Et si on mangeait les enfants ?

Et si on mangeait les enfants ?

A la frontière entre projet participatif et/ou exploitation des enfants

Le 8 Déc 2025
Working With Children, écrit et mis en scène par Nicola Gun, dansé par Nicola Gun et un groupe d’enfants de 10-11 ans, Fierce Festival, Birmingham, octobre 2019 © Ben Speck en 2020
Working With Children, écrit et mis en scène par Nicola Gun, dansé par Nicola Gun et un groupe d’enfants de 10-11 ans, Fierce Festival, Birmingham, octobre 2019 © Ben Speck en 2020

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Working With Children, écrit et mis en scène par Nicola Gun, dansé par Nicola Gun et un groupe d’enfants de 10-11 ans, Fierce Festival, Birmingham, octobre 2019 © Ben Speck en 2020
Working With Children, écrit et mis en scène par Nicola Gun, dansé par Nicola Gun et un groupe d’enfants de 10-11 ans, Fierce Festival, Birmingham, octobre 2019 © Ben Speck en 2020
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C’est une blague des­tinée à faire com­pren­dre l’importance de la ponc­tu­a­tion. Et si on mangeait, les enfants ? Et si on mangeait les enfants ? Entre ces deux énon­cés gram­mat­i­caux, une sim­ple vir­gule empêche les enfants de con­naître le sort qui leur est réservé dans tout con­te inclu­ant un ogre ou une sor­cière pro­prié­taire d’une mai­son en sucre. Pourquoi racon­ter cette blague ici ? Parce qu’une per­for­mance de Nico­la Gunn, décou­verte au Théâtre Sil­via-Mon­fort en 2024, nous l’a rap­pelée. 

Sous le titre de Work­ing with Chil­dren, l’artiste aus­trali­enne a conçu un spec­ta­cle orig­i­nal et sub­ver­sif qui ques­tionne les pro­jets dits par­tic­i­pat­ifs. Pourquoi faire des spec­ta­cles avec des enfants ? Que croit-on leur apporter ? À quels dan­gers sont-iels exposé·es ? De quels ogres, de quelles sor­cières veut-on les pro­téger ? Quel prof­it espère-t-on en tir­er ?

Working With Children, écrit et mis en scène par Nicola Gun, dansé par Nicola Gun et un groupe d’enfants de 10-11 ans, Fierce Festival, Birmingham, octobre, 2019 © Ben Speck en 2020
Work­ing With Chil­dren, écrit et mis en scène par Nico­la Gun, dan­sé par Nico­la Gun et un groupe d’enfants de 10 – 11 ans, Fierce Fes­ti­val, Birm­ing­ham, octo­bre, 2019 © Ben Speck en 2020

Le dis­posi­tif imag­iné par Nico­la Gunn est aus­si sim­ple que dia­bolique­ment effi­cace. Un pro­to­cole est envoyé en amont aux théâtres, qui doivent con­stituer un groupe de cinq à dix enfants âgé·es de onze à treize ans. Ces enfants vont suiv­re qua­tre work­shops de trois heures env­i­ron, qui ont lieu après l’é­cole, pen­dant les week-end ou les vacances sco­laires. La sim­plic­ité de ce pro­to­cole est à l’image de la facil­ité avec laque­lle on peut résumer la per­for­mance : présente sur scène, Nico­la Gunn répète avec les enfants des gestes et mou­ve­ments tan­dis qu’un texte est pro­jeté en sur­titrage par-dessus leurs têtes. Par une habile mise en abyme, le texte racon­te l’histoire d’une artiste qui se rend à un ren­dez-vous pro­fes­sion­nel avec le respon­s­able d’une MJC située dans un quarti­er défa­vorisé, où elle monte un spec­ta­cle avec des enfants. La sit­u­a­tion lui échappe après que des par­ents se sont plaints et ont décidé de retir­er leur fille du pro­jet. 

L’artiste dont il est ques­tion est-elle Nico­la Gunn ? Le texte s’amuse à main­tenir le doute quant à sa réelle part d’autofiction. La vérité n’est pas le prob­lème. À tra­vers son pro­to­cole, qui se réduit à quelques lignes, la per­for­mance se donne comme repro­ductible, à l’opposé d’un théâtre doc­u­men­taire qui se baserait sur la vie de ses participant·es pour pré­ten­dre à une authen­tic­ité. Ici, les enfants sont les vari­ables d’une équa­tion déjà écrite. D’ailleurs, la per­formeuse fait dire à son dou­ble de fic­tion qu’elle s’inquiète de ne pas utilis­er assez la matière des enfants, avant d’avouer qu’au fond elle s’en fout. L’intérêt se situe ailleurs.

Dans l’histoire des poli­tiques cul­turelles, les pro­jets par­tic­i­pat­ifs appa­rais­sent comme une pos­si­ble réponse à la ques­tion des droits cul­turels posée dans la Déc­la­ra­tion des droits humains de 1948, affir­mant le droit inal­ién­able de tout indi­vidu à pren­dre part à la vie cul­turelle. Work­ing with Chil­dren se mon­tre cri­tique à l’égard du dévoiement de cette utopie. Lors de son ren­dez-vous à la MJC, la nar­ra­trice note que beau­coup d’artistes font jouer des enfants dans des spec­ta­cles à suc­cès qui enchaî­nent avec d’énormes tournées, inter­ro­geant la zone grise entre pro­jet édu­catif et tra­vail déguisé. En out­re, si elle a accep­té ce pro­jet, c’est parce qu’un ami lui a con­seil­lé de faire des spec­ta­cles avec des enfants ou des chiots pour relancer sa car­rière : un cynisme qui rap­pelle en par­tie la règle des 3B prisée par les pub­lic­i­taires des années 1980, qui voulait qu’une bonne pub présente néces­saire­ment un enfant, une femme ou un ani­mal mignon (Baby Blond Beast). 

L’art a beau pro­mou­voir des valeurs vertueuses, il n’est pas exempt des logiques de la société marchande. Nico­la Gunn sug­gère que, sous cou­vert d’émancipation et d’empow­er­ment, les pro­jets par­tic­i­pat­ifs peu­vent aboutir à l’exploitation et à l’instrumentalisation des enfants au prof­it d’artistes ou d’institutions qui cherchent à s’autolégitimer. Le dis­posi­tif inter­roge égale­ment notre regard de consommateur·rices de spec­ta­cles. L’impression de sur­pren­dre les enfants en pleine répéti­tion place les adultes dans une posi­tion dérangeante de voyeur·ses. Le malaise est ren­du plus man­i­feste encore par le choix de l’âge des participant·es, que le texte pro­jeté jus­ti­fie en expli­quant qu’il s’agit de la préado­les­cence, où les enfants se sen­tent le plus vul­nérables.

Nico­la Gunn présente le résul­tat de son tra­vail comme un essai et non comme une pièce achevée, d’où son titre, qui fait davan­tage penser à une étude ou à un mode d’emploi qu’à un spec­ta­cle. Tout au long de la per­for­mance, elle met en acte ce qu’on pour­rait appel­er une esthé­tique du work in progress. Assis·es par terre, les enfants l’écoutent avant de pass­er de la théorie à la pra­tique. Ils sont guidé·es, mais con­ser­vent leur lib­erté et leur spon­tanéité. Leurs mou­ve­ments sont imprévis­i­bles  : rouler, marcher à qua­tre pattes, ram­per sur les genoux à la force des bras, faire le tour du plateau en courant, puis, soudain, s’asseoir sans rai­son appar­ente… Ces déplace­ments obéis­sent sans doute à des règles mis­es en place par la per­formeuse, mais ces règles nous demeurent incon­nues, créant une impres­sion de chaos soigneuse­ment orchestré. Work­ing with Chil­dren est empreint d’une fragilité trou­blante qui se mue en force mag­né­tique lorsque la per­for­mance monte en inten­sité : la beauté de l’incertitude, le trem­ble­ment de l’impondérable.

C’est ici que l’esthétique per­cute l’éthique. En s’écartant d’un spec­ta­cle clas­sique, la forme de l’essai mise en œuvre par Nico­la Gunn – son inachève­ment, sa recréa­tion dans chaque lieu avec de nou­veaux participant·es – est une garantie con­tre l’exploitation et la réi­fi­ca­tion des enfants. La per­for­mance – qui prend les gens tels qu’ils sont – devient garante d’une cer­taine éthique, au con­traire d’un spec­ta­cle qui exig­erait que les comédien·nes tra­vail­lent un rôle. À l’opposé d’un pro­jet d’action cul­turelle qui déplac­erait ses participant·es dans une logique qu’on pour­rait grossière­ment résumer par le vers de Baude­laire – « Tu m’as don­né ta boue et j’en ai fait de l’or » –, il n’y a ici aucune trans­mu­ta­tion. La per­for­mance se refuse à sig­ni­fi­er autre chose que ce qu’elle est et ce qu’elle donne à voir : une artiste répé­tant avec des enfants. On songe à la phrase d’Éric Rohmer : « Tout film est un doc­u­men­taire sur son pro­pre tour­nage. »

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Écrit par Simon Hatab
Simon Hatab est dra­maturge au théâtre et à l’opéra.Plus d'info
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Par Giulia Filacanapa
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