L’enfance effacée dans le théâtre iranien 
Non classé

L’enfance effacée dans le théâtre iranien 

Le 8 Déc 2025
Petit poisson noir, mise en scène de Mohammad Aghebati, d’après Petit Poisson Rouge de Samad Behrangui, 2017, Téhéran, Théâtre Shahrzad ©Mehdi Ashna.
Petit poisson noir, mise en scène de Mohammad Aghebati, d’après Petit Poisson Rouge de Samad Behrangui, 2017, Téhéran, Théâtre Shahrzad ©Mehdi Ashna.
Petit poisson noir, mise en scène de Mohammad Aghebati, d’après Petit Poisson Rouge de Samad Behrangui, 2017, Téhéran, Théâtre Shahrzad ©Mehdi Ashna.
Petit poisson noir, mise en scène de Mohammad Aghebati, d’après Petit Poisson Rouge de Samad Behrangui, 2017, Téhéran, Théâtre Shahrzad ©Mehdi Ashna.
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

Dialogue/conversation entre le met­teur en scène Moham­mad Aghe­bati1 et les chercheurs spé­cial­istes du théâtre iranien, Moham­madamin Zamani2 et Ehsan Zivar Alam

Cet entre­tien porte sur la place de l’enfance dans le théâtre iranien – non pas sur le théâtre pour enfants, mais sur la représen­ta­tion de l’enfance dans les œuvres des­tinées aux adultes : com­ment l’enfant, la parental­ité et leurs imag­i­naires appa­rais­sent (ou non) sur la scène irani­enne ? 

M. Zamani, chercheur : Au ciné­ma, con­traire­ment au théâtre, la fig­ure de l’enfant est davan­tage présente. Des cinéastes comme Abbas Kiarosta­mi, Jafar Panahi ou Moham­mad Ali Talebi, sans pour autant s’adresser au jeune pub­lic, ont sou­vent pris l’enfance pour point de départ. Au théâtre, en revanche, cette thé­ma­tique reste mar­ginale. Il s’y trou­ve quelques traces, cepen­dant, notam­ment dans les pro­jets de Hamid Pourazari à la fin des années 2000. Il a, entre autres, créé des spec­ta­cles dans le sud de Téhéran avec son col­lec­tif Les Pieds nus (col­lec­tif que Pourazari a créé avec des adolescent·es et des jeunes issu·es de milieux défa­vorisés) au Cen­tre cul­turel Bah­man ou avec des adolescent·es d’origine afghane à la Mai­son Shoush3. De mon point de vue, l’enfant n’a jamais occupé une place cen­trale dans le théâtre iranien.

M. Aghe­bati, met­teur en scène : Sur le plan poli­tique, la République islamique a tou­jours envis­agé l’éducation d’un point de vue idéologique, à savoir for­mer des « gar­di­ens de la révo­lu­tion ». De ce fait, l’État exerce un con­trôle ser­ré sur les enfants dès leur plus jeune âge, dans tous les domaines d’apprentissage : l’école, les médias et même les loisirs. Cette sur­veil­lance glob­ale rem­place un développe­ment édu­catif quelque peu libre et spon­tané de l’enfant par une véri­ta­ble dis­ci­pline idéologique. En somme, un véri­ta­ble sys­tème de con­di­tion­nement men­tal s’installe dès le plus jeune âge. Para­doxale­ment, après plusieurs décen­nies, le résul­tat obtenu a été l’inverse de l’effet recher­ché : plus le sys­tème s’est acharné  dans le façon­nement de généra­tions fidèles à ses valeurs religieuses et morales, plus celles-ci s’en sont éloignées en créant leurs pro­pres alter­na­tives.

Sur le plan artis­tique, ce con­trôle d’ordre idéologique a égale­ment impacté le théâtre. Le pou­voir se méfie de cet art vivant et direct, qu’il juge plus dan­gereux que le ciné­ma. Il faut savoir qu’au théâtre il n’y a ni mon­tage ni écran pour fil­tr­er la vérité et qu’il est pos­si­ble de déjouer la cen­sure lors d’une représen­ta­tion. Par exten­sion, cette méfi­ance con­stante du théâtre a lim­ité les représen­ta­tions de l’enfance. Durant les pre­mières années de la République islamique, les enfants étaient mon­trés comme des êtres purs, d’une nature presque céleste. Le ciné­ma util­i­sait alors leur image pour par­ler des sujets d’adulte qui étaient prob­lé­ma­tiques du point de vue de la cen­sure, comme les iné­gal­ités sociales. Même les films des­tinés au jeune pub­lic étaient sou­vent por­teurs d’une tonal­ité som­bre, voire angois­sante – je pense au Voleur de poupées (1990) ou au Voy­age mag­ique (1990)4, qui, pour notre généra­tion née dans les années 1970 et 1980, ont été trau­ma­ti­sants, car l’univers qu’ils créaient était effrayant !

D’ailleurs, juste après la révo­lu­tion de 1979, les années 1980 ont été mar­quées par la guerre Iran – Irak. Il s’agit d’une décen­nie de forte natal­ité, où les familles nom­breuses se sont con­cen­trées sur leur survie quo­ti­di­enne. Dans ce con­texte dif­fi­cile, l’éducation et la cul­ture des enfants ont été aban­don­nées, volon­taire­ment ou non, à l’appareil idéologique. À cette époque, le théâtre jeune pub­lic a per­du toute ambi­tion artis­tique pour se réduire à un genre moral­isa­teur et super­fi­ciel. Sur scène, l’enfant n’était plus un sujet à part entière et deve­nait un pré-texte pour trans­met­tre des mes­sages con­venus – l’obéissance, la pro­preté, le respect des adultes, la docil­ité et la servi­tude à des lois morales imposées. 

Alors qu’il est cen­sé être un espace de lib­erté artis­tique et d’imaginaire,  le théâtre jeune pub­lic véhicule une pro­pa­gande tant religieuse que guer­rière. En effet, du point de vue de la poli­tique cul­turelle du régime iranien, l’enfant n’acquiert une « iden­tité » qu’à par­tir du moment où il peut servir l’idéologie ou la guerre. Or, cette con­cep­tion, née dans les années 1980, per­siste encore aujourd’hui jusque dans les critères de finance­ment : le théâtre pour enfants reste sous-estimé, perçu comme un art mineur, sans grande valeur artis­tique.  

E. Sil­var Alam, chercheur : Tu évo­ques des raisons poli­tiques et his­toriques essen­tielles à l’effacement de l’enfance dans le théâtre iranien des années 1980. Pour­tant, sous le gou­verne­ment des réformistes5, à la fin des années 1990, nous avons assisté à un véri­ta­ble renou­veau des arts, notam­ment du théâtre. Une nou­velle généra­tion d’artistes a com­mencé à abor­der des sujets jusque-là tabous – la répres­sion poli­tique et sociale, la crise au sein de l’institution famil­iale tra­di­tion­nelle, et même la guerre Iran – Irak et ses con­séquences désas­treuses. C’est l’époque où ont émergé les fig­ures majeures d’une nou­velle généra­tion de dra­maturges et de met­teurs en scène : Moham­mad Yaghoubi6, Nagh­meh Sami­ni7, Alireza Naderi8, entre autres. Et pour­tant, mal­gré cette ouver­ture et l’assouplissement relatif de la cen­sure vis-à-vis du théâtre, la ques­tion de l’enfance reste presque totale­ment absente de la scène.

C’est para­dox­al, car cette généra­tion d’artistes – ceux et celles né.es dans les années 1970 et 1980 – porte en elle des trau­ma­tismes d’enfance pro­fonds, liés à la révo­lu­tion, à la guerre et à l’endoctrinement. L’école, la famille, toutes les insti­tu­tions de l’enfance ont, d’une manière ou d’une autre, con­tribué à la vio­lence sym­bol­ique, voire physique, qu’ont subie les enfants de cette époque. Mais aucun de ces artistes n’évoque ni ce passé ni cette vio­lence dans leurs spec­ta­cles. L’enfant blessé et cer­taine­ment mal­traité et vio­len­té, qui con­stitue le cœur même de cette expéri­ence col­lec­tive et généra­tionnelle, reste invis­i­ble et inaudi­ble sur le plateau. Comme si la cen­sure autour de l’enfance n’avait jamais vrai­ment été lev­ée, même durant ces péri­odes d’ouverture poli­tique.

M. Aghe­bati, met­teur en scène : Oui, c’est un point essen­tiel. Je crois qu’il existe chez nous une véri­ta­ble adul­to­cratie – une dom­i­na­tion des adultes sur la parole et les réc­its, com­pa­ra­ble à la dom­i­na­tion mas­cu­line sur les plans social et poli­tique. L’enfant n’a pas droit à la parole, et nous, adultes, n’avons ni le désir de revis­iter nos douleurs ni la con­science de leur poids. Cette dou­ble dom­i­na­tion – mas­cu­line et adulte –, com­binée à la cen­sure, a étouf­fé toute pos­si­bil­ité de par­ler publique­ment de l’enfance et, plus encore, de nos pro­pres enfances. 

M. Zamani, chercheur :  Cela me rap­pelle une anec­dote. Au milieu des années 2000, lors du Fes­ti­val de théâtre des femmes de Téhéran, j’accompagnais la met­teuse en scène Afsaneh Nouri dans son adap­ta­tion de Médée9. Il faut dire que le mythe de Médée abor­de une thé­ma­tique qui est d’autant plus sen­si­ble en Iran : la mater­nité et l’infanticide. Le spec­ta­cle a été acclamé par le pub­lic et la cri­tique pour son adap­ta­tion inno­vante, à par­tir du mythe, de la tragédie Médée d’Euripide et de celle de Jean Anouih,  et Afsaneh sem­blait promise au prix de la meilleure mise en scène. Mais, lors de la céré­monie de clô­ture, le jury a con­damné publique­ment la pièce pour avoir mon­tré « une mère tuant ses pro­pres enfants » – un thème jugé « immoral », « per­vers » et « étranger à la cul­ture irani­enne ». Pour­tant, des infan­ti­cides, il y en a tous les jours dans notre société : il suf­fit d’ouvrir les jour­naux.

M. Aghe­bati, met­teur en scène : Ton his­toire de Médée est très par­lante. L’enfance et tout ce qui s’y rat­tache restent pro­fondé­ment tabous sur scène. Dans l’idéologie offi­cielle, la « bonne mère » est celle qui offre ses enfants en mar­tyrs pour défendre la Révo­lu­tion – non une fig­ure trag­ique, Médée, capa­ble de com­met­tre l’irréparable. Cette con­cep­tion sacral­isée de la mater­nité empêche toute com­plex­ité psy­chologique ou morale. 

E. Sil­var Alam, chercheur : Cette sen­si­bil­ité du dis­cours offi­ciel de la République islamique à l’image de la mère a effec­tive­ment tou­jours été une con­trainte omniprésente de la cen­sure imposée aux pro­duc­tions artis­tiques. Tant au ciné­ma et au théâtre qu’à la télévi­sion, nous voyons rarement une mère en tant que femme, avec toute la com­plex­ité psy­chologique et sociale qu’elle peut avoir. Dans le dis­cours du régime, une vraie femme est tou­jours réduite à son iden­tité de mère qui se sac­ri­fie pour ses enfants et sa famille.  

M. Zamani, chercheur : Pour­tant, j’insiste sur le fait que, même avec le recul, je trou­ve tou­jours incom­préhen­si­ble que nous, les artistes nés dans les années 1970 et 1980, ne par­lions jamais de notre pro­pre enfance – alors qu’elle est si mar­quée par les trau­ma­tismes col­lec­tifs ! Et ce para­doxe m’apparaît encore plus fort aujourd’hui, car, dans la classe moyenne irani­enne, on par­le telle­ment de psy­cholo­gie, de guéri­son, de trau­ma­tismes, que les deman­des de thérapie explosent. Pour­tant, dans la créa­tion artis­tique, cette intro­spec­tion reste qua­si absente. Comme si cette vague d’analyse per­son­nelle n’avait pas trou­vé son équiv­a­lent artis­tique. La société change, s’interroge, se soigne – mais le monde artis­tique ne suit pas. C’est comme si la société déléguait toute cette réflex­ion à la psy­ch­analyse, sans lui laiss­er de place dans la créa­tion artis­tique. Est-ce parce que les artistes n’ont pas d’enfants pour la plu­part que cette réflex­ion ne leur par­le pas ? 

E. Sil­var Alam, chercheur : Il y a pour­tant quelques excep­tions nota­bles à ce silence, comme Fam.i.lle (2014) de Moham­mad Mossa­vat10 ou L’Esprit rose (2016) de Meh­di Farshi­di-Sepehr11.

M. Aghe­bati, met­teur en scène : Effec­tive­ment, Meh­di Farshi­di-Sepehr est un con­tre-exem­ple pré­cieux. Il tra­vaille avec une grande dis­cré­tion, mais abor­de des sujets sen­si­bles liés à l’enfance et à l’adolescence. Son œuvre, à la fron­tière entre l’art et l’activisme social, reste peu vis­i­ble. La pièce de Mossa­vat sur la crise au sein même de la famille irani­enne était aus­si une créa­tion auda­cieuse. Ces ten­ta­tives mon­trent qu’il est temps que les artistes sor­tent de leur zone de con­fort, de l’intimité des cab­i­nets de psy­chothérapie, et fassent de l’enfance une matière artis­tique col­lec­tive.

  1.  Moham­mad Aghe­bati (né en 1975 à Mash­had) est met­teur en scène, scéno­graphe et acteur iranien. For­mé à l’Université de Téhéran, puis au Brook­lyn Col­lege de New York, il est recon­nu comme l’une des voix mar­quantes du théâtre iranien con­tem­po­rain. Il vit entre Téhéran et New York. Lau­réat du prix du meilleur met­teur en scène au Fes­ti­val de Fad­jr en 2004, il développe un théâtre human­iste qui accorde une place essen­tielle à l’enfance, à la trans­mis­sion et au dia­logue entre les cul­tures. En 2016 à New York puis en 2017 à Téhéran, il met en scène Petit pois­son noir, d’après Petit pois­son rouge (1968) une nou­velle pour enfants écrite par Samad Behran­gui, écrivain et activiste marx­iste iranien. La nou­velle racon­te l’histoire d’un petit pois­son vivant dans une petite riv­ière qui se lance dans un long voy­age périlleux pour arriv­er à la mer. Il s’agit là d’une parabole con­tre le con­ser­vatisme imposé par la vie et la lib­erté de décou­vrir le monde.  ↩︎
  2. Moham­madamin Zamani (né en 1980) est chercheur affil­ié à l’Université libre de Brux­elles. Ehsan Zivar Alman (né en 1986) et doc­tor­ant à l’université Cler­mont-Auvergne. Tous deux sont des chercheurs dont l’objet d’études est le théâtre con­tem­po­rain iranien.   ↩︎
  3. Pour savoir plus sur l’œuvre de Hamid Pourazari et le col­lec­tif des Pieds nus, voir : Zamani, M. (2024). « Hamid Pourazari : faire du théâtre comme tra­vers­er les fronières sociales de la ville », in Per­cées, n° 11, print­emps 2024. DOI↩︎
  4. Le Voleur de poupées a été réal­isé en 1990 par Moham­madreza Hon­ar­mand. Le Voy­age mag­ique est un film créé en 1990 par Abol­has­san Davou­di. ↩︎
  5. Sous la fig­ure charis­ma­tique de Moham­mad Khata­mi, les réformistes se dis­tan­cient du sys­tème poli­tique de la République islamique d’Iran, notam­ment sur le pou­voir illim­ité du Guide religieux, au-delà du prési­dent de la République, et pro­posent davan­tage de lib­ertés et d’égalité civiles. ↩︎
  6. Moham­mad Yaghoubi (né 1967) a écrit et mis en scène, entre autres, L’Hiver 1987 (1996), Une minute de silence (2000) et Sécher­esse et men­sogne (2008). ↩︎
  7. Nagh­meh Sami­ni (née en 1973) a écrit des pièces comme Né en 1982 (2010) et Gri­mace (2006). ↩︎
  8. Alireza Naderi (né 1961) a écrit et mis en scène des pièces sur la guerre Iran-Irak, telles que, entre autres, Les Chu­chote­ments der­rière le front de com­bat (1996) et Qua­tre his­toires par­mi les con­tes de Rah­man (2002). ↩︎
  9. Afsaneh Nouri (née en 1977) est dra­maturge et met­teuse en scène. Elle a, entre autres, écrit et mis en scène Médée dans son labyrinthe en 2006. ↩︎
  10. Moham­mad Mossa­vat (né en 1983) est dra­matuge et met­teur en scène, con­nu pour ses spec­ta­cles comme Fam.i.lle (2014), Sans père (2025) et Pris­on­nier au Dane­mark (2025). ↩︎
  11. Meh­di Farshi­di-Sepehr (né en 1981) est dra­matur­gue et met­teur en scène. Il a créé des spec­ta­cles des­tinés prin­ci­pale­ment au jeune pub­lic, comme L’Esprit rose (2016) et Les Cook­ies du dieu (2024).  ↩︎
Non classé
1
Partager
Partagez vos réflexions...

Vous aimez nous lire ?

Aidez-nous à continuer l’aventure.

Votre soutien nous permet de poursuivre notre mission : financer nos auteur·ices, numériser nos archives, développer notre plateforme et maintenir notre indépendance éditoriale.
Chaque don compte pour faire vivre cette passion commune du théâtre.
Nous soutenir
Précédent
Suivant
Précédent
29 Oct 2025 — DANS UN ARTICLE consacré au « corps dans ses prolongements»1, Nicole Mossoux proposait des exercices … Où il s'agissait de…

DANS UN ARTICLE con­sacré au « corps dans ses prolongements»1, Nicole Mossoux pro­po­sait des exer­ci­ces … Où il s’agis­sait de pré­par­er une bois­son, de pos­er le verre sur une table à prox­im­ité en veil­lant à…

Par Sylvie Martin-Lahmani
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total