Georges, Le voyageur de l’émotion 

Hommage

Georges, Le voyageur de l’émotion 

Le 27 Jan 2023
Hommage a Georges Banu par Patrice Junius
Hommage a Georges Banu par Patrice Junius

HOMMAGE À GEORGES BANU

Mon enfant ma sœur, songe à la douceur d’aller là-bas vivre ensem­ble… 

Baude­laire, L’invitation au voy­age

Il fut un temps, pas si loin­tain, où le théâtre était avant tout l’expression d’une com­mu­nauté. Il lui ren­voy­ait, comme dans un miroir, ses déchire­ments et ses errances, ses inter­ro­ga­tions et ses espoirs, his­toires de guer­res et d’amour, par­fums d’enfance et fuite du temps. 

En même temps, le théâtre est, depuis tou­jours itinérant. Les créa­tions se trans­portent d’un lieu à un autre, élar­gis­sant le cer­cle des spec­ta­teurs. Ces migra­tions ont influ­encé l’art du théâtre. Qu’on ne prenne pour seul exem­ple que le voy­age en Europe de l’Ouest du Berlin­er Ensem­ble en 1954 et la sec­ousse qu’il pro­duisit alors, en France notam­ment. C’est à par­tir de là que la pen­sée brechti­enne se répan­dit comme une traînée de poudre. Même ceux qui n’avaient pas vu Mère Courage étaient han­tés par les pho­togra­phies d’Hélène Weigel, la bouche ouverte dans un cri « muet » d’effroi. 

Un peu partout en Europe ces vis­ites décloi­son­naient un théâtre replié sur lui-même, influ­ençait ses valeurs, son esthé­tique et sa pen­sée. 

Ces ren­con­tres étaient rares. Si leur impact était sen­si­ble, c’était dans un rythme calme, un proces­sus lent, une appro­pri­a­tion raison­née. 

Aujourd’hui nous sommes dans un tout autre cas de fig­ure. La capac­ité de voy­ager a bous­culé en pro­fondeur l’art du théâtre. Ce ne sont plus seule­ment des tournées de spec­ta­cles étrangers qui sont pro­posées aux publics des théâtres. Tout le monde voy­age : les artistes comme les publics. Les artistes col­la­borent, venant de ter­ri­toires dif­férents. Ils se mesurent, par­fois se rejoignent dans des œuvres sin­gulières, nées de leurs dif­férences. 

Phénomène pro­pre à ces trente dernières années : l’explosion des fes­ti­vals. Longtemps en France, il n’y eut de fes­ti­val que celui d’Avignon et celui à Paris du théâtre des Nations, et après lui le fes­ti­val d’automne, aux­quels vint se join­dre le fes­ti­val de Nan­cy. 

Aujourd’hui, presque chaque ville en France, en Alle­magne, en Espagne, en Ital­ie, en Grande-Bre­tagne, aux Pays-Bas, en Bel­gique revendique son fes­ti­val et ouvre ses portes aux spec­ta­cles du monde. Même phénomène en Europe cen­trale et ori­en­tale, en Russie, pour ne pas par­ler du reste du monde. 

Le voy­age, c’est aus­si la ren­con­tre et l’adaptation des esthé­tiques. Par­mi les exem­ples célèbres, les tra­di­tions ori­en­tales chez Ari­ane Mnouchkine et celles de l’Afrique chez Peter Brook, pour ne citer que les plus emblé­ma­tiques. 

Mais ce fut aus­si l’influence de la « dra­maturgie » alle­mande chez Jean- Pierre Vin­cent ou Patrice Chéreau en France, Marc Liebens, Philippe van Kessel et Philippe Sireuil en Bel­gique. 

Georges Banu naît en quelque sorte à la cri­tique au moment de cette explo­sion. Voyageur infati­ga­ble – y a‑t-il quelqu’un qui dans le monde du théâtre avale plus de kilo­mètres que lui dans une année ? – il a été en pre­mière ligne de ces décou­vertes, ces étonnements,ces influ­ences. 

Georges Banu et Bernard Debroux_2015, photo Dmvmc
Georges Banu et Bernard Debroux_2015, pho­to Dmvmc

Pour avoir par­fois voy­agé avec lui ou pour l’avoir écouté au retour de ces péré­gri­na­tions, je le qual­i­fierais volon­tiers de voyageur de l’émotion. Qu’il se rende à un fes­ti­val en Europe ou en Amérique, son voy­age est un mélange de prox­im­ité avec la chose artis­tique et la décou­verte de l’autre, de l’étranger. Il marche dans la ville (par­fois tôt le matin ou tard le soir), envoie des cartes postales à des amis, tou­jours sig­nifi­antes d’un sou­venir ou d’un pro­jet, par­le avec les gens (chauf­feurs de taxi, anti­quaires, garçons de restau­rant), tachant de super­pos­er l’air du temps et le spec­ta­cle du soir. 

Ces voy­ages du théâtre dans le monde, Georges en a fait prof­iter la revue Alter­na­tives théâ­trales dans des numéros devenus célèbres :  Le but et ses fan­tômes, Le théâtre au Por­tu­gal, Le théâtre de l’Hispanité, L’Est désori­en­té, La Scène Polon­aise, Le théâtre au Japon, La Scène Roumaine… la revue l’ayant par­fois précédé dans cette voie (Théâtre Con­tem­po­rain en Europe, Les Améri­cains par eux-mêmes) mais lui a surtout emboîté le pas : Théâtre en Suisse Romande, Cana­da 86, Théâtre d’Afrique noire, Théâtre à Berlin, Théâtre au Chili. Les titres mêmes de cer­tains numéros s’inscrivent dans cette préoc­cu­pa­tion : Aller vers l’ailleurs, ter­ri­toires et voy­ages… 

Il est d’autres voy­ages dont Georges a été le témoin et dont il a fait partager la revue, ce sont ce qu’on pour­rait appel­er les voy­ages du sen­si­ble, les glisse­ments des dis­ci­plines artis­tiques les unes dans les autres, les thé­ma­tiques qui voy­a­gent et tra­versent le réper­toire d’un moment par­ti­c­uli­er : le théâtre tes­ta­men­taire, le théâtre de la nature, le théâtre dédou­blé, les liaisons sin­gulières, le corps trav­es­ti, extérieur ciné­ma, côté sci­ences... Il s’agit là de voy­ages à l’intérieur même du théâtre, pen­dant néces­saire à l’exploration d’autres univers artis­tiques et cul­turels qui se dévelop­pent ailleurs dans le monde. 

D’où vient à Georges cette dis­po­si­tion d’explorateur qui le fait voy­ager depuis tant d’années ? Je n’aurais pas la pré­ten­tion de répon­dre entière­ment à cette ques­tion qui offre des répons­es mul­ti­ples.
Il y a sans doute cette dou­ble appar­te­nance cul­turelle qui lui a per­mis de com­pren­dre très tôt les avan­tages qu’il y a à scruter l’âme humaine à par­tir de postes d’observation dif­férents. Il y a du déchire­ment à se partager entre deux patries. Il y a aus­si de la douceur à vivre à chaque retour les affec­tions retrou­vées. 

Georges banu et Bernard Debroux, 2015, pho­to Dmvmc

Un texte de Bernard Debroux, in Les voyageurs du théâtre, coédi­tion Alter­na­tives théâtrales/ Insti­tut de recherche en études théâ­trales de la Sor­bonne Nou­velle-Paris 3, févri­er 2013

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Georges Banu
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Bernard Debroux
Écrit par Bernard Debroux
Fon­da­teur et mem­bre du comité de rédac­tion d’Al­ter­na­tives théâ­trales (directeur de pub­li­ca­tion de 1979 à 2015).Plus d'info
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