Durant environ deux siècles, des petites filles, des petits garçons, des adolescentes et des adolescents se sont produits sur les planches de manière professionnelle en Europe. La revue European Drama and Performance Studies sort de l’ombre ces jeunes travailleurs du spectacle en leur consacrant un dossier, sous la houlette de l’historienne Pauline Beaucé1. Cette spécialiste du XVIIIe siècle revient sur le rôle méconnu, quoique essentiel, de ces petits chanteurs, danseurs, acrobates et comédiens dans les spectacles de divertissement.
Dans l’introduction de ce numéro intitulé « Enfants artistes de scène (XVIIe-XIXe siècle) », paru en août 2025, vous rappelez que le travail des enfants est une réalité ancienne. Pourquoi le préciser d’emblée ?

Lorsque l’on consulte des archives sur le théâtre des XVIIIe et XIXe siècles, on voit que les enfants sont présents… sans toujours y prêter attention. Selon une idée préconçue héritée du XIXe siècle, on suppose qu’il s’agit d’« enfants de la balle » – issus de familles d’artistes. Or, il est intéressant de considérer ces enfants comme des travailleurs. Cela permet de faire le lien avec le labeur des enfants en général, qui a commencé bien avant la Révolution industrielle, comme l’ont montré Caroline Fayolle et Côme Simien2 : les plus jeunes ont toujours constitué une force de travail, dans le monde paysan, les fabriques, le petit commerce… Et également dans le monde du spectacle. Ainsi, il est banal pour les spectateurs européens de voir des enfants sur scène, d’autant plus à partir du XVIIe siècle, moment où se développe un théâtre commercial initié par des entrepreneurs privés – à différencier des théâtres de cour et de salon.
À la lecture de ce dossier, on comprend que les enfants sont alors omniprésents dans les spectacles. Que font-ils exactement ?
Les petits travailleurs de la scène relèvent d’un phénomène à la fois évident et invisible. Ils sont artistes ou « petites mains » aux côtés des machinistes. Les documents comptables de la Comédie-Française3 et de la Comédie-Italienne4 mentionnent nombre de rémunérations versées à des enfants. On y trouve, par exemple, le paiement de deux enfants, chargés de manipuler une figure d’animal sur scène. Le plus souvent, ces jeunes travailleurs sont anonymes, sauf quand il s’agit de fils ou de filles de comédiens de la troupe. Les enfants acrobates, qui se produisent sur les scènes des « théâtres de la foire » à Paris, exécutent des sauts et des « danses de corde » [équilibres sur fil de fer, ndlr], à l’image des acrobates adultes. Dans les contrats qu’il a pu exhumer, Bertrand Porot a cependant découvert que les enfants ont des spécialités liées à leur morphologie et à leur souplesse, notamment l’équilibre sur échelle et la contorsion – jusqu’à l’interdiction de la contorsion d’enfant, au XIXe siècle. Très légers, les petits acrobates vont aussi se jucher au sommet des pyramides humaines. Sur les scènes lyriques, on apprécie la voix des enfants pour leur tessiture aiguë, leur unité vocale, leur amplitude. Les comédiens et danseurs jouent des rôles d’enfants, de créatures féeriques comme les sylphes. Ils sont aussi figurants ou faire-valoir. Et, dans les « théâtres d’enfants », ils interprètent des personnages d’adultes. Il y a une grande polyvalence chez ces jeunes artistes. De plus, on a l’idée qu’ils peuvent tout jouer ; qu’ils sont plus malléables que leurs homologues adultes. Signalons qu’on les paye en général moins cher que les grandes personnes – même si l’on connaît des exceptions. Ces mineurs sont aussi sur scène pour apprendre un métier, qu’ils soient apprentis ou pas. En effet, avant la seconde moitié du XVIIIe siècle, il n’y a pas d’écoles spécialisées. Par la suite, dans un lieu comme l’École de danse de l’Opéra de Paris, les « petits rats » se forment, mais travaillent aussi. Comme le montre Emmanuelle Delattre-Destemberg, entre les cours, les répétitions et les représentations, ils sont à la tâche seize heures par jour – une journée comparable à celle des enfants ouvriers.
Dans votre article « Dans l’ombre des grands », vous décrivez les « théâtres d’enfants ». En quoi consistent ces troupes présentes dans toute l’Europe ?

Ce sont des troupes constituées en majorité d’enfants (les plus jeunes ont 3 ans !) et d’adolescents. Ces jeunes acteurs chantent, dansent et jouent des œuvres du répertoire : des comédies, des tragédies et des pantomimes surtout. En France, la première troupe apparaît en 1731 à la foire Saint-Laurent, à Paris : elle a pour nom la troupe des Petits Comédiens. Les spectacles en question font partie de ce que l’on nomme les « petits spectacles » – des formes spectaculaires, non officielles, qui se distinguent des « théâtres officiels », détenteurs d’un privilège royal – et sont présentés sur les boulevards, dans les foires ou au Palais-Royal. À partir de la loi de 1791 qui proclame la liberté des théâtres, les troupes d’enfants, itinérantes ou sédentaires, se multiplient et participent d’une véritable mode. Elles se dénomment « Les élèves de monsieur X ou de madame Y », sans que l’on connaisse aujourd’hui l’âge exact des enfants. L’enfance s’affirme comme un concept qui attire le public et rapporte de l’argent. Dans l’espace culturel allemand aussi, en particulier à Vienne, les troupes d’enfants (Kindergruppe) sont nombreuses et très appréciées, en parallèle des ballets d’enfants (Kinderballet). Le « théâtre d’enfants » de l’Autrichien Felix Berner, qui voyage en Europe de 1761 à 1786, joue des opéras comiques couronnés de succès à Paris, ou des œuvres lyriques de Mozart, comme le raconte Gabriella-Nóra Tar dans son article. Au début du XIXe siècle, ces « théâtres d’enfants » restent une curiosité, mais ne surprennent plus vraiment. Ils seront interdits, en France, dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Vous avez examiné comment des entrepreneurs de spectacles intègrent des enfants artistes à leurs spectacles de marionnettes. Pourquoi ce choix étonnant ?

Rappelons que, jusqu’au XIXe siècle, les spectacles de marionnettes sont des divertissements destinés à un public d’adultes, et non d’enfants. Le plus souvent, il s’agit de marionnettes à tringles qui mesurent entre 70 centimètres et 1,10 mètre, qui évoluent à l’intérieur d’un castelet – une construction de bois en forme de scène. Si certains marionnettistes intègrent de jeunes enfants danseurs à la fin du XVIIe siècle, c’est d’abord parce que ces derniers ont une taille adaptée à cet espace scénique aux proportions réduites. N’oublions pas que les entrepreneurs des « petits spectacles » cherchent d’abord à attirer le public, dans la limite des contraintes scénographiques, juridiques et financières qui sont les leurs. C’est la condition de leur survie. Ainsi, Nicolas-Médard Audinot, fondateur du théâtre l’Ambigu-Comique en 1769, sur le boulevard, à Paris, agrémente d’abord son spectacle de marionnettes avec deux enfants danseurs : sa propre fille et un jeune comédien connu sous le sobriquet du « Petit Arlequin ». Par la suite, il enlève les marionnettes, pour donner des pantomimes jouées par les enfants.





