Avec An Empty House, créé à l’Opéra des Flandres en février 2024 sous la direction de Karel Deseure, la metteuse en scène Maëlle Dequiedt signe une proposition lyrique aussi foisonnante que singulière. Cette soirée, qui réunit plusieurs œuvres sous une même architecture scénique, s’articule autour de l’axe principal que constitue L’Enfant et les Sortilèges de Maurice Ravel et Colette. Mais, loin de se contenter d’illustrer ce conte musical trop souvent réduit à sa fantaisie enfantine, la metteuse en scène s’entoure de ses complices Charles Chauvet (scénographie), Louis Verlinde (costumes), Bérengère Bodin (chorégraphie), Max Adams (lumières) et Tom Swaak (dramaturgie), pour inventer un théâtre de la mémoire troublé, fragmenté, hanté par l’absence.
Une maison vide mais remplie de souvenirs…

Le point de départ de cette aventure est une maison. Un espace vide qui sert de cadre à des actions disparates et mystérieuses, empruntées à des sources diverses. Cette maison est surtout un espace mental, un souvenir, peut-être même un songe aux allures de cauchemar. Le décor enferme l’action sous un plafond très bas qui semble prendre au piège les personnages. Ce sentiment d’oppression, mais aussi de déplacement progressif – de l’intérieur vers l’extérieur, du connu vers l’inconnu –, devient le fil rouge du spectacle. En effet, Maëlle Dequiedt a voulu étendre sur L’Enfant et les Sortilèges l’ombre douloureuse du deuil – cette absence qui renvoie à la perte et au deuil de la figure maternelle chez Ravel. Ce faisant, la mère est le point focal, à la fois présence et absence, d’une dramaturgie qui présente la mère comme invisible et omniprésente.
Un assemblage d’œuvres et le motif du renversement
Autour de cette œuvre centrale gravitent d’autres pièces, comme ces deux chœurs d’enfants, extraits de Like Flesh, opéra contemporain de Sivan Eldar. Ces deux pièces ouvrent et referment la soirée lyrique. Elles donnent également la parole à la nature – une nature cosmique, organique, presque métaphysique. Cette ouverture sur l’extérieur prolonge la trajectoire initiée par Ravel : de l’enfermement vers un ailleurs, du concret vers l’abstraction.

L’autre pivot de la soirée est Hin und zurück, mini-opéra et petit joyau d’humour absurde signé Paul Hindemith. En à peine douze minutes, ce « va-et-vient » narre un drame bourgeois grotesque – une infidélité, un meurtre et un retournement – pour mieux le rejouer… à l’envers, du meurtre à l’infidélité. Ce palindrome théâtral est le cœur comique – et critique – du dispositif. Deux interludes orchestraux prolongent ce motif de renversement : le Filmmusik de l’opéra Lulu d’Alban Berg et le Prélude palindromique, extrait de Horoscope de Constant Lambert. Là encore, la forme elle-même devient mémoire, retour, miroir, telle une mécanique du retour sur soi et de la réparation.
L’idée d’un retour symbolique
À première vue, tout oppose Hin und zurück de Paul Hindemith et L’Enfant et les Sortilèges de Maurice Ravel. L’un est une farce miniature à la structure palindromique, l’autre est une fantaisie lyrique luxuriante et féerique. L’un fait rire par l’absurde, l’autre émeut par la tendresse. Pourtant, derrière ces différences de ton, de style et de langage, ces deux œuvres composées à quelques années d’intervalle (1925 pour Ravel, 1927 pour Hindemith) partagent une même volonté de repenser la forme opératique, et une même fascination pour l’idée de retour – au sens temporel, mais aussi symbolique.
Le principe formel de Hin und zurück est d’une clarté mathématique : une scène dramatique – une dispute conjugale menant à un meurtre – est jouée une première fois, puis entièrement rejouée à l’envers. Ce retour en arrière, littéral, transforme la tragédie en farce. L’illusion théâtrale est rompue, l’action perd de sa gravité, et le temps devient un jeu de construction. Chez Ravel, le retour est d’un tout autre ordre : il ne s’agit pas de rejouer la scène, mais de réparer symboliquement un monde blessé. L’Enfant et les Sortilèges raconte l’histoire d’un enfant capricieux confronté à la révolte magique des objets et des animaux qu’il a maltraités. Son cheminement intérieur – de la cruauté à la compassion – se conclut par un retour à l’harmonie, marqué par son cri final : « Maman ! », qui ponctue sa longue métamorphose et marque un retour à l’origine.

Une traversée dans l’espace-temps
Dans ce théâtre de la mémoire et de la métamorphose, Maëlle Dequiedt et son équipe créent une traversée sensorielle et psychique, à la fois ludique et dérangeante, comme un souvenir qui affleure, se déforme et se répète. L’idée de faire de l’Enfant le témoin muet du meurtre de la mère dans Hin und zurück donne, à sa culpabilité et aux gestes de colère une explication cohérente au moment d’imager les « sortilèges » qui l’environnent dans l’opéra de Ravel. Le traumatisme de l’Enfant devient alors un espace scénique à part entière : la maison devient un espace en suspens, avec une galerie d’objets que la mise en scène se garde bien de présenter dans le décor avant qu’ils ne s’animent, au sens littéral du terme. Cette suite d’apparitions renvoie à l’idée d’une maison habitée par les souvenirs, les voix et les objets, qui prennent vie comme des échos du passé.
Le regard de l’enfant

L’autre point fort de cette production est l’étrangeté des images comme trouble du regard et de la mémoire de l’Enfant. Dans cet univers de l’étrange et du merveilleux, de l’écureuil géant, narrateur et accordéoniste, aux rôles-objets comme les tasses de porcelaine ou les plus attendus bergers, horloge et démons des mathématiques, l’apparition d’une princesse-fée signale, d’un coup de baguette magique, le moment où bascule l’action. Le regard du spectateur est attiré par le point focal et magnétique du foyer rougeoyant de la cheminée, objet de fascination hautement symbolique de l’Enfant rêveur. Perdu dans ses pensées mélancoliques, il regarde danser les flammes. Dans un mouvement scénographique très fluide, les murs s’ouvrent, les papiers peints prennent vie, les objets deviennent personnages ; la chambre se métamorphose en jardin, puis en songe. À travers ce jeu d’échelles et de perspectives, la maison devient un espace de transition, jusqu’à se réduire physiquement à une maquette miniature et disparaître complètement, tel un objet de transition entre rêve et réalité, enfance et âge adulte, passé et présent. Face au vide angoissant, le spectacle ouvre alors une perspective sans réponse où flotte l’idée pascalienne de l’absence, avec l’idée que cet infini n’est pas pour autant sans présences…



