Avant d’être un enfant, nous avons tous été un enfant à venir, de plus en plus présent au fur et à mesure que la gestation de notre mère devenait plus visible. Car une femme enceinte ne fait pas seulement une expérience intime et physiologique : son corps métamorphosé annonce et signifie autour d’elle une transformation à venir, et qui est loin de la concerner elle seule, ou son enfant.
L’anthropologie a régulièrement exploré la façon dont différentes sociétés symbolisent et ritualisent la gestation, « cet événement dont dépend leur continuité́ même, autour de ce moment extrêmement important où l’organisation sociale se rencontre avec une existence singulière1 ».En Occident, la longue tradition de l’iconographie chrétienne exprime jusqu’à la quintessence ce signe vers le futur que manifeste une grossesse : les représentations de Marie enceinte sont indissociables de la « bonne nouvelle » et du monde changé que promet son corps. Pourtant, malgré la place considérable des annonciations et des visitations dans l’imaginaire occidental, et leurs innombrables reprises jusqu’à aujourd’hui, les différents enjeux sociaux que noue la grossesse n’ont guère intéressé les sciences sociales en ce qui concerne notre civilisation.
Sans doute la médicalisation de la naissance, qui débute à la fin du XIXe siècle pour ne cesser de progresser, a‑t-elle décisivement contribué à circonscrire l’expérience de la femme enceinte à un vécu individuel, psychologique et physiologique, approché comme une pathologie transitoire. Le discours sur la grossesse, longtemps l’apanage des sages-femmes dans un espace social et symbolique dont les hommes étaient exclus, s’est dès lors dissous dans le savoir technique et scientifique de l’obstétrique. Ce tournant majeur a souvent été analysé ; mais si l’on trouve des ouvrages – pas si nombreux – d’histoire et de sociologie de la naissance, il n’y en a pas consacré à la seule gestation. Il est à cet égard symptomatique que la somme que constitue l’Histoire du corps de Georges Vigarello, Jean-Jacques Courtine et Alain Corbin, ne s’intéresse jamais centralement à la grossesse, abordée passim, mais à aucun moment envisagée comme une réalité anthropologique complexe, méritant elle aussi son histoire.
Pourtant, comme montre décisivement la philosophe américaine Jennifer Scurro dans un livre dont le titre seul fait bouger les lignes – The Pregnancy ≠ Childbearing Project : A Phenomenology of Miscarriage (Phénoménologie de la fausse couche) –, il s’agit bien là d’une situation et d’une expérience particulières, qui appellent une réflexion distincte de celles sur l’enfantement et la maternité. Beaucoup de femmes en effet, rappelle Scurro, ont été enceintes sans devenir mères, qu’elles aient vécu des fausses couches, avorté, ou perdu un enfant à la naissance. Ce qui – et c’est tout le propos du livre – révèle par là même la gestation comme une expérience à interroger pour elle-même : il faut pour cela, écrit-elle, désintriquer grossesse et maternité. Cette perspective nouvelle trouve d’ailleurs des échos récents en philosophie, une discipline qui a mis des siècles à s’interroger sur son rapport aux femmes, et qui aujourd’hui, sous l’impulsion de certaines autrices, a commencé à se pencher sur le « sujet enceint » (comme dans notre titre, une petite étrangeté linguistique crée ici un effet de distanciation bienvenu, nous faisant prendre conscience de la singularité métaphysique de l’expérience de la grossesse).
Cet impensé – anthropologique, sociologique, historique, philosophique – a son pendant dans le répertoire théâtral. La gestation en elle-même n’a pas intéressé non plus la scène – du moins jusqu’à une époque récente, puisqu’à partir des années 1960 et 1970 le débat public sur l’avortement change la donne. Dans cette rupture sociétale, la grossesse se révèle soudain multidimensionnelle : réalité tout à la fois politique, sociale, historique, philosophique en même temps qu’individuelle, elle commence à inspirer un certain nombre de fictions, romanesques, théâtrales, cinématographiques. Mais avant ? Que nous racontent les personnages enceintes du répertoire ?
Et tout d’abord, sont-elles rares ? Pas exactement. À l’exception bien sûr des contextes où les bienséances l’interdisent, la grossesse est loin d’être absente de la littérature dramatique. Elle constitue au contraire une péripétie de choix dans toute pièce où la sexualité des femmes est clandestine ou interdite : leur ventre est l’indice visible qui prouve l’existence d’une faute et enclenche le châtiment. De Dommage qu’elle soit une putain de John Ford ou Mesure pour mesure de Shakespeare à L’Éveil du printemps de Wedekind, cet engrenage conduit à la mort le personnage féminin : Annabella est assassinée par son frère et amant, Juliette est condamnée à mort, Wendla périt des suites d’un avortement organisé par sa mère. Dans les nombreuses pièces où elle joue dans l’intrigue ce rôle de révélateur et de catalyseur, la grossesse vient signifier la vulnérabilité sociale des personnages féminins, frappées d’opprobre jusqu’à la mort si elles tombent enceintes hors mariage ; leurs caractéristiques biologiques les soumettent sans échappatoire à la loi patriarcale. Leur utérus est un destin.
Ce topos bien connu constitue ce qu’on pourrait appeler une fonction dramatique de la grossesse : elle fait avancer l’histoire, qu’elle manifeste un avant (l’acte sexuel qu’elle met de façon obscène sous les yeux de la société) et/ou, plus rarement, renvoie à un après (le devenir mère du personnage). Les pièces qui vont nous intéresser ici sont au contraire celles – en très petit nombre – qui mettent en scène non l’avant ou l’après, mais le pendant de la gestation ; des pièces qui accordent, de manière fort atypique, une centralité à la personnage enceinte, et nouent ou révèlent un certain nombre d’enjeux autour de son état de grossesse. En d’autres termes, des pièces qui ne mettent pas seulement à leur agenda ce que le monde fait à une femme enceinte, mais ce qu’une femme enceinte fait au monde.
![Lequeu, Jean-Jacques (1757-1826), D’après nature [femme enceinte] : [dessin]](https://alternativestheatrales.be/wp-content/uploads/2025/12/Dapres_nature_femme_enceinte___.Lequeu_Jean-Jacques_btv1b53164350x_1-1024x626.webp)
![Lequeu, Jean-Jacques (1757-1826), D’après nature [femme enceinte] : [dessin]](https://alternativestheatrales.be/wp-content/uploads/2025/12/Dapres_nature_femme_enceinte___.Lequeu_Jean-Jacques_btv1b53164350x_1-768x469.webp)