Dialogue/conversation entre le metteur en scène Mohammad Aghebati1 et les chercheurs spécialistes du théâtre iranien, Mohammadamin Zamani2 et Ehsan Zivar Alam
Cet entretien porte sur la place de l’enfance dans le théâtre iranien – non pas sur le théâtre pour enfants, mais sur la représentation de l’enfance dans les œuvres destinées aux adultes : comment l’enfant, la parentalité et leurs imaginaires apparaissent (ou non) sur la scène iranienne ?
M. Zamani, chercheur : Au cinéma, contrairement au théâtre, la figure de l’enfant est davantage présente. Des cinéastes comme Abbas Kiarostami, Jafar Panahi ou Mohammad Ali Talebi, sans pour autant s’adresser au jeune public, ont souvent pris l’enfance pour point de départ. Au théâtre, en revanche, cette thématique reste marginale. Il s’y trouve quelques traces, cependant, notamment dans les projets de Hamid Pourazari à la fin des années 2000. Il a, entre autres, créé des spectacles dans le sud de Téhéran avec son collectif Les Pieds nus (collectif que Pourazari a créé avec des adolescent·es et des jeunes issu·es de milieux défavorisés) au Centre culturel Bahman ou avec des adolescent·es d’origine afghane à la Maison Shoush3. De mon point de vue, l’enfant n’a jamais occupé une place centrale dans le théâtre iranien.
M. Aghebati, metteur en scène : Sur le plan politique, la République islamique a toujours envisagé l’éducation d’un point de vue idéologique, à savoir former des « gardiens de la révolution ». De ce fait, l’État exerce un contrôle serré sur les enfants dès leur plus jeune âge, dans tous les domaines d’apprentissage : l’école, les médias et même les loisirs. Cette surveillance globale remplace un développement éducatif quelque peu libre et spontané de l’enfant par une véritable discipline idéologique. En somme, un véritable système de conditionnement mental s’installe dès le plus jeune âge. Paradoxalement, après plusieurs décennies, le résultat obtenu a été l’inverse de l’effet recherché : plus le système s’est acharné dans le façonnement de générations fidèles à ses valeurs religieuses et morales, plus celles-ci s’en sont éloignées en créant leurs propres alternatives.
Sur le plan artistique, ce contrôle d’ordre idéologique a également impacté le théâtre. Le pouvoir se méfie de cet art vivant et direct, qu’il juge plus dangereux que le cinéma. Il faut savoir qu’au théâtre il n’y a ni montage ni écran pour filtrer la vérité et qu’il est possible de déjouer la censure lors d’une représentation. Par extension, cette méfiance constante du théâtre a limité les représentations de l’enfance. Durant les premières années de la République islamique, les enfants étaient montrés comme des êtres purs, d’une nature presque céleste. Le cinéma utilisait alors leur image pour parler des sujets d’adulte qui étaient problématiques du point de vue de la censure, comme les inégalités sociales. Même les films destinés au jeune public étaient souvent porteurs d’une tonalité sombre, voire angoissante – je pense au Voleur de poupées (1990) ou au Voyage magique (1990)4, qui, pour notre génération née dans les années 1970 et 1980, ont été traumatisants, car l’univers qu’ils créaient était effrayant !
D’ailleurs, juste après la révolution de 1979, les années 1980 ont été marquées par la guerre Iran – Irak. Il s’agit d’une décennie de forte natalité, où les familles nombreuses se sont concentrées sur leur survie quotidienne. Dans ce contexte difficile, l’éducation et la culture des enfants ont été abandonnées, volontairement ou non, à l’appareil idéologique. À cette époque, le théâtre jeune public a perdu toute ambition artistique pour se réduire à un genre moralisateur et superficiel. Sur scène, l’enfant n’était plus un sujet à part entière et devenait un pré-texte pour transmettre des messages convenus – l’obéissance, la propreté, le respect des adultes, la docilité et la servitude à des lois morales imposées.
Alors qu’il est censé être un espace de liberté artistique et d’imaginaire, le théâtre jeune public véhicule une propagande tant religieuse que guerrière. En effet, du point de vue de la politique culturelle du régime iranien, l’enfant n’acquiert une « identité » qu’à partir du moment où il peut servir l’idéologie ou la guerre. Or, cette conception, née dans les années 1980, persiste encore aujourd’hui jusque dans les critères de financement : le théâtre pour enfants reste sous-estimé, perçu comme un art mineur, sans grande valeur artistique.
E. Silvar Alam, chercheur : Tu évoques des raisons politiques et historiques essentielles à l’effacement de l’enfance dans le théâtre iranien des années 1980. Pourtant, sous le gouvernement des réformistes5, à la fin des années 1990, nous avons assisté à un véritable renouveau des arts, notamment du théâtre. Une nouvelle génération d’artistes a commencé à aborder des sujets jusque-là tabous – la répression politique et sociale, la crise au sein de l’institution familiale traditionnelle, et même la guerre Iran – Irak et ses conséquences désastreuses. C’est l’époque où ont émergé les figures majeures d’une nouvelle génération de dramaturges et de metteurs en scène : Mohammad Yaghoubi6, Naghmeh Samini7, Alireza Naderi8, entre autres. Et pourtant, malgré cette ouverture et l’assouplissement relatif de la censure vis-à-vis du théâtre, la question de l’enfance reste presque totalement absente de la scène.
C’est paradoxal, car cette génération d’artistes – ceux et celles né.es dans les années 1970 et 1980 – porte en elle des traumatismes d’enfance profonds, liés à la révolution, à la guerre et à l’endoctrinement. L’école, la famille, toutes les institutions de l’enfance ont, d’une manière ou d’une autre, contribué à la violence symbolique, voire physique, qu’ont subie les enfants de cette époque. Mais aucun de ces artistes n’évoque ni ce passé ni cette violence dans leurs spectacles. L’enfant blessé et certainement maltraité et violenté, qui constitue le cœur même de cette expérience collective et générationnelle, reste invisible et inaudible sur le plateau. Comme si la censure autour de l’enfance n’avait jamais vraiment été levée, même durant ces périodes d’ouverture politique.
M. Aghebati, metteur en scène : Oui, c’est un point essentiel. Je crois qu’il existe chez nous une véritable adultocratie – une domination des adultes sur la parole et les récits, comparable à la domination masculine sur les plans social et politique. L’enfant n’a pas droit à la parole, et nous, adultes, n’avons ni le désir de revisiter nos douleurs ni la conscience de leur poids. Cette double domination – masculine et adulte –, combinée à la censure, a étouffé toute possibilité de parler publiquement de l’enfance et, plus encore, de nos propres enfances.
M. Zamani, chercheur : Cela me rappelle une anecdote. Au milieu des années 2000, lors du Festival de théâtre des femmes de Téhéran, j’accompagnais la metteuse en scène Afsaneh Nouri dans son adaptation de Médée9. Il faut dire que le mythe de Médée aborde une thématique qui est d’autant plus sensible en Iran : la maternité et l’infanticide. Le spectacle a été acclamé par le public et la critique pour son adaptation innovante, à partir du mythe, de la tragédie Médée d’Euripide et de celle de Jean Anouih, et Afsaneh semblait promise au prix de la meilleure mise en scène. Mais, lors de la cérémonie de clôture, le jury a condamné publiquement la pièce pour avoir montré « une mère tuant ses propres enfants » – un thème jugé « immoral », « pervers » et « étranger à la culture iranienne ». Pourtant, des infanticides, il y en a tous les jours dans notre société : il suffit d’ouvrir les journaux.
M. Aghebati, metteur en scène : Ton histoire de Médée est très parlante. L’enfance et tout ce qui s’y rattache restent profondément tabous sur scène. Dans l’idéologie officielle, la « bonne mère » est celle qui offre ses enfants en martyrs pour défendre la Révolution – non une figure tragique, Médée, capable de commettre l’irréparable. Cette conception sacralisée de la maternité empêche toute complexité psychologique ou morale.
E. Silvar Alam, chercheur : Cette sensibilité du discours officiel de la République islamique à l’image de la mère a effectivement toujours été une contrainte omniprésente de la censure imposée aux productions artistiques. Tant au cinéma et au théâtre qu’à la télévision, nous voyons rarement une mère en tant que femme, avec toute la complexité psychologique et sociale qu’elle peut avoir. Dans le discours du régime, une vraie femme est toujours réduite à son identité de mère qui se sacrifie pour ses enfants et sa famille.
M. Zamani, chercheur : Pourtant, j’insiste sur le fait que, même avec le recul, je trouve toujours incompréhensible que nous, les artistes nés dans les années 1970 et 1980, ne parlions jamais de notre propre enfance – alors qu’elle est si marquée par les traumatismes collectifs ! Et ce paradoxe m’apparaît encore plus fort aujourd’hui, car, dans la classe moyenne iranienne, on parle tellement de psychologie, de guérison, de traumatismes, que les demandes de thérapie explosent. Pourtant, dans la création artistique, cette introspection reste quasi absente. Comme si cette vague d’analyse personnelle n’avait pas trouvé son équivalent artistique. La société change, s’interroge, se soigne – mais le monde artistique ne suit pas. C’est comme si la société déléguait toute cette réflexion à la psychanalyse, sans lui laisser de place dans la création artistique. Est-ce parce que les artistes n’ont pas d’enfants pour la plupart que cette réflexion ne leur parle pas ?
E. Silvar Alam, chercheur : Il y a pourtant quelques exceptions notables à ce silence, comme Fam.i.lle (2014) de Mohammad Mossavat10 ou L’Esprit rose (2016) de Mehdi Farshidi-Sepehr11.
M. Aghebati, metteur en scène : Effectivement, Mehdi Farshidi-Sepehr est un contre-exemple précieux. Il travaille avec une grande discrétion, mais aborde des sujets sensibles liés à l’enfance et à l’adolescence. Son œuvre, à la frontière entre l’art et l’activisme social, reste peu visible. La pièce de Mossavat sur la crise au sein même de la famille iranienne était aussi une création audacieuse. Ces tentatives montrent qu’il est temps que les artistes sortent de leur zone de confort, de l’intimité des cabinets de psychothérapie, et fassent de l’enfance une matière artistique collective.
- Mohammad Aghebati (né en 1975 à Mashhad) est metteur en scène, scénographe et acteur iranien. Formé à l’Université de Téhéran, puis au Brooklyn College de New York, il est reconnu comme l’une des voix marquantes du théâtre iranien contemporain. Il vit entre Téhéran et New York. Lauréat du prix du meilleur metteur en scène au Festival de Fadjr en 2004, il développe un théâtre humaniste qui accorde une place essentielle à l’enfance, à la transmission et au dialogue entre les cultures. En 2016 à New York puis en 2017 à Téhéran, il met en scène Petit poisson noir, d’après Petit poisson rouge (1968) une nouvelle pour enfants écrite par Samad Behrangui, écrivain et activiste marxiste iranien. La nouvelle raconte l’histoire d’un petit poisson vivant dans une petite rivière qui se lance dans un long voyage périlleux pour arriver à la mer. Il s’agit là d’une parabole contre le conservatisme imposé par la vie et la liberté de découvrir le monde. ↩︎
- Mohammadamin Zamani (né en 1980) est chercheur affilié à l’Université libre de Bruxelles. Ehsan Zivar Alman (né en 1986) et doctorant à l’université Clermont-Auvergne. Tous deux sont des chercheurs dont l’objet d’études est le théâtre contemporain iranien. ↩︎
- Pour savoir plus sur l’œuvre de Hamid Pourazari et le collectif des Pieds nus, voir : Zamani, M. (2024). « Hamid Pourazari : faire du théâtre comme traverser les fronières sociales de la ville », in Percées, n° 11, printemps 2024. DOI. ↩︎
- Le Voleur de poupées a été réalisé en 1990 par Mohammadreza Honarmand. Le Voyage magique est un film créé en 1990 par Abolhassan Davoudi. ↩︎
- Sous la figure charismatique de Mohammad Khatami, les réformistes se distancient du système politique de la République islamique d’Iran, notamment sur le pouvoir illimité du Guide religieux, au-delà du président de la République, et proposent davantage de libertés et d’égalité civiles. ↩︎
- Mohammad Yaghoubi (né 1967) a écrit et mis en scène, entre autres, L’Hiver 1987 (1996), Une minute de silence (2000) et Sécheresse et mensogne (2008). ↩︎
- Naghmeh Samini (née en 1973) a écrit des pièces comme Né en 1982 (2010) et Grimace (2006). ↩︎
- Alireza Naderi (né 1961) a écrit et mis en scène des pièces sur la guerre Iran-Irak, telles que, entre autres, Les Chuchotements derrière le front de combat (1996) et Quatre histoires parmi les contes de Rahman (2002). ↩︎
- Afsaneh Nouri (née en 1977) est dramaturge et metteuse en scène. Elle a, entre autres, écrit et mis en scène Médée dans son labyrinthe en 2006. ↩︎
- Mohammad Mossavat (né en 1983) est dramatuge et metteur en scène, connu pour ses spectacles comme Fam.i.lle (2014), Sans père (2025) et Prisonnier au Danemark (2025). ↩︎
- Mehdi Farshidi-Sepehr (né en 1981) est dramaturgue et metteur en scène. Il a créé des spectacles destinés principalement au jeune public, comme L’Esprit rose (2016) et Les Cookies du dieu (2024). ↩︎

