musique l’habite et, au terme de cette expédi­tion pas­sagère, la nos­tal­gie l’emporte et vain­cue, la dame atteinte d’Alzheimer s’abandonne comme le cygne sur­gi des tré­fonds du temps un instant « ressus­cité ». Elle retrou­ve en soi l’œuvre autre­fois incar­née ! Aveu absolu !

Il y a quar­ante ans je restai muet en décou­vrant Admir­ing La Argenti­na,le spec­ta­cle de Kazuo Ohno, danseur âgé, au corps ridé, mais au sourire con­stant. Il resti­tu­ait non pas une de ses anci­ennes presta­tions, mais l’éblouissement éprou­vé bien longtemps avant face à une danseuse décou­verte an Espagne et qui s’appelait La Argenti­na. Kazuo Ohno se livrait à une expédi­tion rétro­spec­tive de spec­ta­teur enchan­té qui, par son corps, réac­ti­vait la mémoire de la danseuse à qui il ser­vait ain­si de con­ser­va­teur séduit. Et jamais, plus jamais, le lien entre la scène et la salle ne m’a con­fron­té à une telle résur­rec­tion de l’événement vécu par le biais d’un autre événe­ment, sec­ond. Mise en abyme du vivant qui, pour une fois, ne s’évanouit pas ! La danseuse améri­caine ran­i­mait ses sou­venirs choré­graphiques, Kazuo Ohno les sou­venirs d’une autre danseuse… et le corps sert de foy­er secret à ces enchâsse­ment uniques. Proust décrit dans son per­son­nage de la Berma la fas­ci­na­tion sus­citée par Sarah Bern­hardt – il passe du jeu à l’écrit – Kazuo Ohno se livre au même exer­ci­ce mais en restant dans le même champ – le corps qui restitue la sur­prise pro­duite par un autre corps. Amour absolu !

Mon père a eu la chance d’assister à une représen­ta­tion trag­ique dont le réc­it, dans mon ado­les­cence, m’a boulever­sé et, aujourd’hui encore, bien qu’apaisé par le temps, per­dure encore : il se trou­vait dans la salle d’un théâtre en Roumanie où, ce soir-là, offi­ci­ait un des acteurs les plus aimés du pays, un emblème de l’acteur respec­té aus­si bien pour ses qual­ités de jeu que de morale à l’heure où les servi­tudes des oppor­tunistes à l’égard du nou­veau pou­voir com­mu­niste abondaient. Mihai Popes­cu jouait un des rôles de pro­tag­o­nistes qui avait attiré mon père, Ham­let ou Don Car­los, je ne m’en sou­viens plus, et, à un moment don­né, devant le pub­lic stupé­fait, il com­mença à dériv­er de sa par­ti­tion pour se vouer à des rôles éloignés de son héros, des rôles qui venaient s’activer dans sa mémoire, non pas défail­lante, mais per­tur­bée ; la salle res­ta pétri­fiée et mon père égale­ment jusqu’à l’instant où le rideau tom­ba. Atteint d’une tumeur au cerveau, l’acteur ouvrait sans nulle restric­tion les vannes de son cap­i­tal mné­monique ! Effon­drement absolu.

Tchekhov a écrit un texte sou­vent joué ces derniers temps, Le Chant du cygne, qui, sur le mode de la fic­tion, ren­voie à une expéri­ence sim­i­laire. Au terme d’une fête d’adieu, un « jubilé », comme on le pra­tique en Russie, lorsque tous les con­vives sont par­tis, un acteur reste seul en com­pag­nie du souf­fleur qui l’a accom­pa­g­né tout au long de sa car­rière. Il plonge alors dans sa vie, une vie d’acteur dont il se sent déserté et, en notre en présence, revis­ite dans le désor­dre en pas­sant d’un rôle à un autre ; avec l’esprit égaré, désor­mais sevré de plateau, le comé­di­en délire au seuil de la mort ! Et, dans la soli­tude, il plonge dans la con­fu­sion de sa mémoire d’acteur comme l’a fait, en pub­lic, l’acteur roumain.

Alain Françon l’avait admirable­ment mis en scène (au théâtre de la Colline en 2005) avec Jean-Paul Rous­sil­lon dans le rôle du vieil acteur adulé, mais égaré dans ses pen­sées au seuil de sa vie.  Peter Stein a mis en scène le texte récem­ment (au Théâtre de l’Atelier en sep­tem­bre 2020) avec Jacques Weber et, solu­tion émou­vante, ils ont rajouté d’autres rôles, liés à la mémoire de l’interprète actuel, de Cyra­no au Roi Lear… les spec­ta­teurs les recon­nais­saient et perce­vaient comme un vade mecum partagé. A cela s’ajoutait, par con­tre, l’assimilation du shad­ow parte­naire, le souf­fleur, à la mort qu’il fig­u­rait explicite­ment. Le chant du cygne est une annonce immi­nente du deuil à venir. Et la scène le con­firme… à l’heure où l’acteur se remé­more non pas sa vie, mais son « dou­ble » qui fut sa vie en scène. Lui, par­mi des rôles, dis­per­sé et dévoué aux fic­tions qui finis­sent par se con­stituer en un moi pluriel.

Le jeu se trou­ve sou­vent décon­sid­éré pour tout ce qu’il implique comme acte feint, comme sim­u­la­tion trompeuse. Source de méfi­ance qui a envahi même la vie où l’on déplore « le théâtre » assim­ilé juste­ment à un leurre con­stam­ment pra­tiqué par les acteurs inter­prètes. Ces exem­ples rap­pelés ici rel­a­tivisent ce désen­gage­ment exis­ten­tiel tant reprou­vé et con­fir­ment, au con­traire, une impli­ca­tion insoupçon­née que de pareilles expéri­ences con­fir­ment. Rachat des créa­teurs du vivant qui, en para­phras­ant Prospéro, peu­vent affirmer « nous sommes faits de la matière de nos rôles ». Et cela est vrai pour les plus grands, car en eux-mêmes est déposée une série de fic­tions con­ver­ties en événe­ments biographiques. L’autre vie c’est leur vie ! Et cela appelle le respect !

Et com­ment ne pas rap­pel­er pour con­firmer ce pro­pos la nou­velle d’Antonio Tabuc­chi inti­t­ulée Le théâtre où le nar­ra­teur est con­vié dans la demeure d’un soli­taire réfugié en Afrique qui lui assigne la place du spec­ta­teur soli­taire tan­dis qu’il se hisse sur le plateau pour clamer les mono­logues de ses anciens grands rôles ? Il survit grâce à cet exer­ci­ce ! En plein cœur de l’Afrique l’acteur fait d’Hamlet son allié, et cela le sauve !

Après la lec­ture de ces lignes, Guy Freixe me rap­pelle que Nijin­s­ki, lui aus­si, recro­quevil­lé et le corps atrophié, quelque jours avant sa mort, s’est livré à la « danse de dieu » tan­dis que René de Cec­ca­ty se sou­vient du pianiste atteint d’Alzheimer qui, pareil à Mar­ta C. Gon­za­lez, jouait quelques accords de la célèbre sonate  beethove­ni­enne Au clair de la lune !  Sur­sauts ultimes. 

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Écrit par Georges Banu
Écrivain, essay­iste et uni­ver­si­taire, Georges Banu a pub­lié de nom­breux ouvrages sur le théâtre, dont récemment La porte...Plus d'info
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