Bien qu’ils soient plus souvent étudiés dans les réécritures de contes (Le Petit Chaperon rouge, Pinocchio, Cendrillon), l’enfance comme motif et l’enfant comme personnage traversent en réalité toute l’œuvre de Joël Pommerat. Qu’ils·elles soient pris au cœur des enjeux des adultes ou représenté·es seul·es, confronté·es à des êtres non-humains comme un loup, des fées ou des robots androïdes, ces jeunes protagonistes témoignent des questions autant philosophiques que théâtrales qui animent l’auteur-meteur en scène depuis ses début : comment représenter des êtres en construction, qu’est-ce qui donne le sentiment d’exister ?
L’enfance, un motif récurrent
Retraverser l’œuvre de Pommerat au prisme du motif de l’enfance révèle à quel point la famille, comme le monde du travail, est une structure actantielle récurrente : ce microcosme met en place rapidement des relations simples, facilement identifiables, grâce à des personnages fonctions (la mère, la petite fille, la maman de la maman dans Le Petit Chaperon rouge par exemple)1. L’enfant est représenté au cœur de cette cellule familiale, dans des liens de filiation, de projection imaginaire, de rapports éducatifs, d’émancipation ou de révolte. Avant même d’aborder l’enfant comme protagoniste principal dans la réécriture des contes, Joël Pommerat a exploré ces dynamiques existentielles et a évoqué l’enfance à travers de nombreux personnages d’adultes.
L’une des premières figures d’enfant marquantes dans le théâtre de J. Pommerat est Aymar dans Grâce à mes yeux (2002), un jeune adulte, fils du plus grand artiste comique du monde, qui ne sait comment succéder à son père. Aymar acquiert peu à peu la sensation qu’il ne peut plus se fier à lui-même et que les êtres qui l’entourent sont dans sa tête ; à mesure qu’il perd ses certitudes sur ses parents, le monde perd de sa réalité. Sont ainsi abordées les questions de l’héritage, de l’inné et du désir d’être soi. On retrouve ensuite dans Au monde (2004) d’autres adultes également en prise avec les rêves projetés ou les aveuglements de leurs parents : le père voit en Ori un grand militaire qu’il imagine lui succéder à la tête de l’entreprise familiale alors qu’Ori veut changer de vie et vient d’écrire un livre. Le livre passe de main en main sans être ouvert par aucun membre de la famille…
Cet enfant (2006) met à nouveau en jeu une majorité d’adultes pour aborder la complexité des liens de filiation. Issue d’une commande d’écriture de la CAF du Calvados et du CDN de Caen (Qu’est-ce qu’on a fait ? en 2003), la création a été précédée d’entretiens avec un groupe de femmes d’une cité d’Hérouville-Saint-Clair autour du thème de la parentalité. Dans cette pièce mosaïque, J. Pommerat tourne autour de son sujet, dont il révèle les multiples facettes à travers une dramaturgie du contrepoint et de la variation. Une série de renversements révèle la fragilité et la permutation possible des positions : un père méprisé, une mère méprisante, une femme enceinte pleine de projets, une femme qui veut donner son bébé à ses voisins, une femme qui accouche, une mère en reconnaissance à la morgue… Le spectacle saisit une série de tensions ordinaires et intenses propres aux liens entre parents et enfants : une petite fille de parents divorcés qui vouvoie son père qu’elle n’a pas vu depuis longtemps comme si elle ne le connaissait pas, un adolescent qui méprise la fatigue et l’échec de son père, une mère possessive qui met son fils en retard à l’école… Cet enfant est une pièce matrice quant aux motifs de l’enfant, de la norme et de l’idéal de soi qui traversent toute l’œuvre de Pommerat : « La mère idéale, le père idéal, l’enfant idéal, la famille idéale, toutes les vertus sublimes et les bons sentiments allant avec et qu’on risque finalement tous de prendre à un moment ou à un autre pour la réalité2. »
Projections et confusions entre le réel et l’imaginaire prennent une tournure tragique dans Les Marchands (2006) avec un enfant précipité du haut d’une tour pour obtenir la réouverture de l’usine dont dépendent tous·tes les habitant·es de la région. J. Pommerat réactive la figure mythique d’Iphigénie pour tracer en creux le portrait d’une mère qui n’a plus « le sens des réalités » et pour dénoncer l’idéologie contemporaine du travail comme valeur existentielle. Littéralement privé de parole dans ce spectacle où le récit est déroulé en voix off par une narratrice, l’enfant (infans) apparaît en scène telle une silhouette frêle, pris dans des configurations qui le dépassent et dont il subit les conséquences. Victime, il est l’objet et le révélateur de la folie et des contradictions des adultes. Dans Cercles/Fictions (2010) de même, les cris perçants d’un bébé la nuit suscitent des réactions contrastées de la part de la nourrice et de la mère, révélant l’ambivalence de cette dernière et la violence des relations de pouvoir entre patronne et domestique. Dans La Réunification des deux Corées (2013), la scène de la baby-sitter laisse penser que les enfants sont un fantasme indispensable au ciment du couple, tandis que la scène de l’instituteur déploie de manière complexe un questionnement sur le soin et l’amour portés aux enfants entre surprotection désincarnée et proximité abusive. Dans ces deux spectacles, les personnages d’enfants appartiennent pleinement à la diégèse, mais sans être représentés en scène.
Enfants d’aujourd’hui et contes d’autrefois

À l’inverse, dans les adapations de contes et récits, ceux duPetit Chaperon rouge (2004), de Pinocchio (2008) puis de Cendrillon (2011), l’enfant n’est pas seulement une figure révélatrice du positionnement des adultes et parents, mais un·e protagoniste principal·e, incarné·e sur scène par une comédienne de petite taille. Avec la réécriture moderne de ces « histoires d’enfants », qui ne sont pas uniquement des « histoires pour les enfants3 », J. Pommerat poursuit sa réflexion sur la filiation et les représentations. Il met en scène des enfants d’aujourd’hui, qui prennent l’initiative et se débattent avec verve contre les peurs et les exigences des adultes. Le Petit Chaperon rouge n’est pas envoyée chez sa grand-mère, mais désire ardemment y aller et en est empêchée par une mère débordée et protectrice. La réalisation d’un flan (en lieu et place d’une galette) est une première épreuve à franchir avant de pouvoir se lancer sur le chemin hors de la maison. J. Pommerat reprend la plupart des grandes étapes des récits initiatiques de Perrault et Collodi, mais il modernise les protagonistes : Chaperon est une petite fille dégourdie, assez lucide sur son désir de devenir une femme et qui argumente face au loup pour ne pas être dévorée. Pinocchio incarne un individualisme triomphant, aveugle et matérialiste, convaincu de pouvoir se suffire à lui-même et de prospérer selon sa nature. Il fait l’apprentissage de la relation aux autres et au monde (qui n’est pas à sa seule disposition) à travers une série de mauvaises rencontres (voleurs, meurtriers, mauvais élève et mensonges du pays de « la vraie vie »). Sandra, dans Cendrillon, n’est pas une pure et bonne demoiselle, mais une pré-adolescente en souffrance et légèrement névrosée, qui ne fait pas son deuil et se punit d’oublier sa mère.


