L’enfant à venir ? Personnages enceintes (Shakespeare, Feydeau, Brecht )

L’enfant à venir ? Personnages enceintes (Shakespeare, Feydeau, Brecht )

Le 8 Déc 2025
Lequeu, Jean-Jacques (1757-1826), D’après nature [femme enceinte] : [dessin]
Lequeu, Jean-Jacques (1757-1826), D’après nature [femme enceinte] : [dessin]

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Lequeu, Jean-Jacques (1757-1826), D’après nature [femme enceinte] : [dessin]
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Avant d’être un enfant, nous avons tous été un enfant à venir, de plus en plus présent au fur et à mesure que la ges­ta­tion de notre mère deve­nait plus vis­i­ble. Car une femme enceinte ne fait pas seule­ment une expéri­ence intime et phys­i­ologique : son corps méta­mor­phosé annonce et sig­ni­fie autour d’elle une trans­for­ma­tion à venir, et qui est loin de la con­cern­er elle seule, ou son enfant. 

L’anthropologie a régulière­ment exploré la façon dont dif­férentes sociétés sym­bol­isent et rit­u­alisent la ges­ta­tion, « cet événe­ment dont dépend leur con­ti­nu­ité́ même, autour de ce moment extrême­ment impor­tant où l’or­gan­i­sa­tion sociale se ren­con­tre avec une exis­tence sin­gulière1 ».En Occi­dent, la longue tra­di­tion de l’iconographie chré­ti­enne exprime jusqu’à la quin­tes­sence ce signe vers le futur que man­i­feste une grossesse : les représen­ta­tions de Marie enceinte sont indis­so­cia­bles de la « bonne nou­velle » et du monde changé que promet son corps. Pour­tant, mal­gré la place con­sid­érable des annon­ci­a­tions et des vis­i­ta­tions dans l’imaginaire occi­den­tal, et leurs innom­brables repris­es jusqu’à aujourd’hui, les dif­férents enjeux soci­aux que noue la grossesse n’ont guère intéressé les sci­ences sociales en ce qui con­cerne notre civil­i­sa­tion. 

Sans doute la médi­cal­i­sa­tion de la nais­sance, qui débute à la fin du XIXe siè­cle pour ne cess­er de pro­gress­er, a‑t-elle déci­sive­ment con­tribué à cir­con­scrire l’expérience de la femme enceinte à un vécu indi­vidu­el, psy­chologique et phys­i­ologique, approché comme une patholo­gie tran­si­toire. Le dis­cours sur la grossesse, longtemps l’apanage des sages-femmes dans un espace social et sym­bol­ique dont les hommes étaient exclus, s’est dès lors dis­sous dans le savoir tech­nique et sci­en­tifique de l’obstétrique. Ce tour­nant majeur a sou­vent été analysé ; mais si l’on trou­ve des ouvrages – pas si nom­breux – d’histoire et de soci­olo­gie de la nais­sance, il n’y en a pas con­sacré à la seule ges­ta­tion. Il est à cet égard symp­to­ma­tique que la somme que con­stitue l’His­toire du corps de Georges Vigarel­lo, Jean-Jacques Cour­tine et Alain Corbin, ne s’intéresse jamais cen­trale­ment à la grossesse, abor­dée pas­sim, mais à aucun moment envis­agée comme une réal­ité anthro­pologique com­plexe, méri­tant elle aus­si son his­toire.

Pour­tant, comme mon­tre déci­sive­ment la philosophe améri­caine Jen­nifer Scur­ro dans un livre dont le titre seul fait bouger les lignes – The Preg­nan­cy ≠ Child­bear­ing Project : A Phe­nom­e­nol­o­gy of Mis­car­riage (Phénoménolo­gie de la fausse couche) –, il s’agit bien là d’une sit­u­a­tion et d’une expéri­ence par­ti­c­ulières, qui appel­lent une réflex­ion dis­tincte de celles sur l’enfantement et la mater­nité. Beau­coup de femmes en effet, rap­pelle Scur­ro, ont été enceintes sans devenir mères, qu’elles aient vécu des fauss­es couch­es, avorté, ou per­du un enfant à la nais­sance. Ce qui – et c’est tout le pro­pos du livre – révèle par là même la ges­ta­tion comme une expéri­ence à inter­roger pour elle-même : il faut pour cela, écrit-elle, dés­in­tri­quer grossesse et mater­nité. Cette per­spec­tive nou­velle trou­ve d’ailleurs des échos récents en philoso­phie, une dis­ci­pline qui a mis des siè­cles à s’interroger sur son rap­port aux femmes, et qui aujourd’hui, sous l’impulsion de cer­taines autri­ces, a com­mencé à se pencher sur le « sujet enceint » (comme dans notre titre, une petite étrangeté lin­guis­tique crée ici un effet de dis­tan­ci­a­tion bien­venu, nous faisant pren­dre con­science de la sin­gu­lar­ité méta­physique de l’expérience de la grossesse). 

Cet impen­sé – anthro­pologique, soci­ologique, his­torique, philosophique – a son pen­dant dans le réper­toire théâ­tral. La ges­ta­tion en elle-même n’a pas intéressé non plus la scène – du moins jusqu’à une époque récente, puisqu’à par­tir des années 1960 et 1970 le débat pub­lic sur l’avortement change la donne. Dans cette rup­ture socié­tale, la grossesse se révèle soudain mul­ti­di­men­sion­nelle : réal­ité tout à la fois poli­tique, sociale, his­torique, philosophique en même temps qu’individuelle, elle com­mence à inspir­er un cer­tain nom­bre de fic­tions, romanesques, théâ­trales, ciné­matographiques. Mais avant ? Que nous racon­tent les per­son­nages enceintes du réper­toire ? 

Et tout d’abord, sont-elles rares ? Pas exacte­ment. À l’exception bien sûr des con­textes où les bien­séances l’interdisent, la grossesse est loin d’être absente de la lit­téra­ture dra­ma­tique. Elle con­stitue au con­traire une péripétie de choix dans toute pièce où la sex­u­al­ité des femmes est clan­des­tine ou inter­dite : leur ven­tre est l’indice vis­i­ble qui prou­ve l’existence d’une faute et enclenche le châ­ti­ment. De Dom­mage qu’elle soit une putain de John Ford ou Mesure pour mesure de Shake­speare à L’Éveil du print­emps de Wedekind, cet engrenage con­duit à la mort le per­son­nage féminin : Annabel­la est assas­s­inée par son frère et amant, Juli­ette est con­damnée à mort, Wend­la périt des suites d’un avorte­ment organ­isé par sa mère. Dans les nom­breuses pièces où elle joue dans l’intrigue ce rôle de révéla­teur et de catal­y­seur, la grossesse vient sig­ni­fi­er la vul­néra­bil­ité sociale des per­son­nages féminins, frap­pées d’opprobre jusqu’à la mort si elles tombent enceintes hors mariage ; leurs car­ac­téris­tiques biologiques les soumet­tent sans échap­pa­toire à la loi patri­ar­cale. Leur utérus est un des­tin. 

Ce topos bien con­nu con­stitue ce qu’on pour­rait appel­er une fonc­tion dra­ma­tique de la grossesse : elle fait avancer l’histoire, qu’elle man­i­feste un avant (l’acte sex­uel qu’elle met de façon obscène sous les yeux de la société) et/ou, plus rarement, ren­voie à un après (le devenir mère du per­son­nage). Les pièces qui vont nous intéress­er ici sont au con­traire celles – en très petit nom­bre – qui met­tent en scène non l’avant ou l’après, mais le pen­dant de la ges­ta­tion ; des pièces qui accor­dent, de manière fort atyp­ique, une cen­tral­ité à la per­son­nage enceinte, et nouent ou révè­lent un cer­tain nom­bre d’enjeux autour de son état de grossesse. En d’autres ter­mes, des pièces qui ne met­tent pas seule­ment à leur agen­da ce que le monde fait à une femme enceinte, mais ce qu’une femme enceinte fait au monde. 

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Écrit par Anne-Françoise Benhamou
Anne-Françoise Ben­hamou est pro­fesseure en Études théâ­trales à l’ENS-PSL et dra­maturge.Plus d'info
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