Hier, l’enfant dans les métiers de la scène
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Hier, l’enfant dans les métiers de la scène

Entretien avec Pauline Beaucé

Le 8 Déc 2025
Scène de la comédie italienne jouée par une troupe d'enfants, tableau de Jean-Antoine Watteau (entre 1704 et 1706). © Musée Carnavalet, Histoire de Paris/Paris Musées
Scène de la comédie italienne jouée par une troupe d'enfants, tableau de Jean-Antoine Watteau (entre 1704 et 1706). © Musée Carnavalet, Histoire de Paris/Paris Musées

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Scène de la comédie italienne jouée par une troupe d'enfants, tableau de Jean-Antoine Watteau (entre 1704 et 1706). © Musée Carnavalet, Histoire de Paris/Paris Musées
Scène de la comédie italienne jouée par une troupe d'enfants, tableau de Jean-Antoine Watteau (entre 1704 et 1706). © Musée Carnavalet, Histoire de Paris/Paris Musées
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Durant env­i­ron deux siè­cles, des petites filles, des petits garçons, des ado­les­centes et des ado­les­cents se sont pro­duits sur les planch­es de manière pro­fes­sion­nelle en Europe. La revue Euro­pean Dra­ma and Per­for­mance Stud­ies sort de l’ombre ces jeunes tra­vailleurs du spec­ta­cle en leur con­sacrant un dossier, sous la houlette de l’historienne Pauline Beaucé1. Cette spé­cial­iste du XVIIIe siè­cle revient sur le rôle mécon­nu, quoique essen­tiel, de ces petits chanteurs, danseurs, acro­bates et comé­di­ens dans les spec­ta­cles de diver­tisse­ment.

Dans l’introduction de ce numéro inti­t­ulé « Enfants artistes de scène (XVIIe-XIXe siè­cle) », paru en août 2025, vous rap­pelez que le tra­vail des enfants est une réal­ité anci­enne. Pourquoi le pré­cis­er d’emblée ?

Les enfants du sieur Frederic, Carolina Frederic, 9 ans, et sa sœur, Charlotta Frederic, 7 ans, sur la scène d’un théâtre d’Amsterdam. La première se fit ensuite un nom, en tant que Madame Moulinghen. La seconde se fit connaître sous son nom de femme mariée, Madame Saint-Aubin. Gravure intitulée Pygmalion et l’image inspirée par l’amour, de J. Punt, d’après George N. van der Myn (1759). © Gallica
Les enfants du sieur Fred­er­ic, Car­oli­na Fred­er­ic, 9 ans, et sa sœur, Char­lot­ta Fred­er­ic, 7 ans, sur la scène d’un théâtre d’Amsterdam. La pre­mière se fit ensuite un nom, en tant que Madame Moul­inghen. La sec­onde se fit con­naître sous son nom de femme mar­iée, Madame Saint-Aubin. Gravure inti­t­ulée Pyg­malion et l’image inspirée par l’amour, de J. Punt, d’après George N. van der Myn (1759). © Gal­li­ca

Lorsque l’on con­sulte des archives sur le théâtre des XVIIIe et XIXe siè­cles, on voit que les enfants sont présents… sans tou­jours y prêter atten­tion. Selon une idée pré­conçue héritée du XIXe siè­cle, on sup­pose qu’il s’agit d’« enfants de la balle » – issus de familles d’artistes. Or, il est intéres­sant de con­sid­ér­er ces enfants comme des tra­vailleurs. Cela per­met de faire le lien avec le labeur des enfants en général, qui a com­mencé bien avant la Révo­lu­tion indus­trielle, comme l’ont mon­tré Car­o­line Fay­olle et Côme Simien2 : les plus jeunes ont tou­jours con­sti­tué une force de tra­vail, dans le monde paysan, les fab­riques, le petit com­merce… Et égale­ment dans le monde du spec­ta­cle. Ain­si, il est banal pour les spec­ta­teurs européens de voir des enfants sur scène, d’autant plus à par­tir du XVIIe siè­cle, moment où se développe un théâtre com­mer­cial ini­tié par des entre­pre­neurs privés – à dif­férenci­er des théâtres de cour et de salon. 

À la lec­ture de ce dossier, on com­prend que les enfants sont alors omniprésents dans les spec­ta­cles. Que font-ils exacte­ment ?

Les petits tra­vailleurs de la scène relèvent d’un phénomène à la fois évi­dent et invis­i­ble. Ils sont artistes ou « petites mains » aux côtés des machin­istes. Les doc­u­ments compt­a­bles de la Comédie-Française3 et de la Comédie-Ital­i­enne4 men­tion­nent nom­bre de rémunéra­tions ver­sées à des enfants. On y trou­ve, par exem­ple, le paiement de deux enfants, chargés de manip­uler une fig­ure d’animal sur scène. Le plus sou­vent, ces jeunes tra­vailleurs sont anonymes, sauf quand il s’agit de fils ou de filles de comé­di­ens de la troupe. Les enfants acro­bates, qui se pro­duisent sur les scènes des « théâtres de la foire » à Paris, exé­cu­tent des sauts et des « dans­es de corde » [équili­bres sur fil de fer, ndlr], à l’image des acro­bates adultes. Dans les con­trats qu’il a pu exhumer, Bertrand Porot a cepen­dant décou­vert que les enfants ont des spé­cial­ités liées à leur mor­pholo­gie et à leur sou­p­lesse, notam­ment l’équilibre sur échelle et la con­tor­sion – jusqu’à l’interdiction de la con­tor­sion d’enfant, au XIXe siè­cle. Très légers, les petits acro­bates vont aus­si se juch­er au som­met des pyra­mides humaines. Sur les scènes lyriques, on appré­cie la voix des enfants pour leur tes­si­ture aiguë, leur unité vocale, leur ampli­tude. Les comé­di­ens et danseurs jouent des rôles d’enfants, de créa­tures féeriques comme les sylphes. Ils sont aus­si fig­u­rants ou faire-val­oir. Et, dans les « théâtres d’enfants », ils inter­prè­tent des per­son­nages d’adultes. Il y a une grande poly­va­lence chez ces jeunes artistes. De plus, on a l’idée qu’ils peu­vent tout jouer ; qu’ils sont plus mal­léables que leurs homo­logues adultes. Sig­nalons qu’on les paye en général moins cher que les grandes per­son­nes – même si l’on con­naît des excep­tions. Ces mineurs sont aus­si sur scène pour appren­dre un méti­er, qu’ils soient appren­tis ou pas. En effet, avant la sec­onde moitié du XVIIIe siè­cle, il n’y a pas d’écoles spé­cial­isées. Par la suite, dans un lieu comme l’École de danse de l’Opéra de Paris, les « petits rats » se for­ment, mais tra­vail­lent aus­si. Comme le mon­tre Emmanuelle Delat­tre-Destem­berg, entre les cours, les répéti­tions et les représen­ta­tions, ils sont à la tâche seize heures par jour – une journée com­pa­ra­ble à celle des enfants ouvri­ers. 

Dans votre arti­cle « Dans l’ombre des grands », vous décrivez les « théâtres d’enfants ». En quoi con­sis­tent ces troupes présentes dans toute l’Europe ? 

La comédienne Virginie Déjazet (1798-1875) se fit connaître dès l’enfance, avant de devenir une comédienne fameuse du « boulevard », réputée pour son talent comique, spécialisée dans les rôles de soubrette et les rôles masculins. Sa carrière dura soixante-dix ans. © Gallica.
La comé­di­enne Vir­ginie Déjazet (1798 – 1875) se fit con­naître dès l’enfance, avant de devenir une comé­di­enne fameuse du « boule­vard », réputée pour son tal­ent comique, spé­cial­isée dans les rôles de soubrette et les rôles mas­culins. Sa car­rière dura soix­ante-dix ans. © Gal­li­ca.

Ce sont des troupes con­sti­tuées en majorité d’enfants (les plus jeunes ont 3 ans !) et d’adolescents. Ces jeunes acteurs chantent, dansent et jouent des œuvres du réper­toire : des comédies, des tragédies et des pan­tomimes surtout. En France, la pre­mière troupe appa­raît en 1731 à la foire Saint-Lau­rent, à Paris : elle a pour nom la troupe des Petits Comé­di­ens. Les spec­ta­cles en ques­tion font par­tie de ce que l’on nomme les « petits spec­ta­cles » – des formes spec­tac­u­laires, non offi­cielles, qui se dis­tinguent des « théâtres offi­ciels », déten­teurs d’un priv­ilège roy­al – et sont présen­tés sur les boule­vards, dans les foires ou au Palais-Roy­al. À par­tir de la loi de 1791 qui proclame la lib­erté des théâtres, les troupes d’enfants, itinérantes ou séden­taires, se mul­ti­plient et par­ticipent d’une véri­ta­ble mode. Elles se dénom­ment « Les élèves de mon­sieur X ou de madame Y », sans que l’on con­naisse aujourd’hui l’âge exact des enfants. L’enfance s’affirme comme un con­cept qui attire le pub­lic et rap­porte de l’argent. Dans l’espace cul­turel alle­mand aus­si, en par­ti­c­uli­er à Vienne, les troupes d’enfants (Kinder­gruppe) sont nom­breuses et très appré­ciées, en par­al­lèle des bal­lets d’enfants (Kinder­bal­let). Le « théâtre d’enfants » de l’Autrichien Felix Bern­er, qui voy­age en Europe de 1761 à 1786, joue des opéras comiques couron­nés de suc­cès à Paris, ou des œuvres lyriques de Mozart, comme le racon­te Gabriel­la-Nóra Tar dans son arti­cle. Au début du XIXe siè­cle, ces « théâtres d’enfants » restent une curiosité, mais ne sur­pren­nent plus vrai­ment. Ils seront inter­dits, en France, dans la sec­onde moitié du XIXe siè­cle.

Vous avez exam­iné com­ment des entre­pre­neurs de spec­ta­cles intè­grent des enfants artistes à leurs spec­ta­cles de mar­i­on­nettes. Pourquoi ce choix éton­nant ?

La comédienne Virginie Déjazet (1798-1875) se fit connaître dès l’enfance, avant de devenir une comédienne fameuse du « boulevard », réputée pour son talent comique, spécialisée dans les rôles de soubrette et les rôles masculins. Sa carrière dura soixante-dix ans. © Gallica.
La comé­di­enne Vir­ginie Déjazet (1798 – 1875) se fit con­naître dès l’enfance, avant de devenir une comé­di­enne fameuse du « boule­vard », réputée pour son tal­ent comique, spé­cial­isée dans les rôles de soubrette et les rôles mas­culins. Sa car­rière dura soix­ante-dix ans. © Gal­li­ca.

Rap­pelons que, jusqu’au XIXe siè­cle, les spec­ta­cles de mar­i­on­nettes sont des diver­tisse­ments des­tinés à un pub­lic d’adultes, et non d’enfants. Le plus sou­vent, il s’agit de mar­i­on­nettes à tringles qui mesurent entre 70 cen­timètres et 1,10 mètre, qui évolu­ent à l’intérieur d’un castelet – une con­struc­tion de bois en forme de scène. Si cer­tains mar­i­on­net­tistes intè­grent de jeunes enfants danseurs à la fin du XVIIe siè­cle, c’est d’abord parce que ces derniers ont une taille adap­tée à cet espace scénique aux pro­por­tions réduites. N’oublions pas que les entre­pre­neurs des « petits spec­ta­cles » cherchent d’abord à attir­er le pub­lic, dans la lim­ite des con­traintes scéno­graphiques, juridiques et finan­cières qui sont les leurs. C’est la con­di­tion de leur survie. Ain­si, Nico­las-Médard Audinot, fon­da­teur du théâtre l’Ambigu-Comique en 1769, sur le boule­vard, à Paris, agré­mente d’abord son spec­ta­cle de mar­i­on­nettes avec deux enfants danseurs : sa pro­pre fille et un jeune comé­di­en con­nu sous le sobri­quet du « Petit Arle­quin ». Par la suite, il enlève les mar­i­on­nettes, pour don­ner des pan­tomimes jouées par les enfants.

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Écrit par Naly Gérard
Jour­nal­iste indépen­dante spé­cial­isée dans la cul­ture, en par­ti­c­uli­er dans les arts du spec­ta­cle, depuis une ving­taine d’années. A...Plus d'info
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8 Déc 2025 — Pendant des siècles, l’opéra ne s’est pas embarrassé de mettre en scène l’enfance. Celle-ci ne concernait le théâtre lyrique qu’à…

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Par Isabelle Moindrot
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