Un spectacle hors norme — Le Château de Barbe-Bleue à l’Opéra de Lyon

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Critique

Un spectacle hors norme — Le Château de Barbe-Bleue à l’Opéra de Lyon

Le 11 Mar 2021
Le Château de Barbe-Bleue à l'Opéra de Lyon_Photo de Georges Banu_1
Le Château de Barbe-Bleue à l'Opéra de Lyon_Photo de Georges Banu_1
Le Château de Barbe-Bleue à l'Opéra de Lyon_Photo de Georges Banu_1
Le Château de Barbe-Bleue à l'Opéra de Lyon_Photo de Georges Banu_1

A l’origine il y a le réc­it de Charles Per­rault qui dresse l’image d’un maître meur­tri­er expert en frayeurs au cœur de son château où des femmes sont stricte­ment ver­rouil­lées. La légende a ressus­cité ensuite grâce à Mau­rice Maeter­linck qui écriv­it Ari­ane et barbe bleue au début du XXème siè­cle et fut repris par Paul Dukas pour l’opéra qu’il signa ensuite ! En 1910 Bela Bal­asz con­sacre un poème par­ti­c­ulière­ment vio­lent à l’étrange maître de la demeure royale engloutie dans le noir où il va livr­er un com­bat sans mer­ci avec sa dernière con­quête, Judith ! Bela Bar­tok va le con­ver­tir en un bref opéra d’un trag­ique dévas­ta­teur ! Chef — d’œuvre des temps mod­ernes où la guerre des sex­es sem­ble trou­ver son ter­rain de prédilec­tion. Déchire­ment de l’homme et de la femme, sur fond de com­bat irré­ductible entre la con­ser­va­tion du secret der­rière les sept portes du château que le pro­tag­o­niste entend préserv­er à tout prix et le vœu de dévoile­ment, de lumière que la femme défend en adver­saire irré­ductible. Frac­ture sur laque­lle débouche le con­flit des deux amants guer­ri­ers. Et si cette œuvre était la pré­mo­ni­tion pro­fonde de la Pre­mière guerre mon­di­ale, guerre d’un dou­ble anéan­tisse­ment des par­ties en con­flit ? L’artiste n’est-il pas par­fois un voy­ant illu­miné ? Un vision­naire du « non-dit » du monde ? 

A l’Opéra de Lyon, Serge Dorny a con­vié, pour se con­fron­ter à cet opéra extrême, le chef Titus Engel, proche de Christophe Marthaler, et Andriy Zholdak, met­teur en scène qui a signé déjà à Lyon l’Enchanter­esse de Tchaïkovs­ki  et qui prend les œuvres mon­tées à bras le corps, sans réserve ni pré­cau­tion ! Il leur injecte une énergie hors normes, les soumet à un traite­ment imprévu et révéla­teur : Zholdak fait de la mise en scène une poésie en acte, aus­si éton­nante que boulever­sante !  Leur col­lab­o­ra­tion s’avérera être d’une rare per­ti­nence. Mais, propo­si­tion inédite, dans la même soirée on va jouer à la suite, deux fois, cet opéra d’une brièveté pro­pre, par ailleurs, à cer­taines œuvres mod­ernes de Debussy à Richard Strauss ! Déci­sion auda­cieuse que le spec­ta­cle assume sans ambages :  pré­cisons-le, il ne four­nit pas deux vari­antes dis­tinctes, mais deux vari­a­tions placées sous le signe du « même et du dif­férent ». Sub­tile­ment on avance d’abord une pre­mière propo­si­tion reprise en par­tie une sec­onde fois, ni tout à fait autre ni tout à fait sim­i­laire. Ain­si le tra­vail de la mise en scène s’organise selon le principe musi­cal du thème avec vari­a­tions !  

Le Château de Barbe-Bleue à l'Opéra de Lyon_Photo de Georges Banu_2
Le Château de Barbe-Bleue à l’Opéra de Lyon_Photo de Georges Banu_2

Toute une mytholo­gie s’est con­stru­ite autour de cette région du cen­tre de la Roumanie, la Tran­syl­vanie. Ter­ri­toire placé sous le signe des vam­pires et du noc­turne inquié­tant car ici règ­nent Nos­fer­atu et Barbe-Bleue, ici Jules Verne place égale­ment le Château des Carpates où l’on entend des voix qui se réver­bèrent dans des espaces vides… Bar­tok et Bal­asz con­for­tent à leur tour la tra­di­tion de ce ter­ri­toire « satanique » qui remon­tait au XIXème siè­cle ! A l’énigme de la nuit, le spec­ta­cle sub­stitue, par con­tre, le reflet du miroir. Un miroir devant lequel paraît Barbe-Bleue au début pour enjam­ber ensuite le cadre et pénétr­er dans l’espace d’un apparte­ment com­mu­nau­taire d’époque com­mu­niste…. miroir qui sur­git au fond du plateau dans une séduisante mise en abyme, miroir qui s’ouvre mais égale­ment miroir de der­rière lequel sur­gis­sent des appari­tions déroutantes, soit de jeunes femmes empris­on­nées par Barbe-Bleue, soit des per­son­nages ajoutés, comme la mère ou la sœur du maître des lieux, quand ce n’est pas un enfant qui évoque Alice ou, plus sou­vent encore, un danseur trans­genre qui, de manière ludique, ren­voie au principe de plaisir à tra­vers ses glisse­ments ambi­gus et ses pas de danseur androg­y­ne ! Des miroirs repris en écho sur des vidéos, miroirs des dou­bles démul­ti­pliés, miroirs des incer­ti­tudes, sources d’inépuisables sur­pris­es ! Où sommes-nous ? Qui se cache der­rière ? Au terme de leur aven­ture com­mune, un miroir final dis­so­cie Judith de Barbe-Bleue qui finit par se trou­ver seul, comme au début. Château des miroirs qui mod­ule les secrets et les reflets ! 

Daniel Zholdak, le neveu du met­teur en scène, organ­ise la scéno­gra­phie avec un tal­ent par­ti­c­uli­er la rela­tion duelle entre les vari­a­tions de ce « dou­ble » Château de Barbe – bleue …D’emblée le palais se réduit à une suite de pièces qui se suc­cè­dent grâce à une scène tour­nante qui assure leur décli­nai­son ou, par­fois, leur simul­tanéité : salon vide en par­fait état et cui­sine mac­ulée de sang, salle de bains ornée dérisoire­ment de cou­ver­cles poly­chromes de toi­lettes, le quo­ti­di­en présent dans sa plus intense matéri­al­ité ! Et quelle per­fec­tion dans le ren­du de ces espaces où s’associent des papiers peints déchirés, des tuyaux rouil­lés, des briques cassées ! La puis­sance d’un spec­ta­cle passe aus­si par le con­cret de l’espace habité ! Ensuite, dans la sec­onde « vari­a­tion », le décor est frac­turé, réduit à un couloir avec des portes qui scan­dent l’image sur fond de couleurs glauques éclairées par des appliques élé­gantes ! Antin­o­mie on ne peut plus poé­tique ! L’autre par­tie reste ouverte… et, grâce à la vidéo, des rochers ou des éclipses se suc­cè­dent, des cail­loux tombent avec grand bruit dans le puits pro­fond d’une grotte ou, par­fois, on revoit, par bribes, des images de la pre­mière vari­a­tion ! Nous sommes pris entre la con­fronta­tion avec le cos­mos et la per­sis­tance de la mémoire. Oppo­si­tion entre le réel que l’on recon­naît encore et l’énigme qui sur­git autour ! Et com­ment ne pas rap­pel­er les cours­es des pro­tag­o­nistes qui, apeurés, s’arrêtent au bord du ravin qui s’ouvre sous leurs pieds… pris de panique face à a béance qui risque de les aspir­er ! 

Le Château de Barbe-Bleue à l'Opéra de Lyon_Photo de Georges Banu_3
Le Château de Barbe-Bleue à l’Opéra de Lyon_Photo de Georges Banu_3

 Andriy Zholdak dirige les chanteurs comme des comé­di­ens poussés par la musique jusqu’à l’incandescence de la voix et l’engagement du corps. C’est cela qui fait aus­si de ce spec­ta­cle une expéri­ence hors norme ! Karoly Sze­meredy dans la pre­mière vari­a­tion se présente plutôt comme un amant égaré entre la dés­in­vol­ture et la vio­lence, pour se con­stituer ensuite en véri­ta­ble mar­tyre souf­frant de l’attraction exer­cée par Judith. Un Barbe-Bleue pris dans la mou­vance de la pas­sion et de ses méta­mor­phoses. Sa parte­naire du début, Eve-Maud Hubeaux se mon­tre agitée par les tour­ments de la pas­sion, amoureuse sans réti­cence, engagée à corps per­du dans ce défi amoureux – et ses gestes, ses pas­sions, ses cris, tous attes­tent un oubli de soi dans cette dévo­tion pour Barbe-Bleue et les risques sans nom  qu’elle com­porte. Ensuite, Vic­to­ria Karkache­va adopte une pos­ture ver­ti­cale et stat­u­aire, elle s’érige en amoureuse « mythologique », por­teuse d’une voix admirable, repliée sur elle-même, une per­son­ni­fi­ca­tion de l’amour et non pas une incar­na­tion ! Deux femmes dis­tinctes pour un homme qui épouse leur antin­o­mie. En amour, le parte­naire vous col­ore de son iden­tité ! 

Un spec­ta­cle vivant si excep­tion­nel vous per­met de vivre une autre vie, sec­onde, tant néces­saire, cette vie dont nous sommes sevrés, depuis si longtemps, nous, assignés à rési­dence. Ce Château de Barbe-Bleue invite à réfléchir au bon usage de la sub­sti­tu­tion de la vie par l’art, durant les « temps de choléra » comme dis­ait jadis Gar­cia-Mar­quez !  

Le Château de Barbe-Bleue à l'Opéra de Lyon_Photo de Georges Banu_4
Le Château de Barbe-Bleue à l’Opéra de Lyon_Photo de Georges Banu_4

Dra­maturge « épisodique » du spec­ta­cle en col­lab­o­ra­tion avec Serge Dorny dra­maturge « con­stant ».

P.S. Le lende­main de cette générale hors du com­mun, lors de la pre­mière, en pleine cap­ta­tion, le Château de Barbe-Bleues’effondra sous mes yeux suite à la chute bru­tale de Eve-Maud qui inter­ve­nait après un pre­mier trébuche­ment qui m’avait déjà alerté ! Je la sen­tais exces­sive­ment habitée par une énergie sans con­trôle au nom d’un désir par­ti­c­uli­er de se livr­er corps et âme ! Elle tom­ba, l’orchestre gémit, la salle s’éclaira : voilà les risques de l’art du vivant, me dis­ais- je con­sterné ! Com­ment expli­quer l’accident ? D’où venait la fièvre de la chanteuse si emportée par le jeu ? Parce que, la veille, elle avait enten­du pour la pre­mière fois l’autre Judith, l’admirable Vic­to­ria Karkache­va, parce qu’elle se trou­vait con­fron­tée au défi de la prise de rôle d’une dif­fi­culté extrême… parce que sa dévo­tion était sans lim­ite ce soir-là ?  Sur le plateau, en attente de sec­ours, son corps frap­pé en plein vol gisait vain­cu. Fêlure du spec­ta­cle inter­dit de se pour­suiv­re… risque du vivant jamais à l’abri de l’imprévu, mais, dis­ait le directeur de l’opéra, Serge Dorny, « après tant d’attente  il faut tout faire pour  men­er jusqu’à son terme le pro­jet »  Alors la quête d’une rem­plaçante fut engagée. C’est davan­tage le pro­pre de l’opéra où les inter­prètes savent les rôles », ai-je com­pris, en suiv­ant les appels à tra­vers le monde en quête d’une autre Judith ! A Saint ‑Peters­burg ou à Berlin, à Budapest ou Edin­burg, des Judith jeunes ou âgées, aux sil­hou­ettes affinées ou défor­mées par l’exercice pro­longé de la scène… con­fronta­tion avec des vols aléa­toires et des tests impérat­ifs ! Quête éper­due au nom de l’impératif : the show must go on !  Le met­teur en scène en éprou­vait le désas­tre et, refugié dans un coin, assis à côté de la can­ta­trice éten­due à ses pieds, il m’est apparu comme étant l’autre vic­time ! Une trac­ta­tion débu­ta afin de trou­ver la meilleure réponse, mais tan­tôt les déplace­ments s’avéraient être improb­a­bles, tan­tôt la rem­plaçante pressen­tie con­trari­ait rad­i­cale­ment le pro­jet du spec­ta­cle. Epreuve humaine, épreuve de l’art. Plus tard, presque pour équili­br­er la déroute sus­citée par le hasard de l’accident mal­heureux, un autre, hasard, cette fois heureux, finit per­me­t­tre de décou­vrir la Judith de sec­ours, à deux heures de train, à Nice où Alice Cook attendait le début des répéti­tions à Nan­cy avec un opéra de Strauss.  

Par temps de pandémie, en com­para­i­son avec la pénurie qui rég­nait jadis, le nom­bre des chanteurs disponibles a con­nu une crois­sance expo­nen­tielle ! Ensuite j’assistais au tra­vail de l’assistante qui dirigeait la nou­velle venue appelée à met­tre ses pas dans les pas de la mise en scène déjà élaborée. Et cela en accéléré, quelques heures à peine en rai­son des con­traintes imposées par l’orchestre, intraitable sur les tranch­es horaires. 

Soumis à l’imprévu, l’art du vivant doit en assumer les sur­pris­es à même de se pro­duire, mais moi, de l’extérieur, en témoin impliqué, j’éprouvais la frus­tra­tion de l’accomplissement vécu le soir d’avant et je m’accommodais mal de ce Barbe-Bleue excep­tion­nel, qui, en ma présence, réparait ses plaies. Et tout cela pour être don­né devant une salle vide ! Voué seule­ment à la vig­i­lance des caméras qui, elles aus­si, étaient des rem­plaçantes, les rem­plaçantes des spec­ta­teurs absents ! « Il faut jouer vaille que vaille » – de mon fau­teuil j’ai ressen­ti le drame et l’obstination de cette impré­ca­tion. « Com­ment répar­er les vivants » — le titre de ce roman à suc­cès réson­na dans mes oreilles ! Ils sont « répara­bles » les spec­ta­cles, mais les cica­tri­ces per­sis­tent, sou­venirs qui invi­tent à assumer la fragilité du plateau de même que celle de la vie. Ici on ne tra­vaille pas dans le bronze et les corps « saig­nent », de même que partout dans le château de Barbe-Bleue. Alice Cook, maquil­lée et en cos­tume, fut assignée dans les couliss­es « just in case » et Eve-Maud, en boi­tant, parvint jusqu’au terme de sa presta­tion ! Mais les caméras vont tout cacher pour livr­er la ver­sion sans drame de cette épreuve vécue au « présent ». Et pour­tant c’est tou­jours plus juste de con­serv­er et non pas de cam­ou­fler la trace de la blessure. 

Je par­le en amoureux des « objets blessés » et ce Château de Barbe-Bleue en fait par­tie. Une mise en scène et une expéri­ence pleine­ment réu­nies ! 

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Andriy Zholdak
Titus Engel
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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
1 commentaire
  • A Georges Banu.
    Mon cher Georges, mer­ci de m’avoir per­mis de con­naître ce texte qui assure la présen­ta­tion et annonce le spec­ta­cle que nous atten­dons tous. J’ap­pré­cie l’idée d’une dou­ble représen­ta­tion, d’une vari­a­tion sur un thème que je con­nais bien, qui m’ob­sède depuis longtemps et qui est lui-même emboî­tage, ouver­ture, clô­ture et aboutisse­ment du thème sur lui-même.
    Quelle bonne idée, au lieu de le cacher, d’avoir accep­té l’ac­ci­dent sur­venu pen­dant le spec­ta­cle et de l’avoir inté­gré dans son déroule­ment dont il fait his­toire.
    Nous atten­dons la suite-miroir avec impa­tience.

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