Embarquons en enfance, cet « arrière-pays » avec « ses joies, ses peines, ses rêves, son langage, pour savoir si nous, les adultes, on est encore capable d’être celui ou celle que l’on a été ». Telle est l’invitation faite aux spectateurs par l’un des comédiens de L’Arrière-Pays (2023), au moment du préambule qui précède la représentation. Ce spectacle de la compagnie Les 3 Points de suspension (France-Suisse) s’adresse à un public large : « à partir de 6 ans » lorsqu’il est présenté en salle ; au tout-public quand il est joué dans la rue1.
Ici, l’enfance est un territoire imaginaire d’où les adultes sont absents, tout comme les références à la famille et à l’école. Le sol y est jonché de centaines de peluches colorées, auxquelles s’ajouteront ensuite un château gonflable et des déguisements, d’ours ou de super-héros. Dans cette salle de jeu perpétuelle évoluent des êtres doubles incarnés par quatre interprètes. Ceux qui nous font face se présentent comme des adultes vêtus de manière assez stricte (un veston-cravate pour les deux comédiens, un tailleur-pantalon pour les deux comédiennes). Leur voix et leurs propos, eux, proviennent d’enregistrements audio de petites filles et de petits garçons en train de dialoguer ou de monologuer avec leurs propres mots. Les acteurs parlent en « play-back », synchronisant très précisément leurs mouvements de bouche et leurs gestes avec la respiration et les inflexions de la voix diffusée sur scène.

L’illusion est saisissante. Ces personnages, dont l’âge physique s’échelonne de 35 à 50 ans, s’expriment en tant qu’enfants de 6 à 13 ans2. L’effet produit se situe entre le comique grotesque et l’inquiétante étrangeté. Cette fusion des générations, quelque peu monstrueuse, a de quoi troubler les spectateurs, les jeunes comme les plus vieux.
L’auteur et metteur en scène Nicolas Chapoulier – également directeur artistique de la compagnie, lauréat du prix SACD 2022 de la mise en scène « art en espace public » – a monté les séquences sonores pour former non pas une intrigue, mais des situations qui sont autant d’expériences « brutes ». Elles sont reliées entre elles par la dynamique du jeu et des émotions qui traversent les personnages.

Dans un temps qui semble suspendu, ces « adultes-enfants » dépensent leur énergie et leur imagination dans des amusements ordinaires qui vont des jeux de fiction guerriers ou fantaisistes à des danses frénétiques, en passant par les jeux d’imitation, notamment de l’autorité parentale. Ils discutent ensemble, aussi, de la mort, du désir de grandir – qui rivalise avec celui de rester « comme on est » – ou encore des adultes, qui ont du mal à dire « je t’aime ». Et puis des crises éclatent, que ce soit les larmes de dépit d’un enfant coiffé d’un casque de Dark Vador qui se défend d’être « méchant », ou une vive dispute entre trois copines, car l’une d’entre elles « fait sa cheffe ». Sans jamais singer les enfants, les acteurs endossent leurs états émotionnels et les traduisent théâtralement, à la manière de musiciens qui interprètent une partition, en y restant fidèles. Ces sentiments débordants, versatiles, résonnent dans le corps des comédiens, qui deviennent en quelque sorte des « porte-voix » de l’enfance.
On peut voir ces personnages doubles comme des figures de « l’enfant intérieur », selon l’expression du psychanalyste Carl Jung pour désigner l’une des facettes de notre « moi » adulte. Un tableau nous y invite en particulier : une diva en robe de lumière et aux allures de Céline Dion module, en musique, un appel déchirant de petite fille en mal d’affection maternelle.

L’Arrière-Pays agit aussi comme une loupe grossissante sur l’enfance même. En mettant au premier plan les sentiments enfantins, le spectacle propose de les considérer comme une matière dramatique digne d’intérêt. Il les rapproche de nous, sans pour autant les confondre avec les nôtres. Ces affects, les voici dépouillés de leur banalité, déployant leur intensité et leur complexité, comme dans le film documentaire Récréations (1993), où la cinéaste Claire Simon capte les histoires qui se trament entre des élèves dans la cour de l’école maternelle3.
« Avec nos techniques et nos modes de production théâtraux, pouvons-nous réussir à jouer l’enfant mieux qu’un enfant ? », se demandait Nicolas Chapoulier dans le dossier artistique du spectacle4. Ce voyage au pays de l’enfance parvient en tous les cas à déjouer une tendance des adultes à projeter sur les plus jeunes leur propre vision de l’enfance, qu’elle soit dépréciative ou flatteuse. L’Arrière-Pays rend notamment avec acuité un trait saillant de l’expérience des enfants : le caractère fondamental du jeu, activité d’exploration de soi, des autres et du monde à laquelle on se livre avec autant de gravité que de légèreté5. Un jeu « où l’on n’a rien prévu », à la différence du théâtre, où les comédiens ont « tout prévu », comme le souligne l’un des personnages du spectacle par la voix enregistrée d’une fillette.
- Dans des festivals d’arts de la rue, ce spectacle peut être programmé dans les cours d’école et sur des aires de jeux pour enfants. Nous avons vu deux représentations dans l’espace public, en 2023 à Châlons-en-Champagne, au festival Furies, et en 2024 à Aurillac, au Festival international de théâtre de rue. ↩︎
- On entend en tout quatorze enfants différents, dont les noms sont mentionnés dans la feuille de salle. ↩︎
- Une œuvre à laquelle la compagnie fait référence dans le dossier artistique du spectacle. ↩︎
- Précisons que L’Arrière-Pays fait partie d’un cycle de création intitulé « L’Âge d’or », qui vise à « se jouer de nos assignations générationnelles » et qui comprendra les spectacles Ordalie, sur l’adolescence (2027), Climax, sur l’âge adulte, et Aurore, sur la maison de retraite. Voir sur le site de la compagnie ↩︎
- À ce sujet, il serait intéressant d’examiner les impressions laissées par L’Arrière-Pays sur des enfants spectateurs. ↩︎





