Le théâtre par temps de guerre et d’élections

Théâtre
Réflexion

Le théâtre par temps de guerre et d’élections

Le 27 Avr 2022
La dame de la mer d'Ibsen, m-e-s d'Andry Zholdak, artiste ukrainien au Théâtre National de Craiova (Roumanie)
La dame de la mer d'Ibsen, m-e-s d'Andry Zholdak, artiste ukrainien au Théâtre National de Craiova (Roumanie)
La dame de la mer d'Ibsen, m-e-s d'Andry Zholdak, artiste ukrainien au Théâtre National de Craiova (Roumanie)
La dame de la mer d'Ibsen, m-e-s d'Andry Zholdak, artiste ukrainien au Théâtre National de Craiova (Roumanie)

Le théâtre est assim­ilé à un lieu et à une activ­ité incer­taine où le faux et le vrai s’enlacent et se dis­putent. Ce déchire­ment qui lui est pro­pre se trou­ve être aus­si à la source de l’amour et du désamour dont le théâtre éprou­ve le con­flit. Déchire­ment qui inter­vient davan­tage encore lorsque le théâtre se trou­ve impliqué dans la vie, surtout dans des sit­u­a­tions extrêmes qui, grâce à lui, se col­orent d’une dimen­sion exces­sive, mar­quée par l’impact d’un lieu ou d’une action étrangère au spec­ta­cle. Rien de pire que le théâtre en dehors du théâtre.
Un témoignage récent a surenchéri sur cette con­vic­tion qui m’accompagne depuis des années. Nous savions que bon nom­bre de civils ukrainiens s’étaient réfugiés dans le théâtre de Mar­i­oupol entière­ment con­ver­ti en abri pour ces dému­nis. Une met­teuse en scène ukraini­enne, Lioud­my­la Koloso­vitch, apporte un sup­plé­ment d’informations (Le Monde daté du 11 avril) en racon­tant qu’en rai­son du froid qui rég­nait dans la grande salle, on avait ouvert la réserve des cos­tumes afin de s’en servir pour se pro­téger de la rigueur météorologique. Quand le théâtre fut bom­bardé, bon nom­bre des vic­times étaient cou­vertes d’habits de scène et cela don­nait une dimen­sion encore plus trag­ique au car­nage. Parce que, dans un cer­tain sens, le théâtre lui accor­dait une dimen­sion grotesque inat­ten­due…, de pau­vres habi­tants ukrainiens trav­es­tis par des cos­tumes de for­tune sont tombés sous les bombes assas­sines.


Cela m’a ren­voyé à un autre événe­ment récent accom­pli aus­si sous l’emprise du pou­voir extrême du Krem­lin. À Moscou une bande de ter­ror­istes tchétchènes ont pris en otage le pub­lic d’un spec­ta­cle de théâtre tenu en haleine toute une nuit jusqu’à l’aube, lorsque les policiers russ­es furent lâchés et, sans pré­cau­tion ni réserve, ont pris d’assaut la salle en tuant indis­tincte­ment spec­ta­teurs et agresseurs. Les fau­teuils rouges étaient tachés par le sang des vic­times amon­celées les unes au-dessus des autres. Et à Paris, au Bat­a­clan n’a‑t-on pas assisté à un même drame ren­du insup­port­able par la con­ver­sion en mort vio­lente du plaisir au nom duquel ces êtres s’étaient réu­nis dans des lieux voués à l’art ou au diver­tisse­ment ! Lieux souil­lés et ren­dus con­traires à leur voca­tion pre­mière.

Et d’ailleurs l’assassinat de Lin­coln n’est-il pas resté mythologique parce que accom­pli dans une loge de théâtre ? Il me rap­pelle aus­si que, par des temps anciens, le père d’Alexandre le Grand, Philippe II, fut poignardé lorsque, sans garde de pro­tec­tion, il s’avançait seul vers l’arène des spec­ta­cles ? Meurtres appar­en­tés, bien réels dans des lieux placés sous le sceau de l’imaginaire et du faux.

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Le théâtre, le recours au théâtre, au con­traire, four­nit une dimen­sion dérisoire aux héros publics lorsqu’ils s’en empar­ent pour des raisons rhé­toriques. Un exem­ple récent l’a con­fir­mé avec éclat. Nous con­nais­sions la can­di­date du par­ti des Répub­li­cains, Valérie Pécresse avec con­stam­ment un sourire esquis­sé sur les lèvres. Une sorte de gen­til­lesse érigée en emblème iden­ti­taire. Et grande fut la sur­prise lorsqu’elle est apparue, sous un autre jour, dans son pre­mier meet­ing dans la grande salle du Zénith devant une assem­blée acquise qu’elle haranguait bras écartés et voix cav­erneuse. Mécon­naiss­able, Valérie Pécresse se présen­tait en guer­rière sous l’influence d’un coach-comé­di­en qui lui avait impar­ti un rôle inap­pro­prié : actrice mal dis­tribuée. Le théâtre, trop vis­i­ble, l’a desservie grave­ment et sa presta­tion fut un échec en rai­son de cette iden­tité d’emprunt, de ce change­ment occa­sion­nel qui révélait une comé­di­enne d’occasion en manque de voca­tion. Le théâtre nuit… de même qu’il y a cinq ans déjà, lorsque Ségolène Roy­al sur­gis­sait au début de sa cam­pagne prési­den­tielle en arbo­rant une coif­fure dés­in­volte et une tenue inhab­ituelle : elle aus­si sous l’emprise d’un théâtre cen­sé accroître l’impact de son inter­ven­tion. On rejette le théâtre lorsqu’il injecte une dose de trav­es­tisse­ment fla­grant au nom du désir de l’emporter sur les plateaux de la poli­tique. Le faux l’emporte alors et le pub­lic ne se trompe pas en reje­tant l’orateur qui s’empare de ses atours.
La pra­tique a des précurseurs. Hitler fait appel à un acteur de troisième caté­gorie pour déploy­er ses ressources dém­a­gogiques dans la pièce de Brecht l’Ascension d’Arturo Ui. Et il en est de même dans le Dic­ta­teur de Chap­lin. Jacques Chirac se serait fait diriger par un acteur…

Le théâtre, quand il s’immisce dans l’histoire ou dans la poli­tique, exac­erbe aus­si bien la tragédie que la comédie. Et l’une comme l’autre en por­tent ses mar­ques que l’on exècre autant que l’on déplore.

PS. Je ne l’ai pas fait ici car pra­tique trop loin­taine mais ce serait dom­mage de ne pas évo­quer la présence de Sarah Bern­hardt ou Edouard De Max auprès des sol­dats de la Pre­mière Guerre Mon­di­ale… L’acteur apporte une dose d’irréel au cœur du réel rav­agé par la souf­france et la mort. Con­so­la­tion pas­sagère. Plus tard, théâtre ayant per­du son pou­voir mythologique, ce sont des actri­ces, cette fois-ci de ciné­ma, qui se sont livrées des presta­tions sim­i­laires devant des sol­dats exaltés par leur venue. Des bien­faits du théâtre ou du ciné­ma pen­dant la guerre.

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Écrit par Georges Banu
Écrivain, essay­iste et uni­ver­si­taire, Georges Banu a pub­lié de nom­breux ouvrages sur le théâtre, dont récemment La porte...Plus d'info
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